Hajar Azell, Le sens de la fuite : un roman entre l’expérience vécue et le vécu de l’expérience

 

 

Le rôle du journaliste, écrivait Albert Londres, consiste « à porter la plume dans la plaie » du monde ou, comme le dit l’un des personnages du nouveau roman de Hajar Azell, Le sens de la fuite, à « effacer l’insupportable imperfection du réel ».

Alice va se dédier corps et âme au métier de grand reporter.

À Bassem, un journaliste égyptien qu’elle connaîtra sur place, elle dira qu’elle fait partie de ce qu’on appelle « la génération printemps arabe ».

Vu de cet angle, ce récit pourrait se lire comme une suite d’événements déjà consignés par l’Histoire récente, des événements qui ont fait la une des journaux à partir de 2010, l’année du début des contestations populaires produites dans de nombreux pays du monde arabe et connue par ce syntagme, allusion au printemps des peuples de 1848 ou au printemps de Prague de 1968.

Rappelons en revanche qu’il s’agit dans le cas de ce roman d’une œuvre littéraire, c’est-à-dire d’une projection du réel reflétée dans le miroir d’une fiction souveraine dont nous devons suivre les traces imprégnées dans les yeux de ses protagonistes, et plus spécialement dans ceux d’Alice, son héroïne.  

Cette structure romanesque d’une architecture d’horloger repose sur l’équilibre subtil entre deux paradigmes : l’expérience vécue et le vécu de l’expérience.

Elles permettront à la narration de croître grâce à des successions qui précipitent les personnages dans le feu de l’action et à des moments où ces mêmes êtres agissants sont confrontés à leur ressenti, aux reflets des battements du monde qui mettent leur empreinte sur la surface sensible de leur propre conscience.

Rendre témoignage est avant tout pour Alice répondre à cette évidence qui s’impose comme une urgence : « L’Histoire est en train de s’écrire et elle veut la raconter ».

Elle n’hésitera pas « à faire de l’horreur son métier », se forgeant une image de « miraculée » de « survivante ». Son courage est soutenu partout où elle va par celui de toute la jeunesse beyrouthine, alépine, cairote ou oranaise qui ne cesse de clamer ses revendications, son désir de liberté, sa foi. Chacune de ces rencontres laissera des traces indéniables sur sa carrière, mais surtout sur sa personnalité.

Hajar Azell prouve ainsi son indéniable capacité de rendre compte des soubresauts de l’Histoire. Elle hisse son roman au rang de témoignage vivant, tout en ouvrant ses pages aux événements et aux idées qui animent leurs protagonistes.

Le sens de la fuite devient un véritable réservoir de mémoire vive, traçant en même temps avec beaucoup de précision la cartographie d’un monde qui tente de faire naître à la lumière du jour leur rêve de liberté.

Bassem incarne sans doute l’image la plus puissante de courage et de sacrifice pour la cause qu’il défend. Son histoire permet à Hajar Azell de rendre compte de manière troublante des agissements du régime des moukhabarat et, par extension, de tous les régimes totalitaires dans le monde.

À cette urgence du témoignage, se rajoute le thème de l’exil, d’el ghorba.

Le titre du roman en explique sans doute le sens qui se cache derrière ces mots d’Alice :  Mais les fuites finissent toujours par tracer un chemin. C’est donc sur les traces de ce chemin qu’elle va nous inviter à l’accompagner. Partir pour mieux se retrouver sera pour elle le mot d’ordre qu’elle devra désormais suivre, oppressée par un présent orphelin d’idéaux et de rêves. Son credo repose dans ces mots simples, mais ô combien puissants : Je n’écouterai que ceux qui disent : fuis la vie sans horizon, la vie triste, la vie qui s’atrophie.

L’exploration du monde laissera sa place à la découverte de soi, examen qui se passe dans son cas sous la bienveillante figure tutélaire du père. Rabîe, l’ancien éditeur oranais exilé en France, amoureux inconditionnel des livres, laissant derrière lui un nombre impressionnant d’ouvrages qu’Alice se promet de lire pour mieux retrouver ce père mystérieux « au rire étouffé et mélancolique ».

La rencontre avec Ilyes, un jeune réfugié, lui-même oranais, justement, fera grandir dans l’esprit d’Alice le désir de visiter l’Algérie, sur les traces de son père. Ce chapitre tout aussi passionnant, tout aussi dense que ceux de ses reportages, ouvre des pistes d’où vont surgir de nouveaux drames qui ont comme personnages les nombreux candidats à l’exil, et comme illustration leurs tragiques disparitions en mer.

Wassyla en est l’illustration de ce courage et de naïveté. On apprendra à la connaître et à s’attacher sans doute à sa cause, comme on comprendra la signification du voyage qu’elle va entreprendre, en croisant celui d’Alice.

Le sens de la fuite va au-delà du statut de roman d’apprentissage. Alice, son personnage central, a déjà fait l’expérience du réel et a déjà goûté le fruit amer de l’Histoire. Pour elle, le retour à ses racines opère comme un baume réparateur dans l’architecture de son être et surtout dans celle du souvenir paternel, cherchant sur les sentiers secrets de sa mémoire « le destin déchu de son père ».

Le sens de la fuite est plutôt une œuvre réparatrice, une révérence littéraire, une illustration du nécessaire et bénéfique retour aux sources.

Dan Burcea©

Crédits photo : F. Mantovani © Gallimard

Hajar Azell, Le sens de la fuite, Éditions Gallimard, 2025, 224 pages. 

Print Friendly, PDF & Email
Partagez cet article