Les Sacrifiés de Sylvie le Bihan : entre l’amertume du triomphe et l’immense plénitude du duende

 

 

Sylvie le Bihan nous avait habitué avec son écriture puissante dans des romans où amour, possession, jalousie, vengeance et espoir offraient à ses personnages un espace narratif à la mesure de leurs bouleversants destins.

Les Sacrifiés, son nouveau roman publié aux Éditions Denoël, ne fait pas exception, nous proposant un espace encore plus ample – presqu’un siècle d’histoire tourmentée allant des félices años veingte espagnoles et jusque dans les années 2000.

Le roman impressionne par sa richesse thématique, par son écriture parfaitement maîtrisée et par son intensité narrative. Plus qu’un roman d’apprentissage, plus même que la fabrique d’un héros, comme il a été défini par la critique, Les Sacrifiés est à mon sens l’atelier secret de la naissance d’un destin singulier, un récit capable d’embrasser la problématique plus large du devenir humain dans tout ce que celui-ci a de plus dramatique, de vrai et de puissant. Tout en explorant le sens ultime de l’existence humaine face aux vicissitudes de l’Histoire, le roman sonde la profondeur du sentiment amoureux, de l’amitié, de la fidélité et de l’honneur, de la peur et du courage, de l’héroïsme dans tout ce qu’il possède de sublime, de fou et d’inconscient, sans oublier les voies tortueuses des jeux politiques qui les hantent par leur lot d’exaltation et de désillusions.

Enfin, Les Sacrifiés est l’histoire d’une « immense plénitude » et par-dessus tout, d’une attente douloureuse, toute aussi longue qu’une existence entière dédiée à la recherche de son génie intérieur, de son propre duende, pour arriver jusqu’à l’évidence ultime de « l’amertume du triomphe » qui inondera le cœur du personnage principal du roman.

Ce héros s’appelle Juan Ortega, gitan andalou qui, au moment de quitter à quinze ans la ganadería, l’élevage de Muria, des taureaux de combat, à la finca Zahariche, dans la commune de Campana, près de Séville, pour se mettre au service du toréro Ignacio Sánchez Mejías comme cuisinier, reçoit de la part de son père cette exhortation à la prévoyance et au silence absolu : « Tu te tiens bien droit et tu dis rien sauf si on te pose une question ». Sa mère, María Ortega, lui avait laissé en revanche ce mot d’ordre qui résonnera toute sa vie comme une exhortation salutaire : « Mon fils, ne montre jamais que tu as peur ». Pour elle, « être un Ortega, c’est porter dans son sang le courage et la mort ».

C’est dire le monde légendaire qui s’ouvre devant lui au service du grand toréro Ignacio Sánchez Mejías « le maestro connu pour son mépris du danger, son goût immodéré du risque et son obstination », même si l’on disait de lui qu’il lui manquait la grâce.

Avec l’entrée en scène d’Encarnación López Júlvez, plus connue sous son nom de scène de La Argentinita va s’ouvrir un long chapitre passionnel entre la belle danseuse de flamenco et Ignacio, le toréro tombé sous son charme. La sœur cadette d’Encarnación, Carmen López, elle aussi danseuse de flamenco, aura son rôle à jouer dans cette histoire. Entre ces deux femmes, Juan aimera en secret l’une et rejettera l’autre. Ce sera le début d’une intrigue sinueuse, au dénouement inattendu, sur laquelle se construira un des chapitres importants de ce roman.

Sylvie le Bihan décrit avec acuité ces jeux multiples qui vont se mettre en place d’abord sur le plan sentimental entre les protagonistes de son roman et ensuite l’effervescence avec laquelle les intellectuels espagnols répondront aux aspirations de leur époque. La proclamation le 14 avril 1931, dans la liesse populaire, de la IIe République allait faire souffler « un vent de liberté farouche sur un peuple assoiffé de justice après des années de censure et d’oppression ».

Mais celui qui va briller le pluspendant cette époque, ce sera le grand poète Federico García Lorca, ami proche d’Ignacio auquel il va dédier Chant funèbre pour Ignacio, et d’Encarnación, son amie fidèle. Les derniers jours et la fin tragique du poète formeront un roman dans le roman, mélange d’histoire littéraire et de vie intime, de conviction et d’engagement intellectuel par-delà le combat politique, d’attachement mais aussi de jalousie et de cruauté de la part des guardia civil assassines qui ont conduit à sa mort dramatique. Ses derniers jours et sa fin tragique feront de lui « le martyr de tout un peuple ».   

La partie historique dédiée à la guerre civile, « cette guerre fratricide » qui allait déchirer l’Espagne entière, occupe une place importante dans l’économie du roman, allant sans doute justifier le choix du titre donné par Sylvie le Bihan à son récit. « Les sacrifiés » sont sans doute ceux qui font partie de cette jeunesse aspirant à la liberté et étaient tombés tragiquement dans les embuches de leur propre naïveté idéologique, mais aussi tous ceux des Brigades internationales venus combattre les armées de Franco au sacrifice de tant de vies, de la Retirada, l’exil de presqu’une demi-million de personnes vers l’autre côté des Pyrénées. Cela ne fait que donner une dimension encore plus grande de l’absurdité de cette guerre sur laquelle Antoine de Saint-Exupéry écrivait : « En guerre civile, l’ennemi est intérieur, on se bat presque contre soi-même ».

Scruté du point de vue de la construction narrative, Les Sacrifiés dévoile une dynamique et une complexité particulières concernant à la fois les dimensions d’espace et de temps sur lesquelles il convient bien de nous arrêter ici.

Ainsi, en accompagnant ses personnages dans leurs pérégrinations, à l’intérieur de l’Espagne, en Europe et en Amérique, Sylvie le Bihan montre toute la complexité de leur vécu à l’origine ou ayant permis la formation de leurs personnalités. Madrid, New York, Londres, Paris sont des lieux chargés chacun d’une symbolique particulière, celle d’offrir principalement à ces personnages des havres de paix.

Deux exceptions font la différence dans cette géographie romanesque portant leur caractère de lieux de mort : il s’agit de l’arène, lieu de gloire et de danger où le torero regarde « mille fois la mort en face » et de l’endroit où « l’obscurité profonde » des lieux est transfigurée en paysage de l’enfance et où, devant le peloton d’exécution, Federico Garcia Lorca entend la musique compatissante « de petites bulles telles des larmes » de la source d’Aynadamar qui accompagne ses derniers instants.  

L’utilisation récurrente de l’analepse est un autre moyen mis en place par l’autrice pour aider cette fois à focaliser le déroulement de l’action dans un aller-retour des années ’30 aux années 2000. En cela, Sylvie le Bihan a eu la brillante idée d’introduire un deuxième angle auctorial dans la personne du Robert Loisel, bouquiniste sur les quais parisiens des Grands-Augustins et ami de Juan Ortega, devenu maintenant un vieil homme. Le dialogue entre ces deux hommes fonctionne vraiment comme un élément déclencheur de ces retours en arrière, vrai catalyseur de l’intrigue du roman, provoquant même le surprenant dénouement final.

Le décryptage du roman implique, comme on peut le constater, une lecture multiple qui échappe à la tentation d’une uniformité réductrice. Ce que nous pourrions appeler le corpus épique, contenant les faits proprement historiques est doublé sans cesse par l’écho qu’ils impriment dans la conscience des personnages, et particulièrement de celui de Juan Ortega, mais aussi d’Encarnación, de Federico ou de Carmen. Ce lieu d’intériorité rassemble tout ce que toute une génération de ’27, dont Encarnación était devenue la muse, a accumulé comme joies et tristesses, espoirs et désillusions, combat contre la censure et pour la liberté d’expression : « Tous vivaient à cent à l’heure, mêlant dans un bouillonnement incessant alcool, musique, revendications sociales, utopies anarchistes et discours vantant les mérites d’une république qui rendrait au peuple justice et dignité ».

À la fin de ce périple, arrivé à l’âge du bilan de sa vie, Juan, le gitan andalou, ne pouvait oublier ni les êtres chers qui avait traversé sa vie ni les carrefours qu’il avait dû emprunter pour retrouver sa voie et atteindre enfin son duende, son inconsolable désir d’amour et son inépuisable soif de justice.

La montera d’Ignatio et les pages de La Amargura del Triunfo, ce livre qui réveille en lui tant de souvenirs, sauront le consoler.

Ou, au contraire, ouvrir une blessure inconsolable ?

La réponse dans ce roman puissant, sensible et profondément humain.  

Dan Burcea

Crédits photo : © Eric Garault / Pascoandco

Sylvie le Bihan, Les Sacrifiés, Éditions Denöel, 2022, 320 pages.  

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