Rentrée littéraire 2021. Sorj Chalandon : « Je me devais de prendre le risque de devenir moi, le temps d’un livre »

 

Avec Enfant de salaud publié aux Éditions Grasset, Sorj Chalandon fait un pas de plus vers le territoire autobiographique déjà cartographié dans son précédent roman Profession du père adapté récemment au cinéma. Le retour aujourd’hui de cette obsessionnelle image paternelle dans un récit encore plus bouleversant apporte la pierre angulaire de l’édifice romanesque dans lequel l’écrivain Sorj Chalandon tente d’enfermer les peurs de son enfance qui continuent de le hanter.

Vous publiez Enfant de salaud dans lequel le fils, qui approche ici de la quarantaine, tente de toucher de plus près la vérité paternelle. Peut-on parler d’une continuité avec celui paru en 2015 et, si oui, quel est ce besoin intérieur qui vous a poussé à l’écrire ?

Enfant de salaud pourrait être considéré comme la première partie de Profession du père, même si les deux romans peuvent évidemment se lire indépendamment l’un de l’autre. Enfant de salaud raconte mon père avant ma naissance, notamment ses années de guerre et Profession du père, tel qu’il était lorsque je suis arrivé au monde, jusqu’à sa propre mort. Aucun « besoin intérieur » ne m’a poussé à écrire ce dernier ouvrage. Son socle, c’est la découverte du dossier pénal de mon père et donc, de cette vérité qui m’avait été cachée. Sans cette découverte, j’en serais resté là, à Profession du père.

« Toute la violence que mon père avait semée en moi, je l’ai épuisée sur les fronts de guerre », aviez-vous déclaré à l’occasion de la parution du roman Profession du père. Si par le biais de ce premier livre vous aviez fait votre « profession de fils », pourriez-vous dire qu’à travers Enfant de salaud vous refaites « le procès du père » avec cette question centrale formulée dès le début du livre : «Pourquoi es-tu devenu un traître, papa?»

« Procès » est un mot qui ne convient pas, d’autant que le seul vrai procès de ce livre est celui – bien réel – qui a été fait à Klaus Barbie. Jamais je n’ai eu l’âme d’un policier, d’un juge ou d’un procureur. Je n’ai pas fait le procès de mon traître irlandais, ni celui de mon bourreau de père et ne comptais pas faire celui du gamin de 21 ans qui avait endossé tous les uniformes de la guerre. Ce qui m’intéresse, c’est comment et pourquoi on devient un traître. Traître à sa patrie, à son enfant, à sa vie même. Il m’a fallu du temps pour comprendre que ce père, par ses mensonges, fut mon tout premier traître, mon socle de traîtrise. Si le titre n’avait pas été pris pour le roman sur l’Irlande, « Mon traître » aurait été le titre de celui-là.

Le caractère autobiographique de votre roman écrit à la première personne est incontestable. Emile du premier roman s’efface pour laisser la place à l’auteur-narrateur quadragénaire. Vous donnez même la date exacte de votre anniversaire. Assumez-vous une fois de plus cette démarche autobiographique dans l’écriture de votre roman ?

L’autobiographie parcellaire s’imposait ici. Je ne me vois pas m’appeler Francis et devenir greffier lors du procès Barbie. Ce procès étant central et l’ayant couvert, je me devais de prendre le risque de devenir moi, le temps d’un livre. Tant que je l’ai pu, du vivant de mon père, j’ai été metteur en scène de théâtre (Le Quatrième mur), luthier (Mon Traître), restaurateur de tableau du XIXe (Profession du père), libraire souffrant d’un cancer du sein (Une joie féroce) mais, cette fois, devant me confronter à l’histoire vraie de mon père, telle que racontée par les rapports de police, les enquêtes de gendarmerie, les décisions de justice, je devais reprendre ma place de fils. Tous les noms des acteurs de sa guerre sont les vrais. Policiers, juges, avocats. Je ne pouvais glisser un Émile de fiction dans cette réalité.

La vérité prononcée non sans brutalité par votre grand-père comme marquée au fer rouge à travers le surnom d’enfant de salaud va être assommante pour l’enfant que vous étiez. Quels sentiments, quelles douleurs renferme ce sobriquet pour lui confier le litre de votre roman ?

Ce fut une plaie, une douleur secrète pour l’enfant comme pour l’homme. D’autant plus violente que je ne savais pas ce qu’elle recouvrait. Il m’a fallu attendre mai 2020 et la découverte du dossier pénal de mon père pour, enfin, savoir ce que mon grand-père voulait dire. À une différence près. Pour lui, vieux radical-socialiste lyonnais et admirateur d’Edouard Herriot, le salaud est celui qui a trahi son pays en « frayant avec les Boches ». Pour moi, le salaud c’est le père qui a trahi son enfant.

Il y a dans cette affirmation douloureuse du grand-père une autre perspective qui mérite d’être relevée. Il s’agit de sa force testamentaire transmise à l’enfant que vous étiez : « Le père du salaud venait de dire à son petit-fils que désormais la charge lui revenait ». Quelle importance a, selon vous, cette légation mémorielle que porte votre livre ?

Ce roman porte deux choses en lui. La vérité sur un homme qui ne m’avait laissé aucun moyen de la connaître. Cette recherche ( qui est mon père ?) est universelle. J’ai beaucoup de retours, comme on dit, de lecteurs qui, eux-mêmes, sont en recherche de réponse et de vérité. En cela, ce roman rejoint celui de la traîtrise irlandaise, mais qui, elle aussi est universelle avec cette question centrale : suis-je moi-même traître ? Une interrogation qui empêche de juger.

La deuxième « légation mémorielle » concerne le procès Barbie, ses crimes des 44 enfants juifs d’Izieu envoyés par lui à la mort. Tout le monde se souvient ou a entendu parler de ce procès, mais qui, 34 ans après, pour citer une seule des accusations portées au criminel nazi contre l’Humanité ? Qui pour donner le prénom ou l’âge d’un seul enfant d’Izieu ? Au-delà de l’histoire d’un père et de son fils qui retrouve sa trace, je tenais à ce que ce roman convoque ces enfants, ces victimes, et les fasse se tenir devant nous.

À l’heure où des crapules mettent une étoile jaune pour se dire victime d’un vaccin, je voulais que Lucienne Fiedler, 5 ans et Albert Bulka, 4 ans, arrachés à leur maison d’Izieu par Barbie parce qu’ils étaient juifs, se tiennent en travers de leur route pour leur faire baisser les yeux.

Vous mettez ce procès reconstitué du père à travers son casier judiciaire en miroir avec celui de Klaus Barbie, en faisant, une fois encore, se rencontrer l’histoire personnelle et la grande Histoire dans une tension extrême. Quelle dimension avez-vous souhaité donner à l’ampleur et au dramatisme de votre récit à travers ce choix ?

La grande Histoire n’est faite que de la somme d’histoires personnelles. À un moment de sa vie, mon père a été partie prenante de la machine de mort nazie. Lorsqu‘il était avec moi dans la Cour d’assises de Lyon, je ne savais pas exactement quel avait été son rôle. Je le sais maintenant. Et jusqu’à sa mort, il a gardé seul son secret. Comme Barbie, il a nié. Toujours au sujet de cette confrontation, vous faites assister votre père au procès du criminel nazi avec l’espoir secret de le pousser dans ses retranchements.

Vous dites de votre père qu’« il semblait relire une page de sa propre histoire et cela le troublait ». Nous rentrons ainsi dans le secret le plus profond de votre récit porté par le thème de la relation humaine à la réalité et à la vérité. Diriez-vous que le drame paternel consiste justement à ne pas « s’intéresser au sens des choses » mais à ce qui « avait de la gueule » ? Peut-on généraliser ce drame à l’être humain en général ?

Donc, je ne fais pas assister mon père à ce procès car il y a effectivement assisté. Ce n’est pas un artifice de la fiction. Mon père n’était pas un « être humain en général ». Jamais il ne s’est intéressé au sens des choses, son parcours en temps de guerre le prouve. Il n’a pas fait la guerre, il a joué à la guerre comme on joue au petit soldat. Eh oui ! Il est allé de-ci de-là vers ce qui avait le plus « de gueule ». Heureusement, ce comportement, fait de manque d’éducation, d’acculturation, de sottise aussi, n’irrigue pas le commun des mortels. D’ailleurs, déclaré fou, il est mort en hôpital psychiatrique. Je crois au sens des choses et espère le partager avec la majorité.

« Marcher dans tes pas est devenu impossible » dites-vous de ce père fuyant. Comment comprendre cet aveu d’impuissance du fils face à la complexité de la personnalité de son père ? Et quelle part de douleur engendre cette défaite à moitié avouée ?

J’emploie « marcher dans des pas » dans le sens : tenter de te comprendre. Et non « suivre ton exemple ». Marcher en dehors de ses pas, prendre des chemins de traverse par rapport à sa vie est une victoire et non une défaite. La douleur n’a été engendrée que par le fait qu’il a refusé la main tendue de son fils. Qu’il a marché seul dans la vie, sans se rendre compte que plus personne ne le suivait plus.

« Tu restais une question et ta guerre était une folie ». Plus loin vous avouez avoir tort d’arracher votre père à ses rêves. Comment définiriez-vous en conclusion cette relation si fragile entre la vérité historique et l’équilibre intime et tellement fragile des relations familiales et humaines, en général ?

Cette relation devrait être un équilibre fait d’éducation, de confiance et de transmission. Un enfant devrait hériter à la fois de la grande Histoire et des milles vérités familiales qui y ont contribué. En bien ou en mal. Sans cet héritage basé sur la foi, l’enfant est mort-né.

Propos recueillis par Dan Burcea

Credits photo de l’auteur : © JF PAGA

Sorj Chalandon, Enfant de salaud, Éditions Grasset, 2021, 336 pages.

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