Les Parrhésiens – Les derniers rois de Paris de Philippe Bordas : une épopée du fort parler

 

 

Lesdictz parrhésiens avaient entreulx un langage exquis, que les aultres ne scavaient entendre

Cette phrase de Rabelais, citée à la page 322 du livre Les Parrhésiens – Les derniers rois de Paris, de Philippe Bordas, paru aux Éditions Gallimard, pourrait à elle-seule lui servir de mise en exergue. Son titre fait justement référence à « ces Lutéciens au gras-parler », sorte « d’irrévérencieux inventifs, que les dictionnaires médiévaux nommaient inventieux ».

Acrobate lexical de haute voltige en patois ou verlan, et grimpeur d’abruptes collines jusqu’aux cimes approchant la langue pure, allant du patois lutécien au verlan des suburbés et de l’argot des lasdègues jusqu’à la langue de Saint-Simon, l’auteur scrute sous toutes les coutures leurs déclivités. Le narrateur le fera, lui, de la juste hauteur de son balcon.

Il ne s’agit pas de simples territoires linguistiques, encore moins de tracer les frontières qui les séparent – travail laborieux des gens de terrain – mais d’un espace amniotique où prennent vie tous ces divers « parlers » qui affluent dans la langue française. Prisonnier de « l’éloque » et de « la déclame », Philippe Bordas agit en dompteur d’un « feu verbal » qui témoigne d’une incroyable « vigueur altière d’ours dressé sur ses pattes arrière ». Les références cynégétiques, mélange initiatique d’expériences vaudou et de secrets bien gardés, infuseront le sens presque mystique de cette narration.

Mais n’anticipons pas !

Car l’espace narratif ne se résume pas seulement à ces franges dialectales mentionnées plus haut. Tout renvoie en même temps vers une cartographie secrète où la métaphore prend le dessus sur le réel et où, « dans une sorte d’hypnose géographique », les pavés de Vavin et du boulevard Raspail, de la Place d’Italie, en bonne voisine du Treizième, racontent l’Histoire « dépoétisée » des lieux et des hommes, y compris celle des spectres qui les traversent, comme celui d’Antonin Artaud, réincarné dans la peau de Jean-Pierre Léaud, le fils fantôme de Truffaut, ou adulé par une beauté métisse comme Awa. Le cimetière de Montparnasse tout proche abrite, lui, les corps de ses illustres locataires pour l’éternité.

La symbolique des lieux est forte et multiple, chargée de la nostalgie des temps heureux balayés par la hausse des loyers, « chassés par la démonie de l’argent et les diablotins de l’immobilier ». Parmi tous ces symboles, l’auteur-narrateur retient celui des Halles, visité à l’âge de dix ans en compagnie de son père et qui éveilla en lui « la passion pour les intérieurs de Paris, ces cloaques nourriciers ». La Capitale lui semble, hélas aujourd’hui, être devenue « une belle Carthage ensevelie et réduite au silence », loin de la proximité permettant autrefois « une mixité hiérarchisée des parlures sociales, les nobles et les bourgeois, ainsi que le fretin des domestiques et rimeurs sans pain logés sous les toits ».

C’est dans ce 14e arrondissement que se trouve, rue Huyghens, le gymnase, « la planque d’énervés », la salle de musculation, le huis clos du roman, scène ultime où pénètrent par des portes à houblon les personnages pittoresques des « hors-la-ville » refusant l’éloignement implicite d’une urbanisation féroce. Colignon, Cheyenne, Bargème, Levallois, Retz, Gousset, Jojo, Norbert, Pesnage, la liste est longue, sans compter Awa, la belle métisse, et d’autres venus des quartiers de banlieue. Fifi, surnommé Skeletor, n’est autre que le narrateur lui-même.

L’art du portrait se révèle tout au long de ce roman remarquable.

Philippe Bordas agit en maître de cérémonie : son discours est précis et nuancé, voguant sur les cimes d’un style surprenant de beauté, son œil de photographe aide le verbe à s’imprégner des multiples nuances qu’inspirent son empathie et son humanité.

Le choix des exemples est difficile, tellement ils sont plus beaux les uns que les autres. Le lecteur s’en trouvera comblé.

Trois exemples.

D’abord, cette photo de groupe des gens qui fréquentent le fameux gymnase : « C’étaient des paradoxaux – des êtres d’essence physique, viscéraux et charnels, des gens modestes qui dédaignaient la matérielle, fuyaient le confort, les jouissances passives nées de la publicité, et les sucreries. Jamais ne partaient en week-end. Jamais n’allaient au cinéma. Jamais ne vantaient leurs achats, appareils électroménagers ou breaks à phares escamotables. […] Ce n’étaient pas des consommateurs, des plaisanciers des grandes surfaces, mais de consumés, des hallucinés de l’effort nu, bardés de critérium et de gradations où percevoir leur valeur vraie ».

Ensuite, le portrait glané au fil des pages de Levallois, personnage qui a toute son importance dans l’économie du roman : « Le plus extraordinaire de ces vieux séquoias droit-levés sur les argiles du bassin francilien se nommait Levallois » (133) ; « Gros voyou et petit voleur, chapardeur plus que cambrioleur, toujours à l’embrouille et à la rebiffe, Levallois avait peu dérobé, mais s’était beaucoup fait prendre. […] Rebelle au joug et au sermon, exclu de l’école comme du catéchisme, blâmé sous les drapeaux, il avait cumulé les mauvais certificats de vie » (138) ; « Levallois avait la manière foraine, l’emphase au biceps ; il s’était façonné roi des petites populations discordantes des pourtours de la Place d’Italie » (141).

Et enfin, le portrait d’Awa dont on taira, pour le plaisir de la découverte, le rôle qu’elle va jouer dans la vie du personnage principal : « Une petite des cités, ça, c’était signé, à grammaire déglinguée, mais d’alliage rarissime ; un mélange volcanique et instable, de Naomi Campbell et Mike Tyson. Cette sahélo-reptilienne avait rage et allure, fierté méchante et fin délié, délicatesse et férocité ; une triomphante, pire que Jocelyne qui m’ayant battu d’un mètre à la course, m’avait réfuté comme possible amant » (268).

Mélangeant histoire personnelle et fiction, le roman de Philippe Bordas va au-delà d’une évocation historique parsemée d’une irrésistible nostalgie. C’est aussi une tribune dans le sens de la « parrhèsia » grecque désignée comme étant bien plus qu’une simple prise de parole, mais offrant au citoyen libre le choix de dire ce qu’il pense. Tous les grands thèmes de la littérature sont traités dans ce récit dans lequel la solitude et le sentiment d’être un paria croisent le désir de se faire accepter par un groupe sans renoncer à ses différences, où le passé imprègne le temps présent de sa dose de nostalgie, où la mort, la vraie, renvoie vers les allées des cimetières, où l’identité interroge la géographie de la ville et tente de dérober à la mémoire des secrets enfuis, où la passion amoureuse se greffe sur la dévotion à la mémoire d’un écrivain, Antonin Artaud, par exemple. S’ajoutent la mort, le temps qui passe, les rêves, la beauté et l’enlaidissement du monde, la générosité, la dureté, la cupidité, les rêves et leur refuge à l’âme solitaire et, enfin, les départ sur la pointe des pieds dans le grand silence de l’éternité, sans parler de la langue française et de la multitude de ses parlers qui irriguent sa beauté.

La défense de la langue française dans l’esprit de La Deffence et Illustration de la Langue Francoyse de 1549 est prenante, pertinente et justifiée, surtout lorsqu’elle dénonce les saxonisants « rhésus standard » qui s’expriment en nowhere french. Pour l’auteur, il s’agit d’une dépossession, « d’une confiscation des biens nationaux ». Il déplore la perte « du renom de poésie et d’alacrité, pour ce qu’elle puisait sa grammaire à ces foules profondes, phréatiquement liées à la ritournelle médiévale et au premier chant – celui des roseaux dans le marais de la Bièvre », cet affluent de la Seine qui traversait entre autres le 13 arrondissement, cher à ses personnages.

On parcourt ce roman le dico à la main (doux plaisir des amoureux de la langue française !), l’œil attentif à chaque tournure de phrase et le cœur émerveillé par l’inépuisable richesse, hélas oubliée, de la langue française. Mais l’effort est vite récompensé.

Les Parrhésiens est un livre qui s’imprègne dans la mémoire du lecteur et adoucit le cours du temps, pour citer Borges. Et puis, cette belle et rassurante pensée que les derniers rois de Paris ne sont pas morts, qu’ils vivent encore dans les pages des livres comme celui-ci, magnifiques, d’une beauté rappelant « la vieille monnaie jadis touchée par Rabelais ».

Il convient également de souligner l’hommage rendu à l’art ainsi qu’au désir d’écrire, auxquels l’auteur fait doublement référence. D’abord, à ceux qui l’ont poussé à écrire, l’oncle Guy et Levallois, « le peureux et le téméraire », liés tous les deux à Marcel, dont on découvrira au fil des pages le secret. Ensuite, ce secret de l’écriture, détaillé sous la forme inhabituelle d’une recette de bien curieuse cuisine : « Une fois ces ingrédients prélevés, je les avais étalés sur la table à découper et cuisinés à ma façon, modelés selon mon gré, dégraissés et taillés à l’os, passés d’épices violents ou marinés de fluides balsamiques. J’avais augmenté le temps de cuisson des verbes, mijoté les adjectifs, tranché la mauvaise couenne, sectionné les amas de gras, ôté les conjonctions à la pointe d’un couteau à désosser et laisser les couleurs s’épanouir – tantôt dans un bouillon de poule de cambuse forestière, le plus désolant qui soit, tantôt dans une crème de morilles, hors de prix pour la saison littéraire que nous traversions ».

Tout y est pour illustrer ce caractère de véritable « épopée du fort parler », comme m’avait écrit l’auteur dans sa bienveillante dédicace.

Dan Burcea

Photo Francesca Mantova © Éditions Gallimard

Philippe Bordas, Les Parrhésiens – Les derniers rois de Paris, Éditions Gallimard, 2025, 464 pages.

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