Les mystères d’Yvonne – une chronique de Galien Sarde sur « Les deux Beune » de Pierre Michon

 

 

Le dernier livre de Pierre Michon est épiphanique. Chtonien, tellurique, il saigne la Terre pour en dévoiler l’origine. Marxiste et freudien, c’est l’infrastructure du désir qu’il exhibe, dont découle la fertilité, au-delà de soi. Or le signe de celle-ci est un trou sans fond et sans fin, une vulve que figurent les deux Beune et Yvonne, dont la chair est eucharistique pour le narrateur enflammé d’amour-passion.

Irradiant l’œuvre, cette vérité culmine vers la fin, où le narrateur découvre un trou « plein et évidé comme une femme : ça s’enfonçait tout droit et on n’en voyait pas le fond ; c’était une prise d’eau qui sans doute alimentait Arsouze et ses entours ; des échelons de fer couraient sur un côté ; j’entendis les doux chuintements de l’eau qui va, se retient, accepte sa pente, dévale en triomphe, et invisible tout en bas j’imaginai le règne douloureux des salamandres, des tritons à crête rouge, sidérés, superbes, répugnants ».

Violemment érotiques, les créatures invoquées symbolisent l’ambivalence de l’amour, entre eau et feu, fièvre et soulagement sans limite. Et les profondeurs où elles grouillent de façon fabuleuse font écho au puits d’Éleusis où les mystères naturels se mêlent à ceux des rapports sexuels les plus nus. En Yvonne correspondent du reste ces deux éléments vitaux, son prénom se rapportant au mot « arbuste », au plan étymologique.

À ce point sacré, qui coupe à la raison, Hélène ne peut qu’apparaître à l’amoureux transi en tant que première femme, en tant qu’occupante du trône des grâces humaines et divines, en tant que celle qui servit d’étincelle à la guerre qui les subsume toutes, dès l’Antiquité : « Face au trou je pensais absurdement à Hélène de Troie dont il est dit que nul repli n’est plus profond que le sien ». Dès lors, devant cette vision bataillienne où se trouve et s’égare tout ensemble le désir, après le temps de voir et le temps de comprendre vient naturellement celui de conclure : « C’est là qu’il gît, le secret du monde ». Difficile de ne pas songer alors au tableau de Gustave Courbet, L’Origine du monde, dont la chair blanche ouverte par une fente abyssale nous plonge dans une transe métaphysique. La chair d’Yvonne est blanche, elle aussi, qui appelle « l’écriture absolue qu’elle port[e] au visage » – le verbe par lequel le désir se fait chair.

Formellement, cette révélation réclamait une langue à sa hauteur pour en assurer le strip-tease littéraire – un style glamour et mythique, par exemple, historié avec passion. Ainsi l’auteur a-t-il puisé aux sources du classicisme et du siècle qui suivit, celui de l’amour charnel. Convoquant les points-virgules qui transportèrent les textes de Sade, de Prévost, de Laclos, il s’est doté d’un signe pour capter l’ampleur du désir aux dédales infernaux, pour en transcrire les veines mystiques et les agencer de manière à en traduire la convergence inouïe comme une grotte pariétale.

© Galien Sarde (2024)

Pierre Michon, Les deux Beune, Editions Verdier, 2023, 160 pages.

 

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