Le costume folklorique roumain, emblème de l’identité nationale

 

 

Préservé presque miraculeusement jusqu’à la fin du XXe siècle dans de nombreuses régions ethnographiques de Roumanie en tant que vêtement de fête et de cérémonie, le costume folklorique traditionnel est encore aujourd’hui un moyen important d’affirmer l’individu dans la communauté et de consacrer son identité culturelle. Comparable à un document de chancellerie, écrit avec une belle calligraphie, le costume folklorique roumain est un élément de témoignage visuel perfectionné par la main des villageoises, non seulement pour protéger leur corps des vicissitudes du climat, mais aussi pour communiquer aux gens des informations sur l’identité du porteur des vêtements, son origine, son âge, son appartenance ethnique et son statut civil.

Les regardant d’un œil attentif, chaque fois que nous les découvrons dans les coffres vestimentaires des grands-parents, dans les musées d’ethnographie et d’art populaire ou dans les expositions, les costumes folkloriques retiennent notre attention, nous invitant à un dialogue visuel. Pour qui connaît le langage de ses formes plastiques-décoratives, le costume populaire a la capacité de communiquer de multiples catégories de messages, d’éveiller la curiosité et la mémoire du spectateur. Facilement compris jadis par les habitants des villages traditionnels, ces messages sont aujourd’hui de plus en plus difficiles à appréhender. La clé pour les déchiffrer correctement réside dans le système complexe de croyances et de symboles encodés depuis des générations dans les dessins, les compositions, les motifs et les couleurs du costume folklorique. De ce point de vue, chaque pièce du costume traditionnel a son histoire spécifique, dans laquelle d’innombrables paraboles de sagesse et d’expérience humaine ont été stockées.

Caractérisé par une grande unité morphologique – matériaux, confection, catégories de pièces – le costume roumain diffère cependant par des aspects décoratifs et chromatiques d’une région ethnographique à l’autre. Sa grande variété dans les différentes régions, parfois à l’intérieur d’une même unité territoriale, est le résultat des variations qui sont nées, d’une part, de la nécessité d’adapter les mêmes catégories de pièces aux conditions environnementales et climatiques et, d’autre part, des rigueurs coutumières/morales imposées par l’âge et l’état civil de ceux qui les portent.

Le besoin psychologique de chaque génération d’imposer son propre goût artistique et de répondre aux échos de certaines modes, qui avaient également atteint les zones rurales, ont été les principales raisons de la diversification des costumes folkloriques, en particulier des costumes féminins. Le désir d’exprimer sa personnalité et sa sensibilité, propres à l’époque historique dans laquelle on vivait, à travers ses vêtements, a généré dans les villages roumains une dialectique très étroite entre « ce que l’on doit » et « ce que l’on veut » porter. La relation entre le canon et la liberté a connu une dynamique particulière dans la plupart des régions, contribuant au développement du patrimoine ethnographique roumain. La coutume qui veut qu’au passage de chaque seuil existentiel – enfance, adolescence, mariage, mort – de nouvelles pièces de vêtement soient confectionnées, en particulier des chemises, pour être portées et affichées en signe d’âge, de genre/sexe, d’état civil, de prestige de la lignée et d’appartenance à la communauté, explique le grand nombre de costumes existant dans chaque famille roumaine. À ces coutumes s’ajoute la croyance selon laquelle, chaque année à Pâques, les jeunes filles à marier et les jeunes épouses devaient porter une nouvelle chemise ; un esprit qui renaît avec la Résurrection du Sauveur doit également recevoir un nouveau manteau pour son corps.

Toujours le même et pourtant différent, le costume roumain illustre le principe de l’unité dans la diversité. Des décennies et même des siècles durant, la créativité et l’habileté de milliers de femmes des villages roumains ont su polir, génération après génération, le même bijou – la chemise pour femme – en perfectionnant sa coupe, ses techniques de broderie et son répertoire décoratif. Pièce de base du costume traditionnel, la chemise pour femme accompagne l’homme dans tous les aspects de son existence. Aux labours et aux semailles, aux récoltes et à la pêche, même dans les mines, à l’église et aux fêtes, aux chants de Noël et aux nedei[1], aux mariages et aux enterrements. Dans tous ces contextes, la chemise pour femme remplit d’importantes fonctions de communication, résumées dans la nature des matières premières (lin, chanvre, coton et borangic[2], dans le langage des formes plastiques-décoratives et dans leurs chromatismes. Les symboles primordiaux de l’humanité, exprimés à travers la rigueur des formes géométriques – ligne, cercle, losange, carré, spirale, croix – nous parlent du soleil et des étoiles, de la terre et de l’eau, des étapes de l’existence humaine et de l’univers spirituel d’un peuple en dialogue constant avec l’environnement et la divinité. Le symbolisme du costume folklorique nous renseigne sur les occupations des habitants, sur les oiseaux et les animaux, sur les fleurs et les plantes, sur les danses populaires, sur les choix et les croyances de chaque génération. À travers les compositions décoratives et les motifs utilisés pour orner les chemise pour femmes, les catrințe[3], les fote[4], les marames[5], les bonnets, les cônes, les peignes, les cojoc[6], les châles, le costume devient une incarnation visuelle fascinante de la cosmogonie et de la mythologie roumaines. Formées à l’école de la tradition, les femmes ont créé au fil du temps une précieuse collection de pièces vestimentaires, auxquelles elles ont su donner une allure propre à chaque génération.

Outre la performance technologique et l’excellence plastique-décorative, le costume folklorique inclut dans sa structure fonctionnelle-artistique des messages basés sur d’anciens préceptes de la pensée magico-religieuse, concernant la valeur apotropaïque (protectrice) de l’ornement et sa capacité à protéger l’homme de l’action des forces maléfiques. Dans la spiritualité traditionnelle, le losange, la spirale, le cercle, les rosaces, les étoiles, la croix chrétienne, les cornes de bélier, les dents de loup, la ronde, etc. n’étaient pas de simples signes décoratifs. Dans la foi paysanne, ils étaient censés protéger celui qui les portait, en lui apportant intégrité physique et mentale, prospérité et fertilité.

La chromatique des motifs renforcent le pouvoir communicatif de la décoration, étant le plus souvent liés à la valeur symbolique accordée aux différentes couleurs et tonalités dans la mentalité traditionnelle. Dans cette perspective, le rouge, décliné en une infinité de nuances dictées par la nécessité d’adapter les vêtements à l’âge de chaque porteur, était le symbole des jeunes filles et des épouses. Les chemises brodées de soie rouge sang, rouge cerise, rouge feu ou d’argent étaient portées lors des hore (rondes, N. d. T.), des mariages et des fêtes traditionnelles. La mariée portait toujours une chemise brodée de rouge pour se protéger d’éventuelles attaques de forces invisibles ou pour éviter d’être regardée d’un mauvais œil (deochiata) par les autres jeunes filles. Le rouge sourd ou la cerise pourrie expriment l’âge mûr, le noir ou le bleu outremer sont considérés comme les couleurs de la vieillesse et les messagers visuels de la douleur face à la mort ; la bouse noire brodée et le fichu de deuil sont portés lors des funérailles et ensuite pendant toute la période de deuil, quel que soit l’âge.

Ordonnés dans des structures formelles et des codes plastiques très originaux, les savoirs et les croyances conféraient au costume populaire roumain un immense prestige social et une indéniable fascination. Une personne vêtue du costume spécifique de sa région d’origine est toujours une présence génératrice de spectacle. Au-delà des mots, le pouvoir de fascination du costume vous attire, vous retient et crée des émotions, en stimulant votre mémoire affective et la nostalgie de vos origines. Par rapport au porteur, en respectant les principes de base de l’art – rythme, symétrie, répétition, équilibre des masses chromatiques – le costume se définit comme un ensemble vestimentaire de pièces, au statut emblématique. La simplicité des coupes, le raffinement artistique de l’ornementation et le chromatisme confèrent à la silhouette grâce et distinction, monumentalité et, implicitement, prestige visuel.

De ce point de vue, le costume traditionnel roumain est un ancien témoin visuel de la spiritualité populaire, capable de stocker et de transmettre au fil du temps d’importantes références historico-culturelles concernant l’identité ethnique de ceux qui le portent, leur lieu d’origine, leur âge et leur état civil. Par le style et l’expression artistique des compositions décoratives, nous, Roumains, sommes les porteurs d’un message culturel que l’on trouve rarement sur d’autres méridiens, parmi d’autres peuples. La capacité des femmes à métamorphoser la même forme en une infinie diversité compositionnelle et chromatique a permis l’individualisation zonale du costume et, dans ce cadre, chaque femme a pu apporter une contribution personnelle dans le choix des motifs, jouant parfois le rôle d’un véritable blason familial.

Si nous nous référons à l’ornementation de la chemise pour femme traditionnelle, nous entrons dans un segment qui nous conduit au symbolisme universel des motifs décoratifs et au multi-sémantisme des signes cousus. Par ces qualités, la chemise pour femme roumaine recèle une grande richesse spirituelle, née d’un souci particulier des gens de se montrer parmi leurs pairs et dans le monde, non pas n’importe comment, mais avec dignité et élégance. Cette mentalité n’est pas liée à l’orgueil, mais naît de la conscience de sa propre valeur.

L’élégance et la préciosité des costumes féminins d’Argeș et de Muscel, qui se manifestent par la nature des matériaux – coton et tissu borangic, fils d’or et d’argent sur textile, perles et paillettes – et le raffinement artistique des broderies ont conduit la reine Élisabeth, dès 1885, à adopter ces costumes comme tenue officielle pour les fêtes nationales et les bals de la Cour. Plus tard, la reine Maria, qui lui a succédé au trône de Roumanie, a poursuivi ce souci de promouvoir le costume folklorique, incluant dans sa garde-robe d’innombrables pièces provenant des régions d’Argeș, de Muscel, de Vlașca, de Romanați, de Moldavie et du Banat. L’exemple de la reine est également suivi par les dames de sa suite, ainsi que par l’élite roumaine. Afin de répondre à la demande croissante chemises, tabliers et fichu en soie[7] la reine Marie crée plusieurs ateliers de fabrication d’éléments de costumes féminins, avec comme ouvrières des femmes des régions respectives, familiarisées avec la broderie, le tissage et le choix des pièces de costume.

Grâce à la contribution de la Maison royale, une véritable mode du costume folklorique est lancée, affichée comme emblème identitaire lors des grands événements nationaux. Messagers du sentiment national, les costumes de Muscel et Argeș pénètrent peu à peu les milieux intellectuels roumains. Quelle que soit l’aire ethnographique, enseignants, professeurs, maires, prêtres, notaires et notaires publics portaient ces vêtements pour affirmer leur identité ethnique. L’intensité de ce phénomène explique que le costume de Muscel soit encore considéré comme l’emblème du costume national en Valachie, en Olténie et même dans le sud de la Moldavie.

Un phénomène similaire de promotion du costume folklorique en tant qu’emblème de l’identité se produit également dans le sud-est de la Transylvanie. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, la Réunion des femmes roumaines, fondée en 1850 à Brasov, et l’association ASTRA, initiée par Andrei Saguna[8] en 1861, ont promu le costume de Săliște, des monts de Sibiu, comme vêtement ethnique des Roumains. Ce costume sobre et raffiné est basé sur le contraste entre le blanc des chemises et le noir des catrinte[9], avec la ceinture tricolore roumaine comme symbole de l’ethnicité.

Quelle que soit l’aire ethnographique à laquelle il appartient, le costume folklorique a contribué de manière significative à l’affirmation de l’identité ethnique des Roumains, étant l’une des réalisations les plus marquantes de la culture et de la civilisation paysannes. La coupe archaïque, la perfection de l’exécution des broderies, la préciosité des matières premières (soie, fils d’or et d’argent, perles, paillettes), le faste des compositions décoratives et les harmonies chromatiques raffinées lui confèrent une expression esthétique unique et inimitable, dans le contexte de la création populaire européenne.

Reconnu et apprécié, tant au niveau national qu’international, le costume folklorique roumain contribue à la promotion des valeurs authentiques de la spiritualité roumaine, donnant lieu à un véritable dialogue intergénérationnel entre nous, aujourd’hui, et les générations passées. Chaque pièce du costume folklorique est un livre de sagesse et d’expérience humaine que l’on peut ouvrir chaque fois que l’on veut vraiment comprendre l’âme et l’univers spirituel des Roumains.

L’originalité et le raffinement plastique et décoratif des broderies qui ornent le costume folklorique roumain ont inspiré certains créateurs de mode contemporains qui ont repris et interprété les pièces du costume féminin, en intégrant dans leurs collections ethno ou rétro la coupe et la décoration des chemise pour femmes traditionnelles, veste en fourrure d’agneau, richement décoré et des « chemises à găitane » (long vêtement aux manches confectionné en bure et décoré avec applications de ganses en laine ou en soie). Parmi eux : Yves Saint Laurent en 1981, Oscar de la Renta dans les années 2000, Jean Paul Gaultier en 2006, Tom Ford en 2012, Isabel Marant en 2013.

En raison de ses qualités artistiques et de sa valeur en tant que marque de l’identité culturelle des Roumains, l’art de la chemise avec altiță[10], élément de l’identité culturelle en Roumanie et en République de Moldavie, a été inscrit en 2022 sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO.

Dr. Doina Ișfănoni

Chercheur en ethnologie, historien et théoricien de l’art

(Traduit du roumain par Dan Burcea)

 

[1] Fête populaire de certaines communautés rurales, d’origine pastorale, toujours pratiquée en été, entre la Pentecôte et le jour du Soleil dans le calendrier populaire.

[2] Fil de soie naturelle obtenu dans le ménage paysan à partir de cocons de vers à soie.

[3] Pièces de costume féminin portées par pair, sur la pans, confectionnée en tissu de laine, avec le décor façonné/”ales”..

[4] Pièce rectangulaire tissée en quatre fils, en laine, décorée vers les bouts avec plusieurs groupages de rayures et ornements, et le deux marges avec bandes rouges; on la porte par-dessus le pan, enveloppant le corp d’une manière très serré.

[5] Objet servant à couvrir la tête de la femme mariée, réalisé dans un tissu fin en soie grège avec de fastueuses compositions décoratives.

[6] Veste en fourrure d’agneau, richement décoré parfois sur toute la surface, avec de différents motifs décoratifs brodés et applications de basane, boutons métalliques, miroirs.

[7] Pelisse avec manches confectionnée en fourrure d’agneau et décorée sur le plastron, manches et pans avec des broderies /applications de basane polychrome et fourrure d’astrakan ou de putois.

[8] Andrei Șaguna, né le 20 décembre 1808 à Miskolc, actuelle Hongrie et mort le 28 juin 1873 à Sibiu, à cette époque Autriche-Hongrie, est un métropolite transylvain roumain, militant pour les droits des orthodoxes sous la domination des Hongrois catholiques et les droits des Roumains de Transylvanie.

[9] Voir notre 3.

[10] Groupages de motifs décoratifs situés sur les manches des chemises des femmes dans la partie de l’épaule; partie composante d’une structure qui inclut altița, fronce et râuri/rivières, motifs-bandes.

LISTE DES ILLUSTRATIONS 

Photo 1 : Mère et fille portant des chemises avec altiță (cordelette sur l’épaule) et des pieptare de la région de Mărginimea Sibiului, département de Sibiu. Les pièces font partie de la collection du Musée national du village « Dimitrie Gusti », photo Alcor Publishing House.

Photo 2 : Costumes folkloriques de la région de Gorj. Les pièces font partie de la collection du Musée national du village « Dimitrie Gusti », photo Alcor Publishing House.

Photo 3 : Costume féminin avec chemise et conci brodé de fils d’or de la région de Banatul de Câmpie, département de Timiș. Les pièces font partie de la collection du Musée national du village « Dimitrie Gusti », photo maison d’édition Alcor.

Photo 4 : Costumes de fête des régions de Suceava, Neamt et Bacau. Les pièces font partie de la collection du Musée national du village « Dimitrie Gusti », photo Alcor Publishing House.

Photo 5 : Un groupe de couples de mariés de la région de Pădureni, département de Hunedoara. Les pièces font partie des collections familiales des porteurs, photo Rusalin Ișfănoni.

Photo 6 : Costumes de mariage de la région d’Ineu, département d’Arad. Les pièces font partie de la collection du Musée national du village « Dimitrie Gusti », photo Editura Alcor.

Photo 7 : La Reine Marie de Roumanie portant le costume populaire roumain.

Photo 8 : Jeune épouse portant sur la tête un « chemelețul » (ornement fait de pièces de monnaie turques) de la région de Vlașca, comté de Teleorman. Les pièces font partie de la collection du Musée national du village « Dimitrie Gusti », photo Alcor Publishing House.

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