Interview. Alain Hoareau : « Je crois que le propre des « gens heureux » est de restituer  à l’autre la voix qui lui appartient »

 

Alain Hoareau publie Les gens heureux aux Éditions L’Harmattan. Ce roman court manie avec aisance la contemplation empreinte de poésie de  l’être aimé et la joie qui se dégage d’une promesse de bonheur ressentie comme « la chose la plus profonde qui existe ». L’écriture devient « une encre sonore » qui accompagne l’histoire de ses personnages vers un effacement des distances et une réécriture de la vie sous le ligne de « la liberté de choisir ».

Le titre de votre roman sonne comme une belle promesse de lecture et comme une invitation à ce que votre narrateur appelle « se sentir exister de ce côté du monde ». Quelle passion, je dirai même quelle ardeur de vivre exprime-t-il ? Et quelle promesse ?

Plus qu’une promesse, je dirais qu’il s’agit d’un état et on verra tout au long du livre ce qui a permis à ces gens heureux d’y parvenir et qui leur a donné en quelque sorte un côté inatteignable. Ce n’est pas pour autant une forme de béatitude, mais une lucidité, un regard à la fois intérieur et extérieur qui les porte vers l’action, vers le monde auquel ils appartiennent.

Si le fil narratif impressionne par sa discrétion, ne retenant que l’essentiel des faits au rythme des cadences et des rencontres, les réflexions, les échanges et le besoin appuyé de tout consigner dans un journal donne à votre récit une consistance poétique et une intériorité particulière. Que pouvez-vous nous dire de cette répartition, de cet équilibre, entre ces deux parties qui composent le fil de votre roman ? Connaissant votre passion pour la poésie et les arts, ne s’agit-il pas d’une particularité propre à votre écriture ?

Vous savez, ma première langue d’expression artistique est la musique. C’est un langage à la fois horizontal et vertical, dont la structure est l’expression même du sens. Il peut se passer tant de choses à la fois dans dix secondes de musique, comme il se passe tant de choses à la fois dans l’instant d’une action que nous entreprenons, aussi bien en nous qu’extérieurement à nous. C’est tout simplement de la polyphonie et en effet c’est ce jeu-là que je tente de retranscrire. Il s’agit de condenser plus que d’étaler pour être au plus près d’une vérité comme c’est le cas également pour la poésie.

Ce décor épuré, ce monde essentialisé où tout se résume à l’instant vécu ressemblent bien à vos personnages. Pourriez-vous nous les présenter sommairement avant leur entrée en scène ? Qui sont-ils et en quoi peuvent-ils affirmer que leur rencontre est due à un heureux hasard ?

Prenez deux personnages. Ils n’ont d’autres noms dans le livre que Elle et Lui. Ils sont à la fois très précis et suffisamment vagues pour qu’on ne puisse pas les considérer comme des cas uniques. Rien ne pouvait laisser supposer qu’ils puissent se rencontrer un jour : éloignement géographique, milieu professionnel différent, etc. Lui, écrit et Elle gravite entre autre dans le monde des livres, mais ce n’est pas pour autant leur activité première et c’est à partir de là que l’action se joue et leur vie bascule. Il y avait une chance sur des millions  pour que cela put arriver.

Presque chaque page de votre roman propose des éléments de réflexion qui jalonnent, comme nous le disions plus haut, les états d’âme de vos vos personnages. Je vous invite à nous pencher sur quelques-uns. Votre héros parle d’un « point de bascule si bref et irrépressible » qui transforme le verbe « se connaître » en « se reconnaître ». Que signifie ce don inexorable de la vie dans le cadre de leur rencontre ?

Pour employer une image un peu simpliste, certes, il s’agit du principe de deux aimants qui rapprochés à un point précis se retrouvent inévitablement collés l’un à l’autre. Il n’y a pas chez eux de volonté d’aller vers, dans un but qu’ils se seraient donnés, d’aller prendre ou de posséder. J’écris à un moment donné : « Il n’y avait pas oser, mais à retenir. Il n’y avait pas à conquérir, mais à se laisser envahir. » Ce don c’est peut-être cette forme de « laisser agir » et de lucidité.

Arrêtons-nous un instant, si vous voulez bien, sur la notion d’espace. Il s’agit d’un espace qui n’existe que réduit à la vibration intérieure de vos protagonistes. Quel sens devrions-nous donner à cette phrase : « L’espace ne vibre que de leur respiration et n’existe que par leur chaleur » ?

C’est ce lieu qui n’appartient qu’à eux, cet inatteignable, qui n’existe que parce qu’ils peuvent le créer avec ces deux éléments vitaux que sont la respiration, autrement dit l’air, et la chaleur, autrement dit le soleil. Ils sont à la fois le lieu et les maîtres-d ’œuvre du lieu.

Un autre élément, et pas des moindres, est la distance dans sa conjugaison de « distance-absence-présence ». Sous votre plume, cette notion a une double signification, de distance extérieure, comme éloignement conduisant à l’oubli de l’autre, et intérieure comme dimension à franchir pour arriver à sa proximité. Qu’entendez-vous par ces deux hypostases de la distance ?

Oui, l’éloignement c’est tout le problème de la relation avec l’autre, ce qui fait qu’un rapprochement véritable est possible ou non. L’éloignement physique est facile à désigner tout comme les difficultés qui peuvent en découler. Moins évident ce parcours d’esprit à esprit, d’âme à âme. Il peut exister une distance entre deux êtres qui les éloigne définitivement sans même qu’ils s’en aperçoivent. Il est possible de rester toute sa vie avec quelqu’un sans en avoir conscience. Chacun se trompe à ce moment-là sur lui-même et c’est terrible. Cela est indolore ou tourne à la confrontation. Toute la difficulté et la fragilité d’un lien.

Une autre facette de ce rapprochement symbolique est celui de la voix. Que pouvez-vous nous dire de cette capacité de la voix d’offrir l’unicité à chacun et de devenir en même temps une harmonie si elles sont bien accordées ?

Je crois que le propre des « gens heureux » est de restituer à l’autre la voix qui lui appartient. En quelque sorte, « je ne te donne rien de plus que ce tu peux être ». C’est une de mes thématiques que j’ai explorée dans le recueil poétique « préludes et fugues ».

Comme les protagonistes de l’histoire ont créé leur espace dont nous avons parlé tout à l’heure, ils créent une voix commune, que je compare au cantus firmus en musique, autour de laquelle l’un et l’autre développent la leur en harmonie.

Qu’en est-il du cheminement du « je », du « tu » vers le « nous », celui qui permet de raconter l’histoire qui se construit chaque jour ?

D’un point de vue formel, il y a deux périodes dans le livre. Celle où les personnages semblent observés, analysés par un narrateur et celle où les personnages prennent le livre à leur compte et affirment ainsi leur réalité, leur liberté d’exister. Passer de « il » à « je » ou « nous », quand ils se confondent tant qu’on ne sait plus vraiment lequel des deux parle, est aussi cette affirmation d’inatteignable.

Et, enfin, la définition de « la parole poétique » qui selon vous, « n’est pas un décor, un truc qui fait joli, c’est les stigmates assumés de l’écorce de l’arbre ».  Pourriez-vous nous aider à déchiffrer cette magnifique métaphore de la parole imagée ?

La parole poétique, et je l’entendais encore récemment dire, est à mon sens la parole essentielle. Celle qui par des raccourcis fulgurants, nous mène au plus près des griffures de la vie et qui font sens. Les retouches aux petites griffures que le temps inflige comme je dis à la fin du livre. Elle décrit ce qui se joue en profondeur quand la surface pourrait donner l’image d’une rugosité banale.

Propos recueillis par Dan Burcea©

Alain Hoareau, Les gens heureux, Éditions L’Harmattan, 2022, 105 pages.

 

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