Avec son deuxième roman, «Enfants du diable» (Ed. du Seuil, 2016), Liliana Lazar nous fait voyager de nouveau dans le paysage imaginaire de sa Moldavie natale, et plus précisément à Prigor, village «dont les habitations se pelotonnaient en lisière des bois». L’endroit ne doit pas être situé trop loin de celui de Slobozia où se déroulait l’action de son premier roman, «Terre des affranchis» (Ed. Gaïa, 2009), et cela pour au moins deux aspects qui construisent leur univers si particulier : l’éloignement du reste du monde et son extrême porosité au merveilleux, deux éléments qui ouvrent les portes à une narrativité qui aime jouer avec les frontières du réel et la plonge à bras ouverts dans le territoire du fabuleux.
Rien de surprenant pour cette romancière de langue française et d’inspiration roumaine qui réussit à marier avec autant de talent l’appétence inépuisable pour l’allégorie et les légendes dont abondent ces contrées moldaves et la réalité de tout un pays soumis à la dictature communiste des années ’80. Liliana Lazar aborde ici un des thèmes les plus douloureux de cette période de l’histoire roumaine contemporaine, celui des enfants abandonnés par des parents dépassés par la politique de natalité forcée menée par le régime du dictateur Ceausescu. Les drames engendrés par cette politique sont multiples et touchent d’abord à la vie des femmes réduites au rang des machines à enfanter ou obligées, pour des raisons diverses, de mettre leur vie en danger en se faisant avorter clandestinement. Plus encore, cette politique touche à la détresse des enfants non désirés, vite oubliés et délaissés, en réalité des «enfants du diable» qui vont remplir les orphelinats dans des conditions de vie d’une rare cruauté. Un de ces orphelinats sera ouvert à Prigor, village où viendront s’installer Elena Cosma et son fils Damian. Enfermant dans son cœur un lourd secret, Elena fuit la capitale où elle a exercé pendant des années le métier de sage-femme, mission qui consistait, à l’époque, non seulement à aider les enfants à venir au monde mais aussi à dénoncer les femmes tentées par l’avortement clandestin. Le régime exige de la part du personnel médical la tenue de registres avec les noms de toutes les femmes de moins de 45 ans susceptibles de procréer.
À Prigor, Elena est accueillie par Miron Ivanov, le maire du village, «un de ces êtres qui portent leur méchanceté sur eux». Le portrait fait par Elena dès leur première rencontre colle parfaitement à la personnalité de cet homme : «un corps gras et puissant, une tête petite et rougeâtre, des yeux globuleux et une épaisse moustache». L’intégration de cette citadine s’annonce donc difficile, d’autant plus qu’à cause du manque de personnel médical «dans ce pays [où] rien ne se passait comme ailleurs», elle devra répondre à tant de besoins des villageois qui vont vite l’obliger à élargir ses compétences médicales. Très vite, le petit monde de Prigor, va basculer dans une série d’événements et d’énigmes, les uns plus difficiles à garder que les autres. Une tacite complicité va s’installer entre les personnages de cette narration où les destins s’entrecroisent et se consument à une vitesse à couper le souffle. Surtout lorsque, par décision du Parti, cet orphelinat sera installé à Prigor, dans une vieille bâtisse rénovée de fond en comble pour l’occasion. Elena, la sage-femme devenue infirmière, va faire le lien entre le monde intérieur de cet établissement et celui du village qui réagit avec hostilité à l’arrivée de ces nouveaux locataires troublions.
Le monde saisissant décrit par Liliana Lazar perd rapidement ses repères d’humanité et se fige dans le huis clos de cet orphelinat aux allures de pénitencier, conduisant ainsi à un questionnement majeur sur la vulnérabilité des enfants et sur la fragilité de l’être humain en général face à un système dictatorial qui manie avec cruauté à la fois une autorité aveugle et une indifférence assassine quant aux drames qu’elle engendre. Il suffit de pousser les portes de cet établissement de Prigor soumis au bon vouloir de la petite bande de tyrans et de violeurs qui bénéficient de l’indifférence de l’encadrement et agissent sous l’œil bienveillant du camarade père du peuple dont le portrait trône sur les murs de ces lieux sordides. Cette violence est tellement destructrice que l’on se demande si ce pays de famine, de froid et d’adversité permanente n’est pas devenu lui-même et dans son intégralité un laboratoire à grande échelle, soumis à la seule décision d’un système politique où corruption et violence rejoignent la folie d’une destruction planifiée de tout un peuple, surtout de ses êtres les plus fragiles, les enfants. En cela, la métaphore évangélique des «enfants du diable» et de son pendant d’«enfants de Dieu» prend des accents dramatiques qui renforcent l’image d’un monde coupé en deux parties irréconciliables et définitivement divisées non pas par une volonté individuelle ou par un jugement moral et juste mais par un système lui-même abusif, dictatorial et, par définition, démoniaque.
Cette folie contagieuse finit par s’insinuer dans tout le tissu narratif du roman où la culpabilité et le secret deviennent la marque de fabrique de chaque personnage. La vie d’Elena Cosma n’est-elle pas tenue par un secret que Miron Ivanov va découvrir au détour d’une conversation inattendue et devenir ainsi complice de tout cela pendant que la sage-femme va apprendre à son tour ce qui se cache derrière des événements tragiques dus aux agissements du maire ? Que s’est-il passé dans la famille des Ferman, comment les deux parents ont-ils disparu et qu’arrivera-t-il à leurs deux enfants abandonnés. Que deviendra Laura Ferman et qui est vraiment Damian, le fils d’Elena ?
Du point de vue de la complexité et du caractère tragique de l’intrigue, «Enfants du diable» s’impose comme un vrai roman capable de sublimer son réalisme dans une sorte de mythologie faite de malheur et de fatalité. On se croirait presque dans les mythes tragiques dont le folklore roumain abonde et qui font du fatum le moteur prééminent des trajectoires humaines. Sauf qu’ici, s’agissant de l’oppression communiste, ce moteur agit, de par la force de l’appareil de l’État qui le nourrit, de manière beaucoup plus aveugle. C’est l’image de tout ce peuple de petits chefs, de délégués du parti venus d’en haut qui n’ont plus rien de la candeur gogolienne, car leur endoctrinement a franchi une marche supplémentaire et leurs agissements ont atteint le sommet d’une idéologie qui place les autres au rang des ennemis du système.
Signalons un épisode qui pourrait faire sourire les lecteurs français qui se rappellent bien de l’épisode de l’accident de la centrale de Tchernobyl. Liliana Lazar nous propose dans son roman la version roumaine de cet événement qui montre bien que, dans sa magnanimité, le vent avait tourné vers des directions tout aussi contraires à l’Est qu’en Europe occidentale pour épargner les citoyens des deux côtés…
Arrivent ensuite la révolution de ’89 et la chute du régime communiste. Les premières aides humanitaires provenant de France sont acheminées et des Français présents sur place prennent connaissance de la situation de l’orphelinat de Prigor.
Peut-on pour autant dire que le village est loin de tout danger ?
Le suspense reste intact jusqu’à la fin du roman, dilué, comme il se doit, dans un substrat narratif utilisant magistralement une intrigue multiforme et se servant des éléments naturels, surtout de celui de l’eau toujours omniprésente sous forme de pluie, de grêle, de neige, devenant de plus en plus pesante, un vrai obstacle à la vie et à la normalité du village.
Sans doute, la société roumaine a beaucoup changé depuis. «Enfants du diable» nous rappelle que ce chemin vers la lumière fragile du changement a connu bien des moments de douleur et de doutes et surtout bien des drames humains. Liliana Lazar arrive à nous le redire sans faire appel à une moralité facile et sans la condescendance d’un oubli complaisant, mais avec un permanent souci de la vérité des faits.
Un vrai chef d’œuvre de réalisme contemporain et de totale immersion dans le fantastique si cher aux collines de la Moldavie roumaine !
Dan Burcea
Liliana Lazar, «Enfants du diable», Éditions du Seuil, mars 2016, 267 p., 18 euros.