Grand Entretien. Aude Terray : « Il y a chez Marthe Bibesco une forme d’orgueil et d’impatience, un impérieux désir d’intensité et de liberté, dans sa manière d’avancer et de faire face »

 

Aude Terray est historienne, journalise et écrivaine. Elle publie aux Éditions Tallandier dans la très connue collection Libres à elles la biographie La Princesse Bibesco – Frondeuse et cosmopolite. En guise de préambule, nous reproduisons ici le portrait que l’éditeur fait de cette princesse « roumaine de naissance et française de plume » dans la quatrième de couverture de ce livre : « Marthe Bibesco a tout vécu, les tragédies de son siècle, les drames intimes et les trahisons, la célébrité, le luxe inouï et l’exil désargenté à Paris à partir de 1945. »

Bonjour Aude Terray, ces quelques lignes que nous venons d’évoquer en introduction sont autant d’arguments pour justifier votre choix d’écrire la biographie de la Princesse Bibesco. Par quel chemin êtes-vous arrivée jusqu’à vous intéresser à cette femme unique qui a traversé presqu’un siècle d’Histoire ?

Bonjour Dan Burcea et merci de m’inviter à votre tribune. Ma rencontre avec Marthe Bibesco a été littéraire et fortuite. En rangeant une bibliothèque familiale, je suis tombée sur Le Perroquet vert et Un bal avec Marcel Proust dont les titres m’ont intriguée ; j’ai été éblouie par leur originalité et leur charme et j’ai voulu en savoir plus sur leur autrice dont je pressentais en la lisant la modernité et la complexité. À mon grand étonnement et alors que je croyais bien connaître la littérature de l’entre-deux-guerres, je découvrais que la princesse Bibesco avait été un des écrivains les plus lus de sa génération, qu’elle avait été traduite dans le monde entier, encensée par la critique, distinguée par les plus grands prix littéraires et que ses admirateurs étaient Rainer Maria Rilke, Paul Claudel, Francis Jammes, Marcel Proust. Ses œuvres avaient même figuré parmi les premières adaptées au cinéma. Étonnamment, il semblait que l’Histoire l’avait oubliée.

La très riche bibliographie que vous mentionnez à la fin de votre livre, les nombreuses notes qui accompagnent votre texte sont autant de preuves du long travail de documentation que vous avez entrepris. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

Je me suis d’abord plongée dans ses livres et elle avait beaucoup écrit ; ses romans comme ses essais sont parcourus de bribes autobiographiques et sa magnifique correspondance en trois tomes avec l’abbé Mugnier est une mine d’informations. Les 65 cartons de sa correspondance à la Bibliothèque nationale de France permettent de saisir la femme intime avec ses failles et ses transformations mais aussi la femme de réseau qui avait connu tous ceux qui comptent durant un siècle. J’ai également pu consulter à Londres grâce à l’autorisation exceptionnelle de son arrière-petite-fille Jean Ghika les archives familiales, notamment les soixante-trois ans de son journal intime et les lettres poignantes que sa fille Valentine lui envoie de Roumanie de 1945 à 1949. J’ai aussi passé des heures d’entretien avec Mihai de Brancovan qui est arrivé en France à l’âge de 16 ans et que Marthe Bibesco a pris sous son aile ; il m’a confié ses souvenirs extrêmement vivants et de nombreux documents privés. Nous sommes devenus amis.

Mais il y a eu aussi, je tenais à le mentionner, des visites en Roumanie pour des recherches dans les archives de ce pays et des rencontres avec des personnes sur place, comme notre amie commune, Alina Pavelescu. Quel sentiment avez-vous éprouvé lorsque vous avez marché sur les pas de Marthe Bibesco qui aima si fort son pays natal ?

Vous avez tout à fait raison. Cela a été déterminant pour moi d’aller sur les traces de Marthe Bibesco en Roumanie, de découvrir « sa Dacie heureuse » comme elle aimait l’appeler. J’ai bénéficié d’un accueil extraordinaire et je tiens à remercier Radu Albu-Comanescu, professeur à l’Université de Cluj qui m’a initiée avec une patience infinie à l’histoire si complexe de la Roumanie et qui m’a fait connaître les récents travaux et publications qui touchaient de près ou de loin Marthe Bibesco ainsi qu’Alina Pavelescu, directrice adjointe des Archives nationales de Roumanie qui avec une efficacité remarquable m’a permis d’avoir accès à quantité de documents totalement inédits et essentiels à ma recherche qui se trouvent à la Bibliothèque nationale et les Archives nationales de Bucarest. Je n’oublierai pas notre déjeuner à trois, Alina, Radu et moi, à deviser à l’ombre des platanes de la Dâmboviţa, Marthe était parmi nous.

Lors d’une interview au moment de la parution d’une précédente biographie dédiée à « Madame Malraux », vous avez parlé de votre souhait d’écrire « une biographie romanesque et vivante, en imbriquant le portrait psychologique avec le contexte historique [1]». Est-ce que c’est aussi le cas dans celle-ci, dédié à la Princesse Bibesco ?

C’est effectivement ce qui m’a passionnée, l’imbrication du destin tout à fait hors du commun de Marthe Bibesco avec les tragédies de son siècle. Sa traversée fut vertigineuse et éminemment romanesque, commencée en 1886 à Bucarest, achevée en exil à Paris en 1973.  Elle s’est trouvée aux premières loges de l’Histoire parce qu’elle était l’intime des grands de ce monde et elle a joué un rôle actif de diplomate de l’ombre. Elle a pris des risques et elle en a payé le prix fort, surveillée par la Securitate (je renvoie sur ce point aux travaux d’Alina Pavelescu[2]). C’est pour lui éviter l’arrestation que les Britanniques ont mis à sa disposition une place dans un avion militaire de la RAF. Quand elle arrive à Paris en septembre 1945, elle est persuadée qu’elle pourra retourner rapidement en Roumanie et ne se doute pas qu’il lui faudra attendre onze ans dans l’angoisse avant de pouvoir serrer dans ses bras sa fille Valentine. Elle se battra sans relâche afin d’obtenir son transfert à Londres. Cette séparation a été la tragédie de sa vie.

Le sous-titre de votre biographie, « Frondeuse et cosmopolite » s’inscrit-il également dans ce projet romanesque, aux couleurs si romantiques, oserais-je dire ?

J’ai vite compris en me plongeant dans ses écrits et dans les archives que Marthe Bibesco était un personnage flamboyant. Elle n’avait jamais laissé indifférent sur son sillage, elle avait d’ailleurs été une personnalité controversée.

Frondeuse elle l’a été notamment dans ses écrits, en osant aborder des thèmes audacieux pour l’époque : le désir féminin, l’inceste, la maternité castratrice, l’obscurantisme religieux, la soumission de la jeune femme ; elle dénonce la nuit de noces et « le mari assassin de délicatesse ». Elle a été également irrévérencieuse à l’égard de la cour de Roumanie. Elle se moquait du « qu’en dira-t-on », pouvait parfois sembler provocatrice. Elle se méfiait de la doxa du moment et ne se fiait qu’à son propre jugement, ce qui lui a valu quelques prises de position imprudentes. Elle avait l’ironie mordante. Elle était infiniment originale, multiple, jouant les contrastes. Cela pouvait agacer.

Cosmopolite, elle l’était de naissance, fille et nièce d’ambassadeurs et de ministres des Affaires étrangères, aristocrate aux ramifications européennes, femme de réseau international aussi à l’aise dans les milieux littéraires, diplomatiques que celui des affaires. Elle ne cesse de sillonner le monde et les airs, traversant l’Asie mineure en voiture en 1908, madone de l’Orient Express « sa patrie ambulante », insatiable et intrépide voyageuse à bord des premiers avions qu’elle appelle « ses oiseaux ». Avec son mari Georges Bibesco, président de la puissante Fédération internationale de l’Aviation, elle a fait équipe et incarné le cosmopolitisme et la modernité des années Trente.

Marthe Bibesco illustre par sa propre personne non pas une mais plusieurs natures, toutes vouées à la célébrité : la femme, la personnalité publique, l’écrivaine. Chacune mérite une attention particulière : c’est la raison pour laquelle je vous propose de nous arrêter sur chacune d’elles. Quelle femme a été Marthe, née Lahovary, de lignée historique noble et prestigieuse dans l’Histoire roumaine, devenue princesse par son mariage avec Georges Bibesco, mais en même temps femme sensible, blessée dès son enfance et sa jeunesse qui vit, selon les titres de vos chapitres « une enfance triste » dans « une cage dorée » ?

Ce qui m’a infiniment plu chez Marthe Bibesco, c’est qu’elle ne s’est jamais laissé enfermer dans aucun carcan et qu’elle ne s’est jamais posée en victime. Il y a chez elle une forme d’orgueil et d’impatience, un impérieux désir d’intensité et de liberté, dans sa manière d’avancer et de faire face. Mais elle savait aussi être attachante, elle était une passionnée, capable d’amour inconditionnel et de fidélité sans faille dans l’amitié. Marthe était une personnalité complexe et tiraillée entre sa quête de l’absolu et la frivolité mondaine, entre l’amour de la vie et l’obsession de la mort, entre les doutes intimes et la flamboyance affichée.

Si sa mère Emma Mavrocordat abandonne simplement sa fille dès la naissance, Jean Lahovary sera celui qui « la console enfant, toujours exigeant, précis et attentif à sa formation intellectuelle, qui la comprenait à demi-mot, lui disait sa fierté, montrait le chemin et donnait confiance ». Quelle influence aura cet environnement familial sur le caractère de la Marthe ?

Marthe a été rejetée par sa mère. Elle était une enfant que l’on qualifierait aujourd’hui de précoce, un peu remuante et d’une rare beauté mais sa mère ne la voit pas, pire elle s’en agace, elle est dure, cassante avec sa fille. Emma est exclusivement accaparée par elle-même et son mal de vivre, marquée par la mort à huit ans de son fils adoré, et par l’obsession de mettre au monde un autre fils. Cette carence maternelle est la blessure originelle de Marthe, mais à mon avis, elle explique aussi sa force de caractère qui s’est forgée dans la révolte de l’enfant mal aimé. Comme vous l’évoquiez, c’est son père, Jean Lahovary, diplomate et homme de grande culture qui l’a sauvée et lui a transmis son goût pour l’histoire, l’architecture et la littérature. Il a été pour Marthe l’homme admiré.

Peut-on finalement peindre d’elle un portrait de femme heureuse, à la mesure de sa beauté et de son intelligence ? Plus encore, pour reprendre votre propre question dans le chapitre Marthe et l’amour, « Que cherche la jeune femme dans l’amour ? »

Marthe a fait un mariage d’amour en épousant le séduisant prince Georges Bibesco qui est aussi doué pour les exploits sportifs que pour développer les affaires familiales. Elle découvre vite qu’il est un cavaleur. Elle en souffre profondément mais la condition d’épouse délaissée la révolte. Son tableau de chasse est de premier choix, elle a à ses pieds l’héritier impérial Guillaume de Prusse, le roi d’Espagne Alphonse XIII, le prince de Beauvau-Craon, le brillant Henry de Jouvenel (et bien d’autres encore !) qui tous louent sa beauté et son intelligence. Certains seront ses amants, aucun ne la rendra heureuse. À sa manière, elle restera fidèle à son mari jusqu’au bout. En grande partie grâce aux archives roumaines, j’ai pu saisir l’intimité tourmentée du couple qu’elle formait avec Georges ; on assiste en lisant leurs lettres à l’histoire de deux fortes personnalités qui se déchirent mais restent indéfectiblement liées.

Son influence en tant que personnalité publique est immense : elle est de tous les combats, son inépuisable énergie embrasse toutes les causes en Roumanie et en Europe et son attachement au bien de son pays et aux causes nobles du XXe siècle témoigne de son grand humanisme. Quelle est, selon vous, la vraie dimension de sa personnalité politique et humaniste dans un siècle si tourmenté comme ce fut celui qu’elle a traversé ?

Marthe a mis à profit son impressionnant réseau international pour faire connaître son pays puis pour tenter de le sauver du nazisme et du communisme. Dans les années trente, elle passe beaucoup de temps au Royaume-Uni qui la fascine pour sa monarchie constitutionnelle, ses traditions, son pragmatisme et sa liberté intellectuelle. Elle l’appelle avec admiration la « Proud Country ». Elle a ses habitudes au 10 Downing Street chez le Premier ministre travailliste Ramsay Mac Donald, et se prend de passion pour Winston Churchill dont elle écrira la biographie. Marthe et Georges Bibesco ont clairement choisi leur camp, ils sont d’ailleurs mal vus des Légionnaires qui prennent le pouvoir en Roumanie en 1940 et Mogoșoaia est perquisitionné, tous les papiers confisqués. Marthe a soutenu et financé la France libre et elle est également venue en aide aux Juifs persécutés. Elle est une femme clairement engagée du côté des démocraties libérales et rêve d’une Europe au sein de laquelle la Roumanie serait le pont entre sa partie occidentale et orientale.

Il y a un côté qui concerne également sa personnalité publique : celle qui est liée à ses origines et aux propriétés qu’elle a possédées. Je pense surtout au Palais Mogoșoaia que vous avez sans doute pu visiter lors de vos voyages à Bucarest. On dit que sa présence et toujours vivante dans ces lieux, même si le temps et les violences de l’Histoire sont passés par là. Faites-vous le même constat en tant qu’historienne et biographe de cette femme d’exception ?

En effet, c’est avec une émotion particulière que je suis allée à la rencontre de Marthe Bibesco dans ses paradis perdus, la maison de son enfance à Bucarest, les vestiges de son château de Posada au pied des Carpates mais surtout à quelques kilomètres de Bucarest, Mogoșoaia, son palais rose, miraculeusement intact, qu’elle a restauré avec passion pendant vingt-cinq ans dans un style très personnel et où elle a organisé des réceptions féériques. Marthe y recevait « le gratin » européen et elle était guidée par une idée fixe, faire rayonner la Roumanie ; elle organisait d’ailleurs pour ses invités la tournée des monastères et des villages. Aujourd’hui, les allées du parc et les salons sont remplis de groupes scolaires et de touristes. Et moi, partout, j’ai cru la voir apparaître dans sa tunique blanche et plissée de chez Fortuny qu’elle aimait porter dans son petit royaume des cygnes et des nénuphars.

Il nous faudrait sans doute de longs moments pour parler de la Princesse Bibesco, l’écrivaine. Presque oubliée aujourd’hui, comme le disiez au début, elle fut une autrice prolifique, abordant tous les genres littéraires sous son vrai nom ou sous celui de Lucile Decaux, connaissant des moments de gloire, des prix, des titres académiques et de la reconnaissance, mais aussi de reproches, surtout venant des critiques français ou des intellectuels roumains. Quelle est l’image que vous retenez de son œuvre et laquelle vous a le plus impressionnée, pour nous en parler brièvement ici ? 

Marthe, femme multiple, a été avant tout un écrivain. L’unité de sa vie a été la littérature. Elle a eu très tôt la révélation de Chateaubriand et les Mémoires d’outre-tombe l’ont accompagnée jusqu’au dernier jour. En littérature aussi, elle a été multiple et a osé la liberté. Elle a été romancière, épistolière, poète, mémorialiste, journaliste mais aussi l’auteur de romans de gare sous un pseudonyme Lucile Decaux (allusion à la sœur de Chateaubriand ce qui est un peu osé pour signer des bluettes !) qui font fureur. Elle dévoile très vite qu’elle en est l’auteur et revendique avec aplomb le droit et le talent de tout écrire. Le grave comme le léger. L’académique comme le commercial. Toujours son esprit frondeur ! En France, les critiques littéraires lui ont été fidèlement favorables. En Roumanie, certains lui reprochaient son choix d’écrire en français et n’ont pas apprécié sa peinture des campagnes roumaines dans Isvor, le pays des Saules.

Peut-on parler aujourd’hui d’un héritage intellectuel et surtout moral de sa part qu’il faut chercher non pas dans ce que notre époque appelle vulgairement « actualité », mais dans ces œuvres et dans sa vie, telle que vous la décrivez si magistralement dans ce livre que vous lui dédiez ? 

Je pense qu’elle a laissé au monde une œuvre littéraire foisonnante qui mérite largement d’être redécouverte ainsi que son palais de Mogoșoaia qui est son œuvre patrimoniale et qui n’a pas quitté ses rêves jusqu’au dernier jour. C’était une grande fierté pour elle d’avoir sauvé ce monument exceptionnel et un immense soulagement d’apprendre dans les années soixante que le caveau familial qui se trouve dans le parc était intact.

Le destin de la Princesse Bibesco a cela d’exceptionnel : il offre l’image de celle qui « tend malgré elle aux heureux de ce monde le miroir d’un désastre qui fait peur, celui de la ruine et du déclassement ». Sa dignité devant la cruauté de l’Histoire est d’une rayonnante et digne valeur. Peut-on parler d’elle comme d’un rare exemple de femme se tenant droite devant la génération actuelle et de celles qui vont suivre ?

Marthe n’avait nulle amertume, nulle nostalgie. Celle à qui tout avait été donné et à qui tout avait été repris, se déclarait à la fin de sa vie « allégée de tout ce qu’elle a perdu ». C’était son panache. Et une sacrée leçon de vie.

[1] https://www.mollat.com/videos/aude-terray-madame-malraux

[2] Alina Pavelescu, Martha Bibescu si vocile Europei [Marthe Bibesco et les voix de l’Europe], Editura Corint, Bucarest, 2017; https://www.libris.ro/martha-bibescu-si-vocile-europei-alina-pavelescu-COR978-606-793-104-4–p1163897.html

 

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