Portrait en Lettres Capitales : Laura T. Ilea

 

 

Qui êtes-vous, où êtes-vous née, où habitez-vous ?

Je suis Laura T. Ilea, née au centre de la Roumanie, à Făgăraș. J’ai grandi dans un village qui, semble-t-il, garde les traces du passage du « voïevod » Radu Negru, ensuite dans une ville connue pour son passé communiste, Victoria, puis j’ai plongé treize ans dans la capitale, Bucarest. J’ai longtemps habité à Montréal, c’est mon espace de fuite ; maintenant je suis active à Cluj, au Département de littérature comparée de l’Université Babeș-Bolyai. Je reprends mes énergies à Montréal à chaque fois que je peux, où je continue d’enseigner la philosophie. Même si j’ai choisi Montréal parce que j’envisageais la France, la fameuse ville de Paris est restée en fin de compte une chimère pour moi, surtout depuis avril 2020 quand mon ami, l’écrivain d’origine belge, naturalisé français, Marcel Moreau, est décédé là-bas. Il a toujours insisté que je serais prête pour le tête-à-tête avec cette ville, chose qui fut reportée indéfiniment, jusqu’à sa disparition. Pourtant, j’atterris parfois avec émotion à Paris et je reprends mes routes nostalgiques. Voici mes trois mondes.

Vivez-vous du métier d’écrivain ou, sinon, quel métier exercez-vous ?

Bien évidemment, je ne vis pas du métier d’écrivain et je ne désire pas le faire, même si cela était possible un jour. Je pense qu’il est très important, du moins pour moi, de puiser mes sources ailleurs. Je n’aime pas l’obsession de l’écriture. Ça ne fonctionne pas dans mon cas. Par contre, j’aime beaucoup quand l’écriture me prend par surprise et je dois me rendre à elle. Cela est possible, je crois, parce que j’exerce un autre métier qui correspond à mon besoin de partage et de scène, d’« amphithéâtres » : notamment, j’enseigne la philosophie et la littérature comparée, à Cluj et à Montréal, et je suis fière d’avoir pu trouver les détours, les solutions parfois impensables, pour ne pas devoir succomber devant la réalité, devant ce qu’on appelle « la capture des âmes ».

Comment est née votre passion pour la littérature et surtout pour l’écriture ?

Ce sont deux choses différentes. Ma passion pour la littérature existe depuis l’enfance. J’ai lu tout ce qu’on pouvait lire et cela surtout jusqu’à l’âge de 25 ans. Ça vient d’une passion pour la connaissance, pour la découverte, pour la conquête des mondes. Je suis certaine que je n’aurais pas tant voyagé et je ne serais pas allée à l’encontre des autres, les plus lointains possible, si je n’avais pas autant lu dès ma première jeunesse. La passion pour l’écriture est différente. Si lire vient d’un désir de connaissance, d’expansion, écrire vient d’un désir de vertige, d’implosion. Par l’écriture, on a envie d’imaginer l’univers dans la coquille de sa propre noix, d’aspirer là-dedans toutes les histoires qui ne peuvent pas être réellement vécues, de multiplier les vies dans la cellule « big-bang » de l’écriture, qui est un petit univers en expansion.

Quel est l’auteur/le livre qui vous ont marquée le plus dans la vie ?

C’était par étapes. En premier, c’étaient juste des auteurs masculins (comme tous les classiques que vous connaissez) et, paradoxalement, cette observation m’a frappée bien plus tard. Par la suite j’ai lu Marguerite Yourcenar écrivant sur l’empereur Hadrian, ensuite j’ai lu l’autre Marguerite, Duras, écrivant sur des choses sur lesquelles on n’imagine même pas qu’on pourrait écrire. Marcel Moreau m’a énormément influencée dans mon désir de persévérer sur la voie de l’écriture. Viennent après d’autres femmes qui ont parlé ouvertement de leurs mondes, dans toute leur complexité, et que je mentionne dans mes livres d’essais (comme Catherine Mavrikakis, Nancy Huston, Nelly Arcan, Annie Ernaux), mais aussi des auteurs qui construisent des univers fracassants ou hyperboliques (comme Llosa, Márquez, Pamuk, Sábato) ou bien des auteurs qui tentent « le grand roman ». J’apprécie beaucoup dernièrement l’amitié des femmes-écrivains, telles que Ruxandra Cesereanu, Ohara Donovetsky, Cristina Eșianu, Corina Sabău et Elena Vlădăreanu.

Quel genre littéraire pratiquez-vous (roman, poésie, essai) ? Passez-vous facilement d’un genre littéraire à un autre ?

Je pratique deux genres – essai (littéraire et philosophique) et roman. Et chacun me guérit de l’autre. L’essai est vivacité, clarté. Il présuppose que le monde est un lieu où la curiosité et l’intelligence humaines ont leur place. Le roman par contre présuppose que le monde est un lieu où on ne peut pas trouver de réconciliation facile, où on ne peut pas oublier, où on a des histoires à mi-temps, interrompues par des brouillages permanents, où on se donne désespérément l’illusion du sens.

Comment écrivez-vous – d’un trait, avec des reprises, à la première personne, à la troisième ?

L’écriture me prend d’assaut. Alors j’écris d’un trait, sur des choses qui me hantent parfois des années. Je reviens sur le style par la suite et maintes fois j’efface au lieu d’ajouter. La plupart du temps j’écris à la première personne. J’aime bien cette lisière indécente entre l’autofiction et la fiction totale. Parce que j’aimerais pouvoir vivre tout ce qui est à vivre et, en sachant que ce n’est pas possible, je continue d’écrire. 

D’où puisez-vous les sujets de vos livres, et combien de temps est nécessaire pour qu’il prenne vie comme œuvre de fiction ?

Ma littérature vient de ce que je ne peux pas vivre jusqu’au bout, comme on dit ; elle est l’attelage artificiel collé à ma vie réelle. J’ai envie de devenir quelqu’un d’autre dont les dilemmes, les désirs, l’impossible oubli, les rêves et les découvertes me hantent longtemps. Et je hume aussi la catastrophe, parce que dans chaque rêve démesuré la catastrophe est aux aguets. Ensuite ce monde prend chair, les dialogues se construisent ; les affects – la colère, la déception, la beauté sont là. Et il y a aussi beaucoup d’hybridité dans mes écrits, à laquelle je ne veux pas renoncer. Je pense que la vie se vit en même temps qu’elle se pense. Du moins, en ce qui me concerne. C’est tout simplement ça.

Choisissez-vous d’abord le titre de l’ouvrage avant le développement narratif ? Quel rôle joue pour vous le titre de votre œuvre ?

Oui, le titre est très important. Je vois dans le scintillement du titre la clé de tout ce qui va se passer. Comme une formule magique. Le seul nom que j’ai longtemps cherché est celui de mon premier recueil des nouvelles, dont le titre, EST, m’est apparu sur le tard. « Est » veut dire et le point cardinal et le présent du verbe être. Tous les autres livres sont la suite d’un titre : La vie et son ombre, Les femmes occidentales n’ont pas d’honneur, Cartographie de l’autre monde, Littérature et scénarios d’aveuglement, Le nihilisme féminin en infrarouge, Politiques du désir.

Quel rapport entretenez-vous avec vos personnages et comment les inventez-vous ?

Je n’invente pas mes personnages. Ils m’habitent. Je ne peux écrire sur eux qu’à partir de l’instant précis où ils entrent dans la chambre de mon cerveau et sont prêts à dire leur histoire, la plupart tumultueuse.

Parlez-nous de votre dernier ouvrage et de vos projets.

Mon dernier ouvrage est un volume d’essais politico-philosophiques qui s’appelle Politiques du désir. Pour une condition relationnelle, paru à l’automne 2021 aux Éditions Mimesis, à Milan. Il scrute les forces violentes qui ébranlent le monde contemporain et imagine plusieurs formules de renouvellement de la vie, sur les traces de Hannah Arendt, toujours à partir du présupposé d’une condition relationnelle, planétaire. Les deux projets avec lesquels j’ouvre l’année 2022 sont la publication, à la maison d’édition Școala Ardeleană, des Inflexions, sept dialogues menés avec plusieurs personnalités roumaines dans le domaine de la littérature, de la philosophie, du journalisme, de la psychiatrie, de l’art, de la physique et du théâtre, sur des thèmes tels que La dystopie du monde d’aujourd’hui, Les mondes secondaires, Les périphéries, Les politiques du corps, La dépendance des réseaux sociaux, L’espace et le temps et La gaie science. Et le deuxième projet – j’espère trouver un éditeur de langue française et un autre en Roumanie pour un roman que j’ai écrit en français et dont la traduction en roumain est presque finie. Pour le reste, j’attends d’être prise d’assaut par les idées et par l’écriture.

 

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