Centenaire Raymond Radiguet. Regards croisés : Chloé Radiguet et Julien Cendres

 

 

Le monde littéraire s’apprête à commémorer en cette fin d’année, et plus précisément le 12 décembre 2023, la disparition à seulement vingt ans de l’écrivain Raymond Radiguet. Deux livres paraissent à cette occasion, le premier contenant ses Œuvres complètes : Édition définitive établie par Chloé Radiguet et Julien Cendres aux Éditions Grasset, le second, Raymond Radiguet – Un jeune homme sérieux dans les années folles, une biographie signée également par Chloé Radiguet, la nièce de l’écrivain, et par Julien Cendres, parue aux Éditions Robert Laffont. « 

À l’occasion de la publication de ces deux livres, Lettres capitales a eu la chance de converser avec leurs auteurs pour évoquer la figure du grand écrivain disparu il y a tout juste cent ans.

Dan Burcea – La commémoration du centenaire de la disparition de Raymond Radiguet est en soi un événement littéraire de premier ordre. Quelle dimension prend cet acte pour vous qui êtes sa nièce, qui avez sans doute dû garder sa mémoire et conjuguer votre carrière littéraire avec la sienne ?

Chloé Radiguet – La célébration du centenaire de la mort de Raymond Radiguet et de la publication du Diable au corps sont une opportunité exceptionnelle pour donner à découvrir ou redécouvrir les œuvres et la vie du frère aîné de mon père. Quant à l’idée de conjuguer ma « carrière littéraire » avec celle de Raymond, elle ne m’est absolument jamais venue…

D.B. – Quelle image doit-on garder, à cette distance centenaire, de celui qui ne fut, comme vous le dites dans la préface que vous co-signez des Œuvres complètes parues chez Grasset, « ni prodige ni miracle » mais qui écrivit une œuvre « à l’image de sa vie : diverse, brillante, et choisie » ?

Julien Cendres – Pour ma part, je garderais le souvenir d’un jeune homme d’apparence fragile dont l’inventivité et la personnalité lui ont valu l’estime et l’amitié des plus grands créateurs de son temps, et qui a laissé une empreinte indélébile dans la Littérature.

D.B. – Offrir aux lecteurs les Œuvres complètes de Raymond Radiguet, et dans une édition définitive, est un immense cadeau pour eux et pour la postérité. Quelle a été la motivation première pour vous atteler à ce projet qui a sans doute nécessité un long et difficile travail ?

C.R. – En fait, quand on parle de Raymond Radiguet, Le Diable au corps est le premier titre qui vient à l’esprit. Pour des lecteurs plus confirmés, viennent ensuite son second roman, Le Bal du comte d’Orgel, et un recueil de poèmes, Les Joues en feu. Notre première motivation a été de donner à lire l’intégralité de l’œuvre de Radiguet, bien plus étendue. Quant à l’élaboration de cette édition, elle a en effet demandé un travail considérable, entrepris il y a plus de trente ans.

D.B. – En parlant de l’immensité de son œuvre, vous vous proposez dans sa biographie d’aller au-delà du mythe de l’auteur ayant écrit un seul roman, en l’occurrence Le Diable au corps, qui l’a rendu célèbre mais aurait fait de l’ombre au reste de son œuvre. Que pouvez-vous nous dire de l’étendue de celle-ci, justement ?

C.R. Le Diable au corps publié par Bernard Grasset, qui l’accompagna d’une campagne publicitaire comme on n’en avait jamais vu, fut un peu l’arbre qui cache la forêt. « Un premier roman vient tout seul », affirma un jour un préfacier. Permettez-moi d’en douter… Avant de commencer ce roman, Radiguet avait déjà écrit un nombre impressionnant de poèmes – dont trois recueils ont été publiés de son vivant, deux confiés au collectionneur Jacques Doucet, et un autre resté en projet. Il avait aussi écrit des articles pour deux quotidiens nationaux, des saynètes et pièces de théâtre, des contes, des chroniques et deux essais…

D.B. Et puis, il y a l’homme, jeune et brillant. Pourriez-vous faire revivre, cent ans après, sa figure, la faire briller à nouveau ? Qui était-il ? Quelle est son extraordinaire histoire ?

J.C. – C’est précisément ce que Chloé Radiguet et moi nous sommes efforcés de faire en écrivant sa biographie, Un jeune homme sérieux dans les années folles. J’espère de tout cœur que nous y sommes parvenus…

D.B. On a donné de Raymond Radiguet l’image d’un jeune homme paresseux. Or, vous dites tout le contraire, en publiant un écrivain prolixe ayant laissé plus de mille pages manuscrites. Qu’en est-il de sa capacité et de sa volonté de construire une œuvre littéraire d’importance ?

C.R. – Le millier de pages manuscrites que compte l’œuvre de Radiguet témoigne à lui seul de l’immensité de sa production. Raymond a commencé à écrire à quatorze ans, et seule la mort a interrompu son élan créateur. Cela dit, je ne crois pas qu’il ait eu particulièrement l’intention de construire une œuvre. Il a seulement éprouvé le besoin impérieux d’écrire.

D.B. – Si son enfance se déroule tranquillement au Parc Saint-Maur, des signes annonciateurs de cette œuvre font leur apparition dès ses quinze ans. Quel a été le début littéraire de Raymond Radiguet, et quel chemin fulgurant a-t-il pris jusqu’à être propulsé au-devant de la scène ?

J.C. – C’est même à quatorze ans que Raymond Radiguet a soumis ses poèmes au jugement d’André Salmon, le rédacteur en chef du quotidien L’Intransigeant, qui lui a conseillé de les adresser à Guillaume Apollinaire et à Max Jacob ; conquis par sa poésie, ce dernier l’a orienté vers des revues littéraires. Après de nombreuses publications puis l’édition de deux recueils poétiques, Radiguet publie son premier roman au printemps 1923, soit cinq années plus tard. Un chemin jalonné de diverses et très nombreuses parutions avant d’atteindre la célébrité.

D.B. – L’édition complète de l’œuvre débute par les poésies de Raymond Radiguet, genre littéraire avec lequel il s’est fait connaître. Pouvez-vous nous parler du poète Radiguet, de son univers, de cette flamme pour les mots qui le pousse « à polir sa poésie », comme vous l’écrivez dans sa biographie ?

C.R. – Pour vous répondre, permettez-moi de citer Georges-Emmanuel Clancier, qui parle admirablement de la poésie de Raymond Radiguet, et dont je partage le point de vue : « Ce que, personnellement, je préfère dans sa poésie, c’est la persistance, aussi bien sous l’allure et l’élan proches des avant-gardes d’alors que sous la rigueur d’un néo-classicisme, des accents ingénus ou provocants, purs ou gracieusement grivois, touchants, légers ou narquois qui, tous, gardent et exhument pour nous le parfum, la lumière, l’écho de l’enfance et de ses jeux depuis si peu de temps quittés. »

D.B. – Et puis, il y a le journaliste. On sait que dès le début de sa carrière, il s’interroge sur ce métier : « Qu’est-ce qu’un bon reporter ? », se demande-t-il. Que peut-on dire du journaliste qu’il a été ?

J.C. – Un journaliste curieux de tout ce qui l’entoure et qui rend compte de ses observations avec une distance, une originalité, une maturité remarquables pour un adolescent de quinze ans.

D.B. – Il y aura ensuite la consécration, avec la publication en 1923 du roman Le Diable au corps. Avant de nous parler de son succès, je voudrais vous interroger sur ses sources d’inspiration, le côté autobiographique de l’histoire et de l’époque, que l’auteur y a mis en valeur. Quelle importance a dans son œuvre ce roman qui le représente le plus ?

C.R. – Raymond Radiguet lui-même, dans un article commandé et publié par Les Nouvelles littéraires, s’exprime mieux que quiconque sur ce sujet : « Ce petit roman d’amour n’est pas une confession, et surtout au moment où il semble davantage en être une. C’est un travers trop humain de ne croire qu’à la sincérité de celui qui s’accuse ; or, le roman exigeant un relief qui se trouve rarement dans la vie, il est naturel que ce soit justement une fausse autobiographie qui semble la plus vraie. » Et, pour répondre à votre question finale, c’est évidemment l’œuvre entière de Raymond Radiguet qui le représente complètement…

D.B. – Il y a aussi l’auteur de pièces de théâtre. Que représente pour lui ce genre littéraire qui le lie davantage à la vie effervescente de l’époque ?

J.C. – L’effet produit par ses textes sur le public importe beaucoup à Raymond Radiguet. Dans le théâtre, « les applaudissements ou les sifflets qui accueillent une pièce sont sincères », alors qu’on ne peut jamais connaître le véritable avis des lecteurs d’un livre.

D.B. – Que pouvez-vous nous dire de la vie mondaine parisienne de l’époque ? Quelle place occupe celle-ci dans la vie de Raymond Radiguet ?

J.C. – Il est de toutes les réjouissances du Paris d’après-guerre : des soirées du comte Étienne de Beaumont, du couturier Paul Poiret, de Gabrielle Chanel, des « dîners du samedi » (auxquels participent aussi Paul Morand, Jacques de Lacretelle, Jean Victor-Hugo et Valentine Hugo, etc.), des concerts (Igor Stravinsky, le Groupe des Six, Erik Satie, etc.), des expositions et des matinées poétiques, des pièces de théâtre (les pièces de Max Jacob, certaines d’Eugène Labiche, etc.) et des films, tout particulièrement ceux de Charlie Chaplin.

D.B. – Mais revenons à ses romans. L’autre livre que l’on retient est Le Bal du comte d’Orgel, publié en 1924 par Bernard Grasset, à propos duquel Raymond Radiguet a laissé la note suivante : « Roman où c’est la psychologie qui est romanesque. Le seul effort d’imagination est appliqué là, non aux événements extérieurs, mais à l’analyse des sentiments. » Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

C.R. – Comment ne pas être d’accord avec Radiguet quand il écrit cette note, en y ajoutant : « Roman d’amour chaste aussi scabreux que le roman le moins chaste. Style genre mal écrit comme l’élégance doit avoir l’air mal habillée. » Preuve supplémentaire, s’il en était besoin, de la singularité de son regard et de sa recherche littéraire.

D.B. – Et enfin, quels sont les mots que vous souhaiteriez nous confier à l’occasion de ce centenaire et pour la mémoire de l’auteur pour lequel vous avez tant œuvré ?

C.R. & J.C. – Ni prodige ni miracle, assurément, Raymond Radiguet a travaillé ardemment, sept années durant – le tiers de sa vie –, à l’élaboration d’une œuvre tout entière à son image, d’ombre et de lumière. Sous l’apparence du désordre, l’expression d’un ordre intérieur impérieux, l’alliance jamais rompue de la jeunesse et de la maturité ne sont-elles pas à l’origine de cette fascination qu’il exerce aujourd’hui encore, cent ans après sa mort ?

Propos recueillis par Dan Burcea

Crédits photo : © Anne Vassivière. Photo prise le 14 novembre, lors d’une séance de signature de Chloé Radiguet et Julien Cendres chez Christie’s.

Œuvres citées dans cet entretien :

Raymond Radiguet, Œuvres complètes : Édition définitive, Grasset, 2023, 944 pages.

Chloé Radiguet et Julien Cendre, Raymond Radiguet, un jeune homme sérieux dans les années folles, Éditions Robert Laffont, 2023, 320 pages.

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