J’écris l’Iliade : Le chemin de Troie de Pierre Michon

 

 

« Je cherche plutôt des Grecs, et des Persans : c’est là que j’aborde,

que j’observe ; c’est à cela que je me prête et que je m’emploie »

(Montaigne, Essais, Livre III, chapitre IX)

Avec J’écris l’Iliade, Pierre Michon fait son chemin de Troie et part, comme il dit, « à la rencontre d’un dieu », curieux de le voir passer et admirer « son art de tracer une ligne droite sans dévier » dans l’horizon parsemé de la poussière dorée qu’ils laissent derrière leur passage. Suivre la fulgurance d’un tel passage est pour lui prétexte pour saisir et contempler l’essence mythique de l’histoire que l’humanité a construite, en sacrifiant sur un autel jumeau ces deux idoles de l’amour et de la guerre.

L’auteur choisit un angle coloré et mouvant, un angle kaléidoscopique dans son sens d’origine qui est celui du regard sur la beauté des choses et des êtres. Qui mieux qu’Hélène de Troie aurait pu incarner cette multiple beauté ? Isocrate avait écrit d’elle dans son Eloge d’Hélène que son père Jupiter lui avait réservé « la beauté qui subjugue et la force même ». « L’Iliade – écrit Michon – est née de la voix d’Homère sans doute, mais surtout du désir d’Hélène. Elle est l’auteure de l’Iliade ». Il rajoute à ce propos cette phrase, en guise de testament : « Ce songe de la jeunesse d’Homère traîne dans tous les auteurs. »

Il qualifie lui-même son récit d’érotique. Comment le contredire, lorsque l’on constate l’abondance des scènes qui parlent de sa passion pour les femmes et les multiples nuances de la possession obsessionnelle de leurs corps ? Tout y passe, du voyeurisme à la séduction, des scènes osées à l’évocation même du viol comme forme de possession.

Pourtant, cet attachement est loin de jouer un rôle réducteur, au contraire, il exprime une indéniable et universelle capacité de traverser les lieux et le temps, entre « ses antiques temps et lieux, mais aussi ici et maintenant ». En ce sens, cette porosité nous pousse à parler d’une récriture symbolique à forte connotation autobiographique de l’épopée homérienne, facilitée plutôt par une sincérité du récit de « ce que jamais, je n’ai dit ni ne dirai jamais », selon sa propre formule. Sans doute, il faut prendre toutes les précautions qui s’imposent devant une telle confidence fût-elle purement rhétorique. Ces multiples rencontres ne font que rejouer le rite énoncé dès le début du récit et qui met en scène les attributs de la beauté d’Hélène et la violence des hommes qu’elle provoque, mélange d’épouvante, de guerre et de beauté.

Les quatorze textes michoniens sont en effet des preuves d’étonnement devant les multiples hypostases où le divin se manifeste dans le réel, où un jardin tend à devenir un temple, permettant de saisir la discrète majesté que seuls les êtres célestes savent incarner. Tout est ainsi signe et occasion d’une recherche de mythification, à travers un dialogue entre le réel de l’épopée homérienne, ses héros, ses épisodes et ses enjeux, son déroulement tragique et le réel des pérégrinations de l’auteur, ses aventures, ses lieux et ses conquêtes amoureuses.

Ce face-à-face entre deux réalités qui s’autotranscendent exige de sa part une nécessaire réflexion sur ce qu’il appelle le beau et la manière dont les Grecs l’expriment : « Mais parmi les Grecs… on a l’impression que c’est le monde qui vient à notre rencontre, quand Apollon bande l’arc, quand Poséidon lâche ses chevaux ; quand le dieu fond sur nous. Et il faut bien alors qu’on le salue en retour, que notre cœur lui réponde. C’est cela que nous appelons beau. Cette réponse qu’il nous arrache, effroi et allégresse mélangés ».

Rien d’étonnant ! On sait que le réel chez Michon doit être toujours regardé comme dans un miroir. Le délester de tout mystère finirait hélas par le vider de sa consistance et le plonger dans le banal. L’œuvre de ce grand écrivain est tout sauf cette anxieuse dévotion au réel qui chercherait à obscurcir tout lien avec nos silences et nos incertitudes.

Écrire l’Iliade est dans ce sens le geste rituel par excellence que tout écrivain devrait accomplir. Il est d’abord et avant tout une affirmation de la souveraineté de la beauté d’une femme comme Hélène, « affirmer contre toute raison que la mort de ceux qui y combattirent pour elle est plus enviable que la vie des autres hommes, ceux qui ne l’ont pas connue. D’appeler Iliade ce poème ».

Pierre Michon va encore plus loin que ce combat des hommes. Il en choisit celui dont l’enjeu n’est rien d’autre que celui de la littérature qu’il faut anéantir par le feu, la rejeter de manière sacrilège et faire place nette pour revenir au cet illo tempore des grands mythes et recommencer, le dit-il, « sur des bases nouvelles ».

Quant à la figure, ô combien nécessaire et attendue du héros, le livre abonde en passant d’Achille et Agamemnon et jusqu’à celle du grand Alexandre le Grand, figure qui concentre sur son visage celles de tous les autres.

Ainsi, le pèlerinage est accompli et l’histoire de la belle Hélène aura les traits de la beauté que la plume michonienne saura lui donner.

Laquelle ?

Une apothéose, sans doute, de cette beauté rêvée que contiennent ces phrases : « L’érosion de la pierre a dessiné sur ses lèvres un sourire énigmatique, plus serein qu’ironique. Une douceur ». 

Dan Burcea

Crédits photo : Jean-Luc Bertini © Gallimard

Pierre Michon, J’écris l’Iliade, Editions Gallimard, 2025, 274 pages.

Print Friendly, PDF & Email
Partagez cet article