Xavier Le Clerc, Le pain des Français : un roman comme un suaire

 

 

Le quatrième roman de Xavier Le Clerc, intitulé Le pain des Français et récemment publié par les Éditions Gallimard, se distingue incontestablement par son ton plus abrupt, sombre et profondément introspectif, à la manière d’un Dostoïevski. Il s’inscrit sous le signe de « la guerre, la boue et les rats », une trinité qui domine l’ensemble de son œuvre, selon l’auteur lui-même.

Il ne s’agit pas d’un récit ordinaire, mais plutôt d’un véritable champ de mines ou d’un suaire littéraire. Cette tonalité est illustrée dès l’incipit par cette phrase choc : « Ici, on ne vend pas le pain des Français aux bougnoules ! » — une expression percutante et rhétoriquement explosive.

À la question « Ça parle de quoi vos romans ? », la réponse reste mystérieuse : « De la valeur relative d’une vie. » Faut-il sans doute ajouter ce souvenir comme une confession de l’enfant solitaire devenu l’écrivain d’aujourd’hui : « Je m’évadais de la brutalité des tours de béton, des garçons de mon âge et de mes deux grands frères. » Il y aura pourtant un grand frère, découvert plus tard dans ses romans et dans son combat, et ce sera Albert Camus. Mais n’anticipons pas !

Écrit à la première personne du singulier, le roman de Xavier Le Clerc s’adresse à une interlocutrice rencontrée métaphoriquement pour la première fois sur la terrasse d’un café, dans un article de presse, « article sur la conquête de l’Algérie ». Elle s’appelle Zohra, une enfant, une « particule scintillante » d’une découverte parmi les réminiscences de sa mémoire, un souffle qu’incarne le mot kabyle adthou qui signifie le vent. Zohra est un spectre, et, pour lui adresser la parole, il faut, comme Hamlet, parler à son crâne qui repose, avec des milliers d’autres crânes indigènes, dans les sous-sols du musée de l’Homme, à Paris. 

L’auteur avoue que ces fantômes s’invitent souvent dans ses pages : « Tant de fantômes décapités ou défigurés, oubliés dans les brumes du temps, dont les voix éteintes et le sang desséché noircissent chacune de mes pages, comme autant de suaires ».

La découverte du crâne de Zohra, ainsi que l’histoire tragique de son assassinat en 1845, où son innocence fut sacrifiée sur l’autel d’une conquête coloniale d’une extrême violence, symbolise un moment fondateur marquant une rupture irréconciliable entre deux civilisations. Cette fracture est aussi profonde que le crime fratricide biblique entre Caïn et Abel. Il n’est pas fortuit que le souvenir de cette fillette assassinée au bord d’un ruisseau — symbole de pureté et de baptême sacrificiel — resurgisse dans la mémoire du narrateur depuis la nuit des temps.

Ce passage narratif, cette émergence mémorielle offrent à l’intrigue une occasion idéale pour une double quête, à la fois personnelle et historique : celle d’une famille émigrée coupée de ses racines, et celle d’une Histoire marquée par la violence inouïe de la colonisation ainsi que par le difficile et long chemin vers une réconciliation improbable. Le dialogue incessant entre le narrateur et le crâne de Zohra, symbole ô combien tragique, confère au récit sa force dramatique qui ne cesse d’alimenter ce cri de douleur et de révolte vieux de près de deux siècles.

La langue du narrateur se veut « mystique et souterraine », hésitante comme celle « d’une interprète qui cherche ses mots ». Plus tard, le narrateur éprouvera la même difficulté à trouver les mots justes pour reconstruire des ruines de l’Histoire la figure lumineuse de sa muse innocente : « Te parler ou t’écrire, Zohra, mais par quoi commencer devant tes orbites creuses, aux prunelles jadis habitées par la lumière de nos montagnes et qui, le temps d’une razzia, se remplirent de flammes comme des fenêtres ouvertes sur l’enfer ». Il finira par avouer : « Je suis devenu un écrivain fou m’adressant à toi, Zohra, qui reste si souriante ».

La gravité du discours ne faiblira pas, au contraire ! Passer en revue les évènements de l’histoire kabyle, de la colonisation et jusqu’à l’indépendance de l’Algérie, est pour le narrateur un exercice douloureux et rempli d’interrogations. Une en plus qui rappelle cette obsession pour les trophées sanglants, ces crânes ou des ossements, comme des reliques de la passion criminelle de l’homme guerrier qui veut s’assurer de sa légitimité qu’il sait déjà contestée et contestable à jamais.

La réflexion du romancier-narrateur est pleinement justifiée. Il s’interroge : « Quelle part de ma vie y a-t-il dans cette tête-là » ? La réponse est beaucoup plus complexe qu’un simple détour psychanalytique, car il ne s’agit pas d’une réflexion à simple portée personnelle, mais de toute une génération, des générations plutôt, restée(s) prise(s) en otage. D’où la question insondable : « Quelle rançon devrions-nous payer pour enfin nous libérer ? »

De cette vision globale de l’Histoire, Xavier Le Clerc réussit à faire un pas de côté pour nous parler des thèmes qui le préoccupent depuis toujours, sa famille, son enfance, ses parents, son père surtout, mais aussi sa mère, ses frères et sœurs, son identité. La traduction de son patronyme s’est retournée comme un boomerang contre lui, un sentiment « non pas de honte mais de fierté contrariée ».  « L’héritage de mon père – nous dit-il – ne pouvait se réduire à un patronyme ni a du folklore ».

Au fond, s’il fallait résumer ce roman, il faudrait retenir cette phrase adressée à Zohra qui en dit tout sur les enjeux de la littérature devant les drames humains : « Si la littérature n’a pas de prise sur ce qui t’est arrivé, elle ne peut que défier l’oubli ».

Et cette phrase de fin traversée par le frisson d’une beauté fulgurante : « Et tu emportes à jamais, dans ton vertige, la beauté d’un monde qui a la pointe du jour devait disparaître »

Dan Burcea

Photo F. Mantovani © Gallimard

Xavier Le Clerc, Le pain des Français, Éditions Gallimard, 2025, 144 pages.

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