Pierre Joannon – Correspondance avec Michel Déon : Une amitié de quarante ans avec l’auteur d’Un taxi mauve

           

             Le 28 octobre 2011, à la brasserie Chez Francis, Place de l’Alma, où nous étions convenus de nous retrouver pour déjeuner, Michel Déon m’offrit le volume réunissant les lettres que Félicien Marceau et lui avaient échangées entre 1955 et 2005. Sous le titre, De Marceau à Déon, de Michel à Félicien, il avait écrit « et de Déon à Joannon ». Allusion à un échange épistolaire inauguré, celui-là, le 10 juillet 1973 et clos le 7 décembre 2016, trois semaines avant la mort de l’auteur d’Un Taxi Mauve, à Galway, dans l’ouest de l’Irlande. Cette correspondance comprenait plus de quatre cents cartes et lettres, sans compter celles qui s’égarèrent au fil des ans. Je l’avais fait dactylographier, y ajoutant quelques notes explicatives, et l’avais offerte à Michel Déon lors de son quatre-vingt-seizième anniversaire, que nous avions fêté à Ashford Castle, sur les bords du lac Corrib, le 4 août 2015.

              En 1973, Michel Déon avait cinquante-quatre ans et j’en avais trente. Je lui avais envoyé l’Histoire de l’Irlande que je venais de publier chez Plon. Je ne me souviens plus de la dédicace que j’avais dû méditer longuement. Était-elle sobre ou reflétait-elle la fervente admiration que je vouais depuis toujours à l’auteur de Je ne veux jamais l’oublier, livre que je n’ai cessé de lire et de relire jusqu’à aujourd’hui, et de ces Poneys sauvages que je tiens pour une des œuvres majeures du vingtième siècle ? Pendant deux ans, le sort s’acharna contre nous : chaque fois que j’étais en Irlande, Michel Déon était à Spetsai ou à Paris, et lorsque je passais par Paris, il était dans le comté de Galway ou Dieu sait où. Nous fîmes enfin connaissance à Tynagh, dans son presbytère irlandais, au mois d’août 1975. Une amitié naquit : elle reste un des cadeaux les plus précieux qui m’ait été prodigué par la vie, le hasard ou la divine providence !

            Je ne devais jamais regretter l’audace et la persévérance dont je fis preuve durant ces deux années d’approches infructueuses. Et je me sentis conforté, dix ans plus tard, en lisant dans Bagages pour Vancouver le récit de la visite manquée de Déon à Giono : « J’aurais pu frapper à sa porte. Il m’aurait reçu, ou prié de passer l’après-midi s’il travaillait, mais je n’ai pas osé, regrettant bien après cette réserve qui tenait à mon respect pour l’homme et son œuvre. Plus tard, j’ai compris à Spetsai ou en Irlande quel plaisir réel est la visite impromptue d’un jeune homme qui se présente les mains nues, a mille questions à poser, repart sans en avoir risqué aucune et sans se douter qu’il m’a innocemment apporté la preuve que les mots sont vivants ».

            Nous devions nous voir souvent, en Irlande où nous étions voisins, lui à Tynagh dans le sud du comté de Galway, moi à Clonbur à la frontière entre le Galway et le Mayo, mais aussi à Paris et sur la Côte d’Azur où il aimait nous rendre visite à la villa « Les Chênes Verts » au bout du Cap d’Antibes, ma maison de famille, ou dans le quartier de la Californie à Cannes où nous avions transféré nos pénates. Je l’avais aisément convaincu de prendre les rênes du Prix littéraire de la ville d’Antibes Jacques Audiberti. Il assuma fort consciencieusement cette responsabilité pendant dix-huit ans, orientant nos choix vers les écrivains du pourtour méditerranéens les plus dignes d’être reconnus et honorés.

            Du prix Audiberti, de l’Irlande dont nous étions l’un et l’autre tombés amoureux, et des livres qui tissaient l’ordinaire de nos jours, il est beaucoup question dans cette correspondance à bâtons rompus qui n’est pas sans rappeler les échanges épistolaires entre Jacques Sauvage, le narrateur de Je vous écris d’Italie, et le capitaine de Cléry, son ancien commandant de compagnie : “Le ton de continuelle raillerie qui était de mise entre eux les préservait des lieux communs de l’amitié et réglait leurs rapports sur un pied d’égalité”.

             Elle se prolongeait, à l’occasion, en coups de téléphone rapides et, plus rarement, en courriels dictés à Chantal, son épouse. Enfin, il y avait, pour sceller cette amitié vieille de quarante ans, les retrouvailles annuelles dans l’ouest de l’Irlande au cours desquelles nous refaisions le monde à grandes rasades d’Irish whiskey et de vodka russe. En feuilletant le livre d’or d’Ard na Locha, notre thébaïde des bords du lac Corrib, ce n’est pas sans une vive émotion que je retrouve, tracés de sa fine écriture parfois difficilement lisible, ces mots qui résonnent comme un adieu : « Cher Pierre, chère Annick, indispensables amis, avec toute ma gratitude pour ces heures passées ici à rêver et parler, devant un des plus somptueux paysages de notre Irlande »(5 août 2013) ; « Je pars avec tant de merveilleux souvenir que j’ai le sentiment de rajeunir grâce à vous deux, à votre générosité et votre affection »(24 août 2013) ; « Où trouver les mots pour vous remercier de tout et de l’amitié qui aide à supporter les vieux jours tard venus et sans beaucoup de pitié. Et puis nous parlons gaiement de ‘notre’ Irlande, la vraie, l’unique »(5 août 2014) ; « Merci, chers amis, qui savez si bien mettre un peu de gaieté dans la vie à une époque trop fragile, et recevoir comme des princes dans une maison et un jardin édéniques » (5 août 2016).

           Le mémorialiste de Cavalier, passe ton chemin n’aura pas eu le temps de vider sa bouteille de vodka. Elle reste, à demi entamée, dans le bar d’Ard na Locha. Comme si Michel Déon devait revenir, comme à l’accoutumée, fêter son anniversaire dans ce belvédère sur le Corrib qu’il avait tant aimé de son vivant.

Pierre Joannon

Michel Déon de l’Académie française et Pierre Joannon, Correspondance 1973-2016, Éditions La Thébaïde, 2025.

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