
Non, La Dernière Porte n’est pas l’ultime passage vers le néant, comme on pourrait croire à première vue. Elle n’est pas non plus la porte kafkaïenne éternellement fermée devant l’attente d’un Joseph K. Une porte qu’un inspecteur refusera à jamais d’ouvrir.
Lise Marzouk s’y était déjà heurtée à une porte tenace lors d’une descente en enfer qu’elle avait racontée dans Si, son précédent roman. Elle avait réussi déjà dans ce premier livre de rendre un lumineux hommage à la vie.
Ce deuxième récit place son action « au cœur des heures de promesse et de doute où se joue l’aube de la vie », au cœur de ce miracle qui couronne la vocation suprême de la femme, celle de la maternité.
Tout contredit ainsi la négation de la vie, les personnages qui peuplent le huis clos d’une maternité parisienne évoquent la bienveillance et la joie. Elles s’appellent en effet Clémence et Laetitia, elles sont infirmières et veillent sur le service le plus mystérieux et le plus fragile de cette clinique qui reçoit des parturientes, des futures mamans.
Clémence est sans doute le personnage le plus percutant, le plus émouvant aussi, une professionnelle de la santé, comme on dit aujourd’hui dans le jargon hospitalier, d’un dévouement à la hauteur de la mission qu’elle doit assumer grâce à sa vocation. Reproduisons quelques lignes de son portrait : « Elle n’est pas grande Clémence, un mètre cinquante, un mètre cinquante-cinq tout au plus. C’est, comme on dit, un petit bout de femme ».
Est-elle la figure d’une héroïne, d’une anti-héroïne ?
La dichotomie s’avère ici inopérante. Car Clémence est tout le contraire d’une héroïne ordinaire.
L’image de cette femme « au corps si singulier », « tramée d’attention » dont « la présence seule résiste à l’oubli » gagnera au fil des pages des lettres de noblesse à la mesure du rôle qu’elle incarnera auprès de toutes ces femmes au moment le plus douloureux et le plus merveilleux de leur aventure maternelle.
Lise Marzouk construit son roman à l’aide de ce qu’elle appelle dix portes, dix chapitres aux allures bien maîtrisées de textes courts, dix récits mettant en scène tout autant de noms de femmes dont les accouchements deviennent, redisons-le, de vraies hymnes à la maternité, donnant sens à leur condition, à tout ce que cela a de souffrance et de déni, d’unicité, de larmes de joie ou de désespoir.
En fait, La Dernière Porte n’est pas un traité de médecine, encore moins un catalogue de cas cliniques, mais un roman qui saisit avec les moyens de la littérature le miracle de la vie, ses timides débuts, un condensé de « toute la félicité du monde », une « dissolution de l’être entier dans le secret des origines ». C’est aussi une tentative de percer le secret de la condition de mère, qui n’est pas le résultat « des neuf mois de grossesse », mais de quelque chose « qui se construit bien avant » et qui continue même au-delà de la finitude de l’être, dans tout ce qu’on laisse comme héritage.
Au fil des pages, nous ferons la connaissance de Khadija, Juliette, Yasmine, Madame Simoni, Marie-Noëlle, Rosana, Maïa, Adèle, Lou et Lucile, dix femmes, dix histoires sur lesquelles veillent Clémence et plus tard Laetitia, mais aussi des accoucheuses, des internes et des anesthésistes.
Les nouveau-nés sont aussi présents par le nom que leurs parents leur donnent pour signer ainsi leur entrée à part entière dans la vie. L’enfant reposant dans les bras de sa la mère participe à une image emblématique, indestructible, statuaire, consacrée comme celle de la Mère à l’Enfant, image présente dans l’imaginaire collectif comme le symbole même de la vie.
Le roman n’occulte en revanche en rien le réel. Le quotidien hospitalier est raconté dans tous ses détails, le corps des femmes n’échappe pas à l’humaine condition qui les détermine dans ces moments de souffrance, de cris, des heures d’attente douloureuse, d’attente d’angoisse et d’accomplissement.
Clémence parlera de ce quotidien avec compréhension, visible illustration de sa responsabilité et du rôle qu’elle joue auprès de ces patientes qu’elle doit rassurer, cajoler, aider, les relier au réel, inscrivant ainsi en or les lettres tant méritées de son métier d’infirmière.
Reste à expliquer la signification de cette dernière porte dont parle le titre du roman de Lise Marzouk.
Gardons en le secret et laissons les lecteurs le découvrir au fil des pages. Ne disons rien ni des habitudes de Clémence ni de ses appréhensions. Parlons juste des promesses qu’elle cache, celles qui illustrent en peu de mots la permanence de la vie, sa continuité nécessaire.
« Je reviendrai », dira Lucile à Clémence à la fin du roman, comme un rendez-vous déjà pris avec la vie.
Il faut la croire sur parole, même s’il faudra pousser à nouveau les portes de cette vie et de faire entendre une fois de plus le cri d’un nouveau-né dans l’aube renouvelé d’une aventure qui frappe et demande son droit d’exister.
Les pages de ce livre bouleversant interrogent, rassurent, questionnent et rendent visible la relation secrète entre soignants et patients, prouvant qu’il y a, au-dessus de tout contrat, ou justement dans sa substance, une humanité capable d’apprivoiser la peur et de donner sens à la capacité réparatrice du geste humain par une simple main tendue, une caresse, ou une parole lénifiante.
Lise Marzouk nous offre ici la preuve par ce livre.
Dan Burcea©
Illustration de couverture © Noémie Cédille – Portrait de Lise Marzouk © Philippe Matsas/Leextra
Lise Marzouk, La Dernière Porte, Éditions Héloïse d’Ormesson, janvier 2025, 144 pages.