Interview. Ion Codrescu : « Je pense que l’humanité d’Ovide est le mot clé qui ouvre beaucoup de portes dans les espaces de sa personnalité »

 

 

Lettres à Ovide est un ouvrage collectif quadrilingue contenant des missives écrites en latin, roumain, français et anglais par des personnalités diverses dont le point commun est l’admiration vouée au poète latin exilé à Tomis, aujourd’hui Constanţa, en Roumanie, au bord du Pont Euxin, nom antique de la Mer Noire. L’initiative de cette publication appartient en tant qu’éditeur à Ion Codrescu, artiste peintre, écrivain, et professeur d’arts plastiques. Les nombreux contributeurs à cet ouvrage viennent de domaines divers en lien avec l’œuvre ovidienne de par leur formation d’enseignants latinistes ou de par leurs contributions autour de la personnalité et l’héritage laissé par le poète latin.

Permettez-moi de commencer notre discussion par dire que votre intérêt pour la personnalité du poète latin Ovide n’est pas le fruit du hasard. Vous êtes lié à celui-ci par le fait que vous vivez dans la ville où il a connu l’exil, mais aussi par les souvenirs de votre adolescence. Quel rôle a joué tout cela dans votre rapprochement avec le poète Ovide, dont la statue préserve la présence dans le centre historique de la ville ?

Mon intérêt pour l’œuvre d’Ovide a été stimulé par ma professeure de peinture à l’école supérieure de musique et des beaux-arts de Constanţa.

Me voyant lire un livre à la récréation ou avant que le professeur n’arrive en classe et que nous ne commencions le cours, elle m’a donné comme devoir une composition inspirée d’un poème écrit par Ovide dans la citadelle de Tomis, l’actuelle ville de Constanta. Après avoir réalisé cette composition en technique mixte (aquarelle et encre), l’enseignante – appréciant ce que j’avais fait – m’a suggéré d’imaginer qu’Ovide aimerait recevoir une lettre de ma part lui expliquant comment j’avais transformé/métamorphosé les mots de son poème en lignes, en formes et en couleurs. Bien que l’idée d’écrire à un poète qui a vécu il y a près de 2000 ans me paraisse fantaisiste, j’ai suivi le conseil de mon professeur et j’ai relevé le défi. À cet âge, je ne savais pas grand-chose sur Ovide : qu’il avait été exilé (ou plutôt relégué) dans la forteresse de Tomis, et qu’il y avait une statue à son effigie au centre de notre ville.

J’ai commencé à me documenter et à lire presque tout ce que le poète latin avait écrit.

 

 

J’ai été ému d’apprendre qu’Ovide, à cause de sa poésie et d’une erreur (carmen et error), au sommet de sa gloire, a été exilé par l’empereur Octave Auguste et contraint de vivre en terre étrangère, au bord du monde (sur un limes), dans un endroit peu sûr, en proie à la barbarie, aux agressions, aux conflits entre les Tomitains et les autres populations, loin de sa famille, de sa maison, de ses amis, dans un pays au climat rude comparé au climat doux de Rome et dans un endroit où il ne pouvait pas communiquer dans sa propre langue. Bien sûr, dans mon carnet de croquis et d’esquisses, j’ai aussi trouvé de la place pour un projet de lettre demandée par ma professeure de peinture. Ce projet, à son tour, a connu plusieurs versions jusqu’à ce qu’il prenne une forme définitive. Plus tard, lorsque je suis devenu professeur d’histoire de l’art, ma passion pour l’œuvre du poète exilé à Tomis s’est accrue et j’ai commencé à faire des recherches sur les peintures mythologiques inspirées des Métamorphoses, car je devais expliquer aux étudiants les sources des compositions de la Renaissance, du baroque, du rococo, de la modernité et de la contemporanéité. Dans mes carnets de croquis, j’ai ajouté de temps en temps d’autres ébauches de lettres à Ovide.

Une bonne partie de mon activité d’enseignant s’est déroulée à l’Université Ovidius de Constanta, où, en 2015, j’ai réalisé un projet d’exposition intitulé OVIDIANA – DE L’ESPACE POÉTIQUE À L’ESPACE PLASTIQUE, avec des étudiants, certains en maîtrise, des collègues et des artistes visuels de Roumanie. Comme vous le remarquez, Ovide a continué à faire partie de ma vie et de mes projets artistiques et littéraires.

 

 

Vous êtes avant tout artiste peintre, de par votre formation et votre activité dans ce domaine. Pour faire le lien entre la peinture et la poésie, il est impossible de ne pas évoquer la célèbre expression, ut pictura poesis. Quel est, selon vous, le lien qui existe entre les deux genres artistiques dont Horace évoque la similitude supposée dans son Ars poetica ?

Oui. Tout d’abord, je suis un artiste visuel. Je peins à l’aquarelle et à l’encre, je fais du travail graphique et j’ai illustré de nombreux livres publiés par des éditeurs en Roumanie, en France, au Royaume-Uni, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Suède, au Japon et aux États-Unis. J’ai participé à plus de cinquante expositions personnelles en Roumanie et dans de nombreux pays sur trois continents. En même temps, depuis l’enfance, je suis attirée par la littérature. Les livres que j’ai écrits, grâce aux prix qu’ils ont remportés, m’ont permis de devenir membre de l’Union des écrivains roumains depuis 1995. Dans l’histoire de la culture universelle, il y a des noms célèbres d’artistes, tant en Occident qu’en Extrême-Orient (Léonard de Vinci, Michel-Ange, Giorgio Vasari, Albrecht Dürer, Eugène Delacroix, Eugène Fromentin, Wang Wei, Shi Tao, Yosa Buson, Miyamoto Musashi), qui, en plus de peindre, ont écrit des poèmes, des pages de journal intime, des essais ou des notes critiques. Si je vous ai donné ces exemples, ce n’est pas pour comparer la grandeur de leur art avec mes modestes tentatives de disciple, mais pour dire que je me suis engagé sur la voie qu’ils ont ouverte pour trouver la poésie dans la peinture et la peinture dans la poésie. L’expérience que j’ai acquise jusqu’à présent m’a permis de constater que, dans l’espace pictural comme dans l’espace littéraire, lorsque vous êtes devant le chevalet ou à la table d’écriture, vous devez respecter certaines exigences communes importantes : la peinture/le poème doit avoir un thème, un sujet, obéir à une composition qui inclut le rythme, l’harmonie, le contraste, la focalisation, les accents et avoir un style unifié. Le discours pictural/poétique doit également être expressif, communiquer et vibrer dans l’âme du spectateur/lecteur. Au cours de mon travail créatif dans le domaine de la peinture et de la littérature, je me suis souvent souvenu des méditations d’Horace sur la brièveté, l’équilibre, l’harmonie et la sérénité. Oui. Les liens entre les deux arts sont plus nombreux qu’on ne le pense à première vue, mais il serait long de les analyser ici. C’est pourquoi je me suis arrêté à quelques-uns d’entre eux.

Comment est née l’idée de publier les Lettres à Ovide que vous éditez ? Dans l’avant-propos du livre, vous faites quelques remarques que j’aimerais que nous mentionnions ensemble ici. Pouvez-vous nous donner plus de détails sur la manière dont a été accueillie votre initiative – disons inédite – de les rassembler et de les réunir en un volume ? Comment avez-vous procédé ?

Bien que la première lettre à Ovide ait été écrite en terminale, l’idée de produire un volume de lettres dédiées au poète exilé à Tomis est venue bien plus tard et s’est concrétisée il y a une dizaine d’années. Mon approche et mon éloignement d’Ovide ont alterné au fil des décennies, par des lettres écrites sur mes carnets de croquis et d’esquisses, par l’étude de tableaux célèbres inspirés de l’épopée mythologique des Métamorphoses (Botticelli, Raphaël, Titien, Véronèse, Tintoret, Poussin, Lorrain, Rubens), par la relecture de son œuvre, par le projet d’exposition OVIDIANA et par toutes mes compositions graphiques basées sur des thèmes et des motifs ovidiens. Je pourrais dire qu’Ovide a été l’un des thèmes qui ont catalysé ma créativité, mon imagination et mon activité en tant qu’artiste. Lors des rencontres internationales auxquelles j’ai participé en tant qu’artiste, écrivain ou professeur d’histoire de l’art, pendant les pauses café des congrès, colloques ou symposiums, j’ai parlé à ceux que je rencontrais de l’idée d’un projet de livre avec des lettres imaginaires à Ovide. J’ai demandé à Jean-Luc Lévrier – latiniste et traducteur d’Ovide en français – s’il avait trouvé un tel titre dans l’immense bibliographie consacrée au poète exilé à Tomis, et il m’a répondu qu’il ne pensait pas qu’il en existait un. Le projet me paraissait vaste, difficile et je devais continuer à faire des recherches pour éliminer les incertitudes et les doutes. Puis je me suis souvenu de ce que disait Brancusi : « Les choses ne sont pas difficiles à faire. Il est difficile de se mettre en condition de les faire ». Alors, en 2022, j’ai spontanément enclenché cet engrenage du projet de livre et j’ai composé une lettre-invitation que j’ai envoyée aux quatre coins du monde à ceux que je savais passionnés par l’œuvre d’Ovide, à ceux qui l’avaient lu, étudié sa création et l’avaient apprécié, pour qu’ils lui écrivent une lettre épistolaire. Je leur ai demandé d’imaginer qu’ils recevraient Ovide à un dîner, qu’ils le rencontreraient lors d’un colloque ou qu’ils prendraient un café à la terrasse de leur ville… De quoi discuteraient-ils avec lui ? Je leur ai laissé toute leur liberté thématique pour écrire ce qu’ils voulaient dans cette missive. Après quelques mois, j’ai été agréablement surpris par la réaction de ceux qui ont reçu l’invitation. Je dois noter que le courrier électronique et Facebook m’ont été utiles dans mon travail sur ce projet. J’ai reçu plus de courriels que je ne l’espérais au départ. L’idée que chaque lettre fasse l’objet d’une composition graphique de ma part dans le livre, dans laquelle il y aurait un lien entre un thème ovidien et le thème de la lettre envoyée par cet auteur nous a beaucoup plu. Chaque auteur a écrit son lettre à partir de son rapport avec le texte ovidien, en essayant de dialoguer avec lui à travers un parcours personnel, à travers une circonstance particulière, à travers un personnage fictif (Marcia – amie, collègue et amante d’Ovide), en faisant appel à Didon (reine de Carthage) des Métamorphoses, en s’inspirant d’un voyage à Rome ou sur l’île d’Ithaque, en combinant les faits avec la fiction et les repères connus avec les repères irréels. La difficulté de ce projet réside dans la sélection finale des textes, car il était impossible de publier toutes les lettres envoyées.

Quelle est la nature de ces lettres ? J’ai apprécié votre argumentation sur la nécessité d’une correspondance au fil des siècles pour consoler le poète exilé, qui envoyait beaucoup de lettres mais ne recevait que rarement des réponses. Faut-il comprendre qu’il y avait aussi une dimension émotionnelle dans votre démarche ?

Bien sûr. Outre d’autres raisons, ce livre est également né d’un substrat sentimental, comme vous l’avez deviné. Lorsque, adolescent, je lisais les Tristes et les Pontiques, j’imaginais la tristesse et l’abattement d’Ovide, qui ne recevait pas de réponse à ses lettres envoyées à Rome. Notre livre de lettres est comme un arc à travers le temps, comme une « revanche » sur son triste destin d’exilé. Bien que les lettres de notre volume ne soient pas envoyées depuis les mêmes lieux et les mêmes cultures, elles sont différentes par leur structure, leur longueur, leur composition, leur style et leur discours. Certaines lettres contiennent des détails sur la biographie des expéditeurs, sur le moment où ils ont rencontré pour la première fois les poèmes d’Ovide. D’autres missives contiennent des confessions et des commentaires sur certains thèmes ou sujets ovidiens. Comme nous vivons dans une époque post-post-moderne, la structure des lettres n’est pas classique. Parfois, le texte de certaines lettres ressemble à une confession ou à un essai. Cependant, dans l’ensemble, les lettres ont de nombreux points communs grâce au destinataire auquel elles sont adressées, elles se complètent et s’éclairent mutuellement, ce qui confère une fluidité sinueuse à la lecture et une force tectonique et dialectique pour le lecteur.  Le présent dialogue avec l’antiquité et les frontières entre les cultures et les langues disparaissent. Les épistoliers parlent directement à Ovide d’amour, d’amitié et de trahison, d’abandon, d’aliénation et d’exil, d’humilité, d’orgueil et d’altérité, de vérité et de mensonge, de l’écriture comme pharmakon et comme arme, de la relation artiste-pouvoir, etc.

Pourquoi un volume quadrilingue ? Quel est le profil des contributeurs, en termes de nationalités et de domaines professionnels ?

Au départ, le livre était conçu pour être publié dans une seule langue, mais au fur et à mesure que je recevais les lettres, j’ai décidé de laisser le texte des lettres dans la langue dans laquelle elles avaient été conçues, afin de ne pas en altérer le ton, les nuances, les subtilités, la couleur et l’expressivité. D’une part, j’ai voulu que ce volume soit un livre de lettres écrites à un ami cher que l’on n’a pas vu depuis longtemps. Comme vous pouvez l’imaginer, il existe une énorme bibliographie consacrée à Ovide et à sa création. Chaque année, de nouveaux titres, recueils d’articles, études, thèses de doctorat ou volumes de congrès, colloques et symposiums paraissent sur divers méridiens. Notre livre ne fait pas partie de cette immense vague de publications académiques. Je ne voulais pas faire un livre académique, épais, plein de notes de bas de page et avec une énorme bibliographie, comme les centaines de titres dans l’océan de volumes consacrés à Ovide. En revanche, afin de respecter au mieux la relation entre les auteurs des lettres et Ovide, j’ai laissé chaque lettre dans la langue dans laquelle elle a été écrite : roumain, anglais et français. Une note spéciale : nous avons également une lettre écrite dans la langue d’Ovide. Anca Dan lui a adressé sa lettre en latin. Cependant, afin de rendre les lettres aussi réceptives que possible, chaque auteur a rédigé un résumé dans une autre langue que celle dans laquelle la lettre a été écrite. Les mots d’une lettre sont involontairement imprégnés de l’esprit de l’auteur, mais la lecture de ces mêmes mots implique naturellement une couche d’interprétation de la part du destinataire. L’esprit du destinataire repose sur les mots écrits par l’expéditeur. Franz Kafka disait que lorsqu’on écrit une lettre, on a l’impression de jouer avec le fantôme du destinataire et avec son propre fantôme. Après une année de correspondance intense avec ceux qui se sont inscrits à ce projet, nous avons reçu des lettres de latinistes, de classicistes, de traducteurs, ainsi que des lettres de professeurs d’histoire de l’art, de prosateurs, de poètes, d’essayistes, de journalistes, de cinéastes, de diplomates, de musiciens et d’artistes plasticiens. Comme vous pouvez le constater, il s’agit d’un vaste éventail de domaines offrant de multiples perspectives pour lire et comprendre Ovide. Les correspondants sont originaires de neuf pays : Roumanie, France, Espagne, Suisse, Royaume-Uni, Suède, Canada, États-Unis et Japon.

 

 

Une lecture attentive des textes adressés au poète exilé révèle, bien sûr, un certain nombre d’aspects notables. Je me propose de me concentrer sur quelques-uns d’entre eux et d’essayer d’en analyser la pertinence. Le premier d’entre eux est l’universalité de l’œuvre d’Ovide, à travers les thèmes qu’elle contient, comme dans un trésor littéraire. Comment expliquer cette vérité chez un poète dont l’œuvre comprend des types de personnages et de thèmes aussi divers ?

La « balle » que vous soulevez avec cette question est très haute. J’espère l’atteindre à travers la réponse que j’essaierai de vous donner. Je crois que l’universalité de l’œuvre d’Ovide réside dans le fait qu’il a su nous montrer, à travers des thèmes et des personnages, combien nous sommes vulnérables dans un monde plein de transformations et de métamorphoses, que nous appartenions à l’Antiquité, au Moyen Âge, à la Renaissance ou aux époques modernes et contemporaines, que nous soyons habitants du Japon, descendants de Vikings ou émigrants européens vers le Nouveau Monde, héritiers des Grecs et des Romains. Nous sommes tous des personnes qui aiment et veulent être aimées. Nous sommes tous attachés à la liberté et nous n’aimons pas que quelqu’un contrôle nos pensées, les mots que nous prononçons ou les livres que nous écrivons et publions, même si, dans l’histoire, indépendamment de l’époque ou du méridien, il y a eu des artistes et des écrivains exilés, des livres interdits ou brûlés, des personnes persécutées pour leurs croyances ou qui ont fini par être emprisonnées, tant en Extrême-Orient qu’en Occident. La diversité thématique de l’œuvre d’Ovide et le kaléidoscope encyclopédique des personnages mythiques des Métamorphoses ont largement contribué à l’immense succès de son œuvre à travers l’histoire. Les Métamorphoses sont, après la Bible, la deuxième source d’inspiration des peintres de différentes époques, du Moyen Âge à nos jours. Un autre argument que je voudrais avancer en faveur de l’universalité d’Ovide est celui de la substance classique de son œuvre. Ovide est un auteur classique. Si vous le permettez, j’aimerais ajouter à ma réponse sur l’universalité d’Ovide les mots d’Italo Calvino qui, dans l’un de ses essais, dit qu’un livre d’un auteur classique est relu, parce que chaque relecture est une découverte, car à la première lecture, le livre reste inoubliable, ne finit jamais de dire ce qu’il a à dire, exerce une influence particulière et se cache dans les plis de notre mémoire.

Le deuxième aspect est l’humanité que l’on pourrait mettre à la base de la vie, des motivations et des convictions qui ont fait d’Ovide l’homme qu’il était, depuis les cénacles romains jusqu’à ses œuvres poétiques majeures, en passant par ses lamentations sur les rives du Pont Euxin ?

Je pense que l’humanité d’Ovide est le mot clé qui ouvre beaucoup de portes et de tiroirs dans les espaces de sa personnalité pour comprendre l’homme derrière le poète. Le parcours d’Ovide subit des métamorphoses comparables, parfois, au destin de certains des héros qu’il a présentés dans ses écrits. Dans ses années de gloire à Rome, lorsqu’il était un poète à la mode, adulé dans les cénacles, nous reconnaissons les sentiments intenses d’Icare, alors qu’il s’envolait haut dans le ciel, désobéissant au conseil de Dédale de ne pas s’approcher trop près du soleil, alors que le père d’Ovide lui conseillait de s’éloigner de la poésie et de se consacrer à la magistrature. Nous retrouvons Ovide sous les traits d’Icare dans les années de son exil sur la côte de la mer Noire, dans le désir du poète d’échapper aux « murs épais » de Tomis. Nous le retrouvons également en la personne d’Actéon, qui voit ce qu’il ne devrait pas voir et qui est puni par l’empereur Octave Auguste, qui le bannit de la Ville éternelle et le contraint à vivre en « marge du monde ». Ovide préfigure l’esprit des poètes ultérieurs, comme François Villon et Oscar Wild, réfractaires aux normes de conduite morale et sociale.  Dès qu’Ovide apprend qu’il va être exilé/relégué, l’axe de son monde est brisé. En écrivant sur l’amour, sur les dieux et les mortels et sur son exil de Tomis, Ovide s’est livré à ses lecteurs à travers toutes les motivations et les convictions qu’il a immortalisées dans les vers de ses poèmes. Comprenant l’humanité des écrits d’Ovide, les épistoliers s’adressent au poète latin de manière naturelle et directe, comme à un ami, en utilisant divers noms : Cher Ovide (Carmen A.), Cher Ovide (Jean Antonini), Ovide, mon ami (Stéphane Barsacq), Poète, (Doru Căstăian), Cher Naso (Andrei Codrescu), Mon cher Publius (Gabriela Creția), Cher poète (Anca Dan), Longue vie à ton royaume, cher Ovide ! (Doina Jela). Pourquoi sommes-nous réceptifs à la poésie de son exil ? L’exil a tant de causes et tant de formes. Il y a l’exil imposé, involontaire, mais aussi volontaire. Il y a l’exil politique, économique et même sentimental. Qui ne s’est jamais senti, au moins pour un temps, exilé de la communauté à laquelle il appartient ? Métaphoriquement et modestement, même dans sa propre famille ou dans son couple, on peut se sentir exilé si l’on n’est pas « compris ». « Nous portons en nous les merveilles que nous cherchons à l’extérieur de nous-mêmes », nous dit Rûmî, près de treize siècles après Ovide.  Combien de fois ne prenons-nous pas notre esprit « en exil » pour chercher ce que nous pensons ne pas avoir ?

 

 

Dans la lettre à Ovide que vous signez, vous parlez de finesse psychologique et, permettez-moi de vous citer, de la manière de saisir « en quelques mots le comportement, les gestes, les attitudes, les pensées et les réactions d’un personnage ». En même temps, vous faites le lien entre cette qualité du poète et les tableaux d’un Titien, par exemple. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

Lorsque l’empereur Philippe II d’Espagne a commandé à Titien une série de six tableaux, il a laissé l’artiste libre de choisir les sujets des compositions qu’il allait réaliser. Titien – le plus grand artiste occidental de l’époque – devait appeler ce cycle de peintures « POÉSIE », c’est-à-dire un équivalent pictural de la poésie, puisque tous les sujets étaient inspirés de plusieurs poèmes contenus dans les Métamorphoses d’Ovide. Dans les six compositions conservées dans les principaux musées du monde, nous retrouvons Vénus et Adonis, Persée et Andromède, Diane et Actéon, l’Enlèvement de l’Europe, Diane et Callisto et Danaé. Titien n’était pas seulement un peintre de génie, il était aussi un lecteur extrêmement attentif des Métamorphoses d’Ovide. L’artiste vénitien avait choisi les vers d’Ovide qui synthétisaient un comportement, un geste, une attitude, les pensées et les réactions d’un personnage mythologique qu’il avait représenté dans un paysage évocateur de l’état que le peintre souhaitait exprimer visuellement. Titien a cherché la clé qu’Ovide utilisait pour dépeindre les passions et les sentiments forts de ses héros, pour trouver le détail concret, significatif et évocateur dans ses peintures, pour dépeindre la sensualité, l’instabilité et la métamorphose des personnages, le chromatisme et le sens de la matière. La finesse psychologique des vers d’Ovide est magistralement rendue par Titien à travers l’expression du visage de chaque personnage, la lumière, la gamme chromatique, le positionnement du corps dans la composition d’ensemble. En outre, l’artiste a su exprimer par la peinture ce qui ne pouvait être dit par les mots.

À travers chaque détail, chaque symbole, chaque couleur, Titien nous dit quelque chose, nous montre en un instant comment quelque chose change, se métamorphose en personnage. On peut donc dire que Titien est l’artiste qui a le mieux lu et compris Ovide.

Enfin, la pertinence de l’œuvre d’Ovide : « une réputation qui a traversé le temps »  (Isabelle Jouteur). Il y a tout lieu de penser que parler du poète exilé serait synonyme d’anachronisme, surtout à notre époque culturellement appauvrie… Comment expliquez-vous l’intérêt actuel pour Ovide et la nécessité de le lire aujourd’hui ? Que dit-il à nos contemporains ?

Ovide est connu à la fois pour ses Métamorphoses – ses poèmes avec des héros mythologiques – et ses poèmes d’amour, ainsi que pour son œuvre épistolaire contenant des lettres d’héroïnes mythiques et des missives qu’il a envoyées à Rome à propos de son propre exil. Quiconque lit attentivement les écrits d’Ovide découvrira que le poète parle non seulement de ce qui est éternel en nous, de l’âme humaine en tout temps et en tout lieu, mais aussi des changements/métamorphoses que nous subissons au cours de notre vie, des éléments fortuits qui nous décident à avoir une certaine réaction, une attitude ou à emprunter une voie différente. Puisque vous avez parlé d’Isabelle Jouteur, je voudrais dire que, dans la lettre qu’elle envoie à Ovide, elle écrit avec beaucoup d’espièglerie, de fantaisie et d’ironie sur le réchauffement climatique en tant que « principe des mutations » qui se produisent sur notre planète, sur les changements dans le domaine social, sur le « brouillage des frontières entre l’homme et la femme », l’identité sexuelle, les changements de genre, des questions que l’on retrouve également dans la création d’Ovide. Isabelle Jouteur ajoute à la fin de son lettre qu’Ovide a eu le courage de « penser ce qui n’était pas à penser », de « sentir la porosité des frontières » d’« explorer l’intimité cachée dans l’opacité des alcôves ». À travers ses poèmes d’exil, Ovide nous parle de « résilience et de résistance » – deux notions d’une brûlante actualité -, contribuant à « la naissance d’une littérature de l’exil ». Paradoxalement, l’esprit d’Ovide parlait il y a plus de deux millénaires de notre époque, des angoisses et des troubles du XXIe siècle. Dans le texte des Métamorphoses, à la toute fin, Ovide écrit : vivam (je vivrai).

Peut-on dire que l’esprit de ce grand poète latin est parmi nous, qu’il nous regarde avec un sourire empathique, ironique et compréhensif ?

Quel serait l’argument le plus convaincant pour persuader les lecteurs d’aujourd’hui de lire les Lettres à Ovide que vous éditez ?

Recommander un livre devient une véritable aventure à notre époque caractérisée par le pragmatisme et le consumérisme, par un assaut sonore saturé de cacophonie et de bruit, par le souci de chacun de se « concentrer » sur les verbes avoir et montrer, en négligeant le verbe être. Sachant que chaque livre a ses lecteurs, le volume Lettres à Ovide s’adresse à ceux d’entre nous qui croient encore que l’on peut trouver la beauté et l’élégance dans l’amour, à ceux qui croient encore à l’écriture épistolaire et au dialogue imaginaire avec un écrivain classique. Le moine japonais Kenkō (1283-1350) note : « Il est si bon de s’asseoir seul près d’une lampe, avec un livre ouvert devant soi, et de communiquer avec quelqu’un que l’on n’a jamais rencontré. » Je suis sûr que ceux qui liront ce volume s’imagineront qu’ils parlent à Ovide.

Propos recueillis et traduits du roumain par Dan Burcea

Epistole Către Ovidiu. Letters To Ovid. Lettres A Ovide, ouvrage collectif coordonné et illustré par Ion Codrescu, Éditions Eikon, 2023, 252 pages. 

Titres des illustrations dans l’ordre de leur parution dans l’article :

Ovidiu la Roma (Ovide à Rome), tehnică mixtă pe hârtie, 415 × 292 mm

Înlănţuire şi eliberare (Enchaînement et libération), tehnică mixtă pe hârtie, 415 × 292 mm

Iarna la ţărmul Mării Negre (L’hiver au bord de la Mer Noire), tehnică mixtă pe hârtie, 415 × 292 mm

Undeva în Sciţia Mică (Quelque part dans la Scythie mineure) , tehnică mixtă pe hârtie, 415 × 292 mm

Schimbare în peisaj (I) (Changement de paysage (I)), tehnică mixtă pe hârtie, 415 × 292 mm

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