
Avec La mort du procureur impérial : Latouche et l’affaire Fualdès – 1817-1818, Frédéric Vitoux de l’Académie française nous livre une synthèse de son art d’écrivain et un condensé de son univers romanesque illustré à la fois par les thèmes qu’il affectionne et par le choix de ses personnages. Tout y est dans ce tome qui ouvre en grand les portes de l’œuvre littéraire capable de rendre compte de la réalité et surtout de la manière dont l’Histoire agit sur les hommes et les événements qui les engloutissent ou les magnifient.
Loin de s’agir d’un travestissement du réel, sa démarche renvoie plutôt à une transfiguration, à une épiphanie qui captive ses yeux attendris devant les souvenirs d’un monde « de rencontres ou de découvertes soudaines et exaltantes », tel qu’il l’évoque dans Longtemps, j’ai donné raison à Ginger Rogers (2020).
Écrivain insulaire, l’auteur a souvent fait l’éloge de l’espace protecteur de l’Île Saint-Louis qui l’a vu naître et où il continue de vivre dans la même maison qui respire encore aujourd’hui le parfum subtil d’une présence qui s’étend sur trois générations. Ce cadre clos, protégé par ses frontières aquatiques, met en exergue les vertus d’un espace sécurisant et apaisant, tout en étant propice à des événements inattendus et au mystère. Cette ambivalence est déjà perceptible notamment dans Jours inquiets dans l’Île Saint-Louis (2012), où cette île « chargée d’histoire mais sans histoires » peut receler des faits pour le moins surprenants.
Dès lors, écrire devient pour lui non seulement une nécessité, mais aussi une urgence, celle de dompter le temps qui passe et qui finit par rendre les habitants orphelins, comme c’est le cas dans l’Assiette du chat – Un souvenir (2023). Le roman sert ainsi à « repeupler » des chambres dont il est inutile d’essayer « d’ouvrir des portes dérobées, sans risquer cette fois d’importuner qui que ce soit.
Son credo littéraire ?
En 1936, Camus notait dans ses Carnets : « Si tu veux être philosophe, écris des romans ».
Dans le cas de Frédéric Vitoux, ce n’est pas tant son intérêt pour la philosophie stricto senso qu’il convient d’examiner, mais plutôt sa fascination pour l’expérience humaine, cette aventure ontologique suspendue entre passé et présent qu’il explore avec la persévérance d’un arpenteur infatigable.
Pourquoi écrit-on ? À cette question, le romancier académicien répond dans L’Express de Bénarès (2018) : « On écrit par consolation ou par compensation ». Dans l’Assiette du chat – Un souvenir » Frédéric Vitoux note cette phrase : « Seul m’émeut le silence qui rôde autour de mon grand-père et surtout de mon père ».
Ce silence évoqué presque systématiquement dans son œuvre romanesque, comme, d’ailleurs, dans ses biographies – celle de Céline ( La vie de Louis-Ferdinand Céline, 1988, rééd. 2023), mais aussi dans « l’essai passionné et vagabond » dédié à Manet (Voir Manet, 2013) –, mérite une attention particulière en raison de ses multiples connotations. Entre incompréhension et curiosité, mystère et regrets, nostalgie et un regard empreint de tendresse, entre la force affective que recèle tout objet vivant au sein de la mémoire secrète qui hante son écriture, ce sentiment se rapproche de l’émoi et s’empreint de remords lorsqu’il descend dans les profondeurs de ses souvenirs.
L’acte d’écrire se manifeste chez lui comme un exercice itératif, continuellement remodelé et enrichi à l’intersection du réel et de la fiction. Il n’est guère surprenant qu’il adhère pleinement à l’affirmation selon laquelle, en l’absence de preuves historiques tangibles, l’écrivain trouve une plus grande liberté dans l’invention fictionnelle, allant même jusqu’à la privilégier par rapport à une réalité lacunaire. Dans Clarisse (2008), Frédéric Vitoux illustre cette idée par une interrogation : « La meilleure façon de comprendre le passé, n’est-ce pas encore de le réinventer ? »
Briser l’héritage du silence et franchir la frontière d’une insularité capable d’alimenter un nombre suffisant de récits évocateurs furent aussi, pour ainsi dire, des occasions propices à le faire sortir de ce havre de paix et de prendre le large dans des cycles romanesques comme ceux dédiés à l’Italie ou à des mélanges d’Histoire et de fiction autour de personnalités comme Stendhal, Rossini, Diderot, Falconet, Jean-Marie Levet, le poète oublié et aujourd’hui Fualdès, ce procureur impérial disparu dans d’atroces circonstances.
Il y a chez Frédéric Vitoux une préoccupation, peu mise en exèrgue jusqu’ici qui ponctue le canevas de son oeuvre. Il s’agit de la relation implicite, selon lui, entre le réel et la fiction, lien qu’il illustre par l’exemple du syndrome de Balzac qui sur son lit de mort pense que seul le docteur Bianchon pourrait le sauver, alors que ce médecin n’existe pas, il n’est qu’un personnage né de sa propre imagination. Partant de ce constat, Frédéric Vitoux pose la question autrement, en se demandant en sens inverse dans quelle mesure l’écriture peut hisser au rang de personnage de littérature l’être devenu familier par le hasard qui nous offre la chance de rencontrer, voire les situations ne s’ayant jamais produites de la manière dont elles nous ont été racontées. La Comédie de Terracina (1994) n’était-elle pas le théâtre d’une rencontre improbable entre Henri Beyle qui a quitté Rome pour Naples et s’arrête à Terracina où il croise Gioacchino Rossini ? On le sait, dans l’art, au théâtre et en littérature, le réel a souvent la délicate sagesse de s’éffacer.
La mort du procureur impérial qu’il vient de publier aux Éditions Grasset incite sa curiosité. Son sous-titre Latouche et l’affaire Fualdès – 1817-1818 et sa couverture illustrée par l’esquisse de Géricault intitulée Transport du corps de Fualdès complètent l’ensemble.
On retrouve la curiosité habituelle de l’auteur, la même attraction pour une affaire qu’il appelle « vivante » se nourrissant « des flocons d’incertitude [qui] ne cesseront de tourbillonner autour du cadavre, de nous fasciner, de nous le rappeler et de nous la masquer à la fois ». Elle le pousse « à se prêter à ce jeu […], rêveur émoustillé par tant d’énigmes ».
Et pourtant, ce crime horrible d’un dignitaire de l’État et ce procès dont même aujourd’hui, on ne peut émettre que « des hypothèses, rien que des hypothèses » resteront dans les annales comme un mystérieux et pour beaucoup de raisons – politiques ou autres – cas d’erreur judiciaire. Bastide et Jausion qui seront accusés à tort dans deux procès bâclés, à Rodez et ensuite à d’Albi en payeront les frais aux prix de leurs vies.
Se contenter de relater les faits, en reprenant ce que Fualdès et d’autres après lui ont fait, n’aurait abouti pour Frédéric Vitoux qu’à décrire « la part monstrueuse du crime » sans lui permettre d’aller au plus profond des événements et des âmes qui s’y débattent sans espoir. Refaire le procès à une distance de plus de deux siècles et au gré des méthodes d’informations qui privilégient aujourd’hui l’actualité en continu aurait été inconcevable pour un romancier de son envergue.
Au lieu de cela, il fait entrer en scène Henri de Latouche, journaliste et homme de l’ombre. Le portrait que le narrateur fait de lui en dit long : un personnage à part qui choisira d’exercer son pouvoir « en arrière de la scène et en toute discrétion », qui « préfère rester caché » et « jouir de son influence […] comme un avare chérit son or, dans la solitude ».
C’est lui qui proposera à l’imprimeur-libraire Pillet qui a pignon sur rue à Paris, au 5, rue Christine de publier les fascicules et les reportages qu’il va écrire sur le procès en cours des assassins présumés de Fualdès. Il se veut impartial. Ce n’est pas par hasard qu’il signe ses articles avec le sténographe parisien. Il promet de ne relater que les faits, « rien que les faits ».
Réussira-t-il à aller au-delà de « l’immuabilité mensongère du récit que l’on répète à l’envi » et qui va passionner les curieux depuis le début du XIXe siècle et jusqu’à aujourd’hui ? L’exemple de Latouche est emblématique pour ce que nous appelons aujourd’hui le mécanisme médiatique et le reportage sur une chaîne d’information en continu. Tout paraîtrait, pour ainsi dire, dans l’ordre des choses, si Latouche serait présent dans la salle des audiences et enverrait à son éditeur ses feuilletons. Or, il n’y est pas. Il se trouve bel et bien à Paris et ne fait que compulser les retranscriptions officielles du procès « dans le seul but de transformer une matière brute en un document intelligible et synthétique à l’intention de ses lecteurs, pas d’avantage… »
Nous sommes, à travers cette opération de retranscription, dans une démarche d’adaptation du réel pour nourrir la curiosité des lecteurs. Latouche, nous dit Frédéric Vitoux, est plus qu’un simple copiste, il est à la fois « un envoyé très spécial » se contenant « de mettre en lumière ou de réorganiser les documents bruts à sa disposition » et un fin lettré. Une vraie fabrication de l’information, en fait.
Cela explique l’intérêt particulier que va susciter en lui l’apparition dans le déroulement du procès de Clarisse Manzon. Qui est cette femme, un simple témoin, une coupable, « une innocente machiavélique » dans le pur esprit romantique « qui a voulu se rapprocher des feux de l’enfer » ? Une prisonnière ? Sa personnalité interpelle Latouche qui sent l’intérêt que celle-ci va susciter sur les lecteurs de ses feuilletons. Il le pense vraiment : « Voilà un vrai et complexe personnage. Elle est digne d’être hissée, oserait-on dire, à la dignité d’un être de fiction ». Plus encore, il lui proposera d’écrire ensemble ses Mémoires. Mais Clarisse Manzon s’avère être une femme à la santé mentale chancelante, « une personnalité histrionique » qui ne pense qu’à sa gloire et qui se rétracte sans cesse dans ses dépositions, « une héroïne de roman noir », ayant tendance « à se construire tour à tour des demeures mentales féeriques et légères dont elle était la reine ». Ainsi, reniera-t-elle-même ses propres écrits, risquera-t-elle sa liberté, voire sa vie pour ce maladif besoin d’être au centre de l’attention de tous ? Le lecteur aura l’occasion de l’apprendre au cours de la lecture de ce livre.
Pour l’instant, une autre interrogation s’impose concernant cette femme : de quoi, de qui sa personnalité serait-elle l’écho dans ce siècle romantique ? Il faut sans doute chercher, car, comme le souligne Frédéric Vitoux dans Les Désengagés (2015) : « Les personnages de fiction n’engagent pas seulement un dialogue avec ceux qui les inventent ou ceux qui les lisent. Ils se répondent entre eux. D’un siècle à l’autre, parfois. »
Le XIXe siècle, ne l’oublions pas, est le siècle du romantisme, comme nous venons de le dire. À ce sujet, Frédéric Vitoux dédie une bonne (dernière) partie de son livre pour nous introduire dans le cœur même de la naissance de ce mouvement littéraire, en plaçant Latouche au premier rang des promoteurs de ce courant littéraire. N’est-ce pas lui qui découvrira le poète André Chénier, qui encouragera et imposera dans le paysage littéraire Marceline Desbordes-Valmore? Qui influencera Alfred de Vigny et dissuadera George Sand de renoncer à son travail d’aquarelliste et de se dédier à l’écriture ? « Mon seul orgueil – écrit écrit-il, justement – se compose en littérature de deux souvenirs : avoir édité André Chénier et empêché George Sand de s’occuper de portraits à l’aquarelle. »
Et puis, il ne faut pas oublier Fragoletta, le roman injustement oublié de Latouche et qui est, selon le témoignage de Frédéric Vitoux, l’objet littéraire dont le souvenir de jeunesse de la bibliothèque de son grand-père, le docteur Georges Vitoux, l’aida à se décider à écrire le présent livre.
Rien d’étonnant, si l’on pense à ses souvenirs qui ressurgissent en permanence devant sa mémoire : les vers d’un Henry JM Levet et ses Cartes postales, Bébert, le chat de Céline, la façade d’un restaurant en pleine Île Saint Louis, des négatifs sur ver de clichés pornographiques, le doux souvenir de Clarisse, la figure du père, l’image de la grand-mère, de la mère aussi dans J’ai toujours donné raison à Ginger Rogers, l’assiette du chat et tant d’autres qui font de Frédéric Vitoux un des plus grands romanciers contemporains ayant mis le souvenir au centre de son univers romanesque.
Dan Burcea
© photo : JF Paga pour le portrait de Frédéric Vitoux
Frédéric Vitoux de l’Académie française, La mort du procureur impérial : Latouche et l’affaire Fualdès – 1817-1818, Éditions Grasset, 2025, 320 pages.