Lire pour donner à voir : Panorama I, d’Étienne Ruhaud

 

 

Il est à la fois facile, parce qu’elle se trouve autour de nous, à portée de main et d’idées, sur le plan doxique pour le moins, et difficile, pour la raison juste avancée, qui se retourne alors pour faire obstacle : rien n’est plus ardu à voir que ce que l’on a sous les yeux, quelquefois, d’évoquer la littérature qui nous est contemporaine. En intitulant Panorama I son dernier livre publié en 2024 aux éditions Unicité, lequel rassemble avant tout des articles et des entretiens, Étienne Ruhaud signale qu’il entend donner une vue large et distanciée des textes qui l’ont environné pendant dix-sept ans, de 2005 à 2021, mais encore représentative d’une certaine vision littéraire. En effet, il apparaît vite que, malgré l’apparence de « fourre-tout » que pointe d’emblée la quatrième de couverture, les hasards objectifs des rencontres et du cœur ont doté de fils conducteurs la somme critique offerte à nos yeux.

Pour commencer, un premier fil rouge tient à ce que l’essentiel des œuvres concernées est fictionnel. Même lorsque leur projet inclut des faits, de l’autobiographique, ces œuvres y mêlent, sauf exception, des traits créés qui en biaisent la factualité. Pour continuer, comme l’annonce le critique lui-même, presque tous les auteurs convoqués sont « généralement méconnus », si ce n’est inconnus – du grand public, en tous cas. C’est donc une part de l’ombre ou encore un extrait des marges de la littérature contemporaine qui sont mis ici en lumière, au gré des notes consignées.

On retrouve, du reste, cette idée de marge au cœur des œuvres retenues pour entretien ou recension. Effectivement, à l’image du recueil qui les fait coexister, celles-ci sont hétérogènes pour la plupart, hybrides, équivoques – c’est flagrant pour celles qui touchent au roman, d’une manière ou d’une autre. Plus précisément, elles sont chimériques, en ce sens qu’elles résistent aux classifications ordinaires. Pour les décrire, fréquemment, le critique tâtonne, procède par exhaustion en sorte d’en accoucher du cadre générique. C’est ainsi, par exemple, que l’œuvre intitulée Fête la mort !, de Jacques Cauda, est d’abord qualifiée de « folie littéraire », puis de « [r]écit de l’imaginaire », enfin d’ « autobiographie du désir », en vue d’en saisir le principe directeur. De même, Les Fosses célestes, d’Odile Cohen-Abbas, sont-elles appréhendées « comme une sorte de récit initiatique plus proche du conte allégorique, du poème en prose, que d’une narration à proprement parler », avant d’être versées au compte d’une « odyssée du rêve ».

Chimériques, les œuvres éclairées le sont encore pour être pleines de rêve, justement, de décalages logiques et d’imaginaire – globalement, pour le moins. Le goût du surréalisme de l’auteur et son tropisme pour les éditions Rafaël de Surtis ne comptent sans doute pas pour rien dans cette convergence esthétique. C’est ainsi que Vitamines noires et La Nuit est toi, de Claire Boitel, sont mis à l’honneur pour leur onirisme, de même que L’Âme-chambre, de Prisca Poiraudeau, qui donne à lire des « récits […] tout entiers portés par le rêve », un « monde chimérique ». Au demeurant, régulièrement, le défaut – voire l’absence – de narration convenue des intrigues est pointé, au profit d’associations libres, fantasmatiques, d’architectures singulières répondant aux forces du désir.

Un autre fil rouge traverse le recueil, tout aussi prégnant que les précédents : celui de la poésie. La majorité des articles publiés traitent de ce genre littéraire insuffisamment visible mais « vivant », suivant le mot de l’auteur dans sa conclusion. Ce penchant ne s’arrête pas, d’ailleurs, aux frontières usuelles de ce genre, puisque la formule « récit poétique », telle que définie par Jean-Yves Tadié, revient souvent au fil des pages pour désigner les textes évoqués. Chère aux yeux du critique, la poésie l’est tellement qu’elle pénètre au cœur du roman, dans son essence narrative même : « Récit de l’errance, récit du deuil, Sérotonine est aussi un long morceau de poésie », peut-on ainsi lire, de façon signifiante. Par là même se voit soulignée la charge lyrique et expressive de l’avant-dernier opus de Michel Houellebecq, dont l’un des recueils de poèmes, Configuration du dernier rivage, fait l’objet d’une note préalable.

En fin de compte, de cette dilection pour la poésie émerge une poétique marquante, une vue d’ensemble de ce que peut être l’écriture, dans le recueil d’Étienne Ruhaud. Résolument située du côté des textes marginaux, libres des recettes esthétiques qui fondent la plupart des gloires commerciales, cette vue célèbre des textes audacieux, qui osent infiltrer des lieux autres, imprévus, soufflés par l’inconscient notamment, et qui réclament des formes nouvelles échappant aux règles génériques habituelles pour faire sens. À ce titre, au bas mot, Panorama I honore le « vœu le plus cher » de son auteur, tel qu’il est énoncé dans l’avant-propos : celui de se faire « passeur littéraire », puisque telle est, selon lui, « la mission du critique » dans ses livres.

Galien Sarde

Étienne Ruhaud, Panorama I, Éditions Unicité, 2024, 388 pages. 

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