Interview. Romain Slocombe : « Plus de soixante-quinze ans après les faits, il y a encore énormément de choses à découvrir sur le comportement des Français durant cette période noire »

 

 

Une sale Française est le nouveau livre que Romain Slocombe publie aux Éditions du Seuil. Mélangeant confession et fonds documentaires des années 1947, l’auteur nous entraîne, comme à son habitude, dans une palpitante histoire concernant les affaires de la police française de l’épuration et de la DST.  L’intrigue repose sur une homonymie presque parfaite entre deux femmes, Aline Bockert et Aline Beaucaire, nées presqu’à la même date et qui, selon l’auteur, « auraient pu n’en faire qu’une seule ». Ce récit haletant permet à ces deux personnages de croiser leur destin dans une dramatique confrontation entre l’Histoire et le romanesque, entre une fiction brûlante et un réel tourmenté à travers une folle histoire d’espionnage.

Comme tout roman policier qui mérite bien son nom, Une sale Française doit son existence à un élément déclencheur que nous pourrions appeler « un heureux hasard » par lequel tout va commencer. Un beau matin vous recevez sur votre messagerie « un vieux dossier d’archive ». De quoi s’agit-il et en quoi cet incident va-t-il vous inciter à vous mettre au travail d’écriture de ce livre ?  

Ce que je raconte dans l’introduction est vrai : j’ai véritablement reçu par mail une série de dossiers de la DST, que m’avait envoyée un ami historien. Parmi ces dossiers j’en ai remarqué un, qui d’ailleurs ne correspondait pas à l’objet de mes recherches. Il concernait une femme, une Suissesse, qui avait été agent de la Gestapo en France jusqu’à la fin de la guerre. J’ai modifié son nom, mais gardé son surnom, « la Panthère rouge », sous lequel elle est connue en tant que personnage secondaire mais assez sinistre de l’espionnage nazi à l’époque. Ce qui m’a intrigué c’est que quelques feuilles du dossier semblaient concerner une autre femme, avec le même prénom et un nom de famille qui se prononçait de façon presque identique. Celle-ci était alsacienne et avait eu elle aussi des mauvaises fréquentations dans le milieu des espions envoyés en zone libre pour des missions de renseignement dans la France de Pétain. La coïncidence était surprenante. Les services de contre-espionnage français avaient à un moment confondu les deux femmes, c’est pourquoi elles figuraient dans le même dossier. J’ai commencé à lire l’interrogatoire de l’Alsacienne, celle que j’ai appelée dans mon roman Aline Beaucaire. Et je suis tombé sous le charme. Elle semblait un personnage sorti d’un roman de Modiano ou de Simenon. J’ai tout de suite eu envie de développer son histoire et d’en faire un personnage de fiction romanesque. En fait j’ai laissé tomber l’écriture de mon roman en cours, pour démarrer celui-ci, tant j’avais hâte de libérer cette voix surgie du passé. Les premiers chapitres, basés sur le début de son récit – un interrogatoire qui datait d’avril 1942, lors de son arrestation à Marseille –, se sont écrits tout seuls, tellement j’étais habité par sa voix. En même temps, je me rendais compte qu’elle essayait de se justifier devant les policiers, et donc que parfois elle mentait, ou cachait des choses. Mais cela ne la rendait que plus fascinante. Et puis, pour l’écrivain, les choses qu’elle cachait restaient à inventer (puisque je ne saurais jamais l’entière vérité) – il y avait là une sorte de « challenge » assez excitant.

L’homonymie entre les deux protagonistes est un autre élément déclencheur dans le développement de votre récit. Si dans la vie réelle, elle n’a peut-être été qu’une simple coïncidence ou un caprice du destin qu’a-t-elle représenté pour vous du point de vue littéraire et comment avez-vous exploité l’imbroglio qu’elle génère ? Peut-on parler ici d’un vrai prétexte romanesque ?

Tout à fait. Lors de mes discussions avec mon éditeur, nous étions d’accord qu’il fallait garder le mystère de l’identité jusqu’à la fin du livre. Que le lecteur ne soit jamais très sûr de s’il s’agit de deux femmes ou bien d’une seule. Lorsque j’ai modifié les noms et prénoms, j’ai fait attention à ce que les similarités entre les deux soient exactement du même ordre que dans les faits réels. La confusion reste possible (j’ai parfois exagéré certaines similitudes afin d’entretenir le doute), et la coïncidence aussi troublante.

Deux dimensions narratives vont s’imposer dès lors : d’une part « la confession » manuscrite d’Aline Beaucaire et de l’autre, des documents déclassifiés de source policière concernant Aline Bockert extraits des archives de la DST. Qu’apporte chacune d’entre elles à l’histoire racontée dans votre livre, et comment avez-vous réussi à les faire cohabiter malgré leurs différences de contenu et de style ?

C’est là le problème essentiel, et le plus délicat à résoudre, qui se posait à moi. Je n’avais pas envie de faire vivre les deux personnages selon le même style narratif. Autant je voulais qu’Aline Beaucaire raconte son aventure à la première personne, à sa façon très spéciale et touchante (comme cela apparaissait déjà dans ses réponses à l’interrogatoire de 1942), autant il me fallait éviter de faire la même chose avec Aline Bockert. Parce que cette dernière est trop antipathique, je n’avais pas envie de me mettre dans sa tête, et je me disais aussi que le lecteur ne prendrait pas le même plaisir à suivre son récit, qu’il serait plutôt dégoûté. Enfin, cela aurait doublé la taille du roman. Je préférais donc que cette « diabolique » Aline demeure confinée au rôle de menace externe, telle qu’elle apparaît dans les rapports de police la concernant. On a peur d’elle parce que c’est une tortionnaire, et on a peur aussi, en tant que lecteur, d’apprendre au bout du compte que la « gentille » ou « naïve » Aline Beaucaire » était en fait la même personne !

J’ai donc différencié les styles au maximum, en chapitres alternés. Les uns ont une fluidité romanesque, et sont plus longs, les autres sont imprimés en italique – un peu comme les documents chez Modiano – et ont la sécheresse de document administratifs (basés la plupart du temps sur les documents réels de la DST qu’on m’avait transmis). Mais ces derniers peuvent concerner soit l’une soit l’autre des deux femmes, quelques-uns sont totalement inventés par moi et vont apporter à leur tour des révélations, sur ce qu’Aline Beaucaire avait à cacher, précisément.

Aline Beaucaire, quel curieux personnage ! Si au début de son mémorandum rédigé en septembre 1947, elle déclare, avant même de décliner son identité, « Je suis une femme sans histoires », on apprend que son casier judiciaire était loin d’être vierge. Une autre phrase nous met la puce à l’oreille : « petit à petit j’ai cessé d’être une femme sans histoire ». Peut-on dire qu’à partir de 1er février 1941, jour où elle fait la connaissance d’une certain Monsieur Haller, comme elle l’écrit, la guerre va happer son destin dans un engrenage qu’elle ne pourra plus maîtriser ? S’agit-il d’une naïveté feinte de sa part pour faire d’elle une victime ?

Je souhaite qu’Aline Beaucaire garde une partie de son mystère. De la même façon que, lisant moi-même la transcription de son interrogatoire, je ne pouvais savoir si elle mentait ou non (en tout cas je soupçonnais qu’elle omettait des choses), je pense que le lecteur doit rester dans le doute. Ceux qui en lisant mon roman croient entièrement à ce qu’elle raconte, passent à côté d’une dimension importante, qui est celle de la confiance que l’on peut accorder ou non à un document écrit. Le problème – celui de la fiabilité des sources – se pose également à l’historien qui découvre une archive : ce n’est pas parce qu’un texte a été tapé à la machine par un vrai policier de 1942, ou de 1947, qu’il représente la vérité, même si le document en soi est authentique ; il peut n’être que l’enregistrement d’un mensonge.

Plus tard, nous apprendrons qu’elle est « de nature observatrice » et donc une spectatrice fidèle des évènements qui se passent sous ses yeux. Précisons qu’elle est femme de chambre dans un hôtel à Stuttgart fréquenté par des gens suspects. Quel crédit doit-on lui accorder dans ce sens ?

Pour donner de la vraisemblance au fait qu’une simple femme de ménage raconte de façon lisible et efficace toutes ses aventures, il me fallait la doter de qualités qui ne soient pas impossibles : sens de l’observation, imagination, etc. Cela me permettait d’enrichir le personnage (tout en la rendant plus sympathique) et d’aborder la question sociale : à un moment, elle regrette que la pauvreté et les éternels déménagements de ses parents l’aient empêchée d’atteindre un bon niveau scolaire, en dépit des appréciations de ses professeurs qui voyaient en elle une élève douée. D’ailleurs, la partie du roman se déroulant à Stuttgart est apparemment authentique, et dans son interrogatoire de 1942 la vraie Aline racontait de façon très précise les événements bizarres qui se déroulaient dans cet hôtel ; et comment, intriguée, elle avait fouillé les bagages de l’espion Brancaleoni. Ce côté très « film d’espionnage » est un des éléments qui m’ont donné envie de tirer un livre de ce simple interrogatoire que j’avais découvert un peu par hasard.

Femme mariée à un prisonnier du stalag, mère d’un enfant confié à ses parents, elle va pourtant se laisser embarquer dans une histoire d’amour avec un certain Louis Cat. Champagne et cocktails vont couler à flots pour la simple raison qu’elle « avait besoin de distractions ». Sans rentrer dans les détails de ses pérégrinations qui vont l’amener jusqu’à Marseille, peut-on dire que la folle histoire de cette femme et de tous les gens louches qui tournent autour d’elle reflète la réalité de cette période ? Dans quelle mesure ses « confessions » rendent-elles compte de manière objective de la réalité historique de l’espionnage de guerre allemand contre la France ?   

Nous les Français sommes très peu au courant de cette lutte souterraine entre les services de contre-espionnage français (ceux de Vichy, donc) et les espions envoyés en zone libre (avant novembre 1942, date de l’occupation totale du territoire) par le Reich. Cela ne fait pas partie de « la légende officielle », très simplificatrice, de la Résistance et du combat pour la Libération. J’ai appris beaucoup de choses en travaillant sur ce roman. Il ne s’agit pas pour moi de défendre Vichy et Pétain, mais il est important de comprendre que beaucoup de militaires français restés dans ces services (tout le monde ne pouvait pas rejoindre Londres) ont décidé de poursuivre la lutte de l’intérieur. Progressivement ils sont passés au renseignement à destination de la France libre, mais cela a beaucoup varié, suivant l’année (et l’évolution de la guerre, comme de l’opinion publique), et les individus. Certains avaient commencé très tôt, depuis l’été 1940 donc bien avant les communistes (eux, c’est plutôt à partir de juin 1941, lorsque Hitler attaque l’URSS). En tout cas il n’y a pas une « administration de Vichy » monolithique et ultracollaborationniste, tout est beaucoup plus complexe et nuancé.  J’ai étudié et accumulé énormément de documents d’archives sur le sujet, et pu constater, par exemple, que des officiers de Vichy s’opposaient systématiquement aux demandes (par les services de l’ambassade du Reich à Paris) de libération et de renvoi en Allemagne d’espions allemands arrêtés et emprisonnés en zone libre (certains ont d’ailleurs été transférés à Alger et fusillés), même après novembre 1942. C’est d’ailleurs pour cela que la vraie Aline, pourtant citoyenne du Reich en tant qu’Alsacienne, n’a pas été libérée par l’administration pénitentiaire française et a purgé intégralement ses deux ans de prison. Le cas du commissaire Blémant, à Marseille, qui liquidait les espions sans autre forme de procès, est également réel. Il était du reste lié au milieu marseillais, et a été abattu dans les années soixante sur ordre d’un des frères Guerini, les mafieux corses qui avaient pris le pouvoir à Marseille parce qu’ils avaient fait le bon choix de soutenir la Résistance… J’ai mis un peu de tout cela également dans le livre. La plupart des petits truands que je cite sont des personnages réels, ainsi que les lieux qu’ils fréquentaient, le restaurant La Dorade, etc. J’ai parlé aussi de la destruction de la vieille ville sur ordre des Allemands, qui a eu lieu au début de 1943.

Quant à Aline Bockert, les comptes-rendus de la police parlent d’une femme en fuite. L’objet des rapports de police est clair, elle est soupçonnée d’espionnage. D’autres détails nous font comprendre son profil : son passage par Mulhouse, ses fréquentions, son passage par Paris et sa collaboration au journal POUR ELLE, participation à des cours de sabotage ou d’entrainement, etc. À la lumière de ces détails et à d’autres que le lecteur pourra apprendre dans votre livre, peut-on dire que la « sale française » c’est elle et que le suspense dure jusqu’à la fin de cette passionnante histoire ?

On peut dire en tout cas que c’est une salope. Mais pas française, car la « Panthère rouge » était de nationalité suisse. Non, le titre du roman vient du fait que le directeur allemand de l’hôtel Rapp, à Stuttgart, a renvoyé Aline la femme de ménage en la traitant de « sale française ». Cela figure dans l’interrogatoire de la jeune femme en 1942, il semble que l’insulte l’ait marquée. J’en avais fait le titre du chapitre où cet incident se produit, mais mon éditeur a pensé que cela ferait un bon titre pour le roman lui-même. J’étais d’accord, c’est un titre assez frappant, et j’ai remplacé celui du chapitre en question par quelque chose d’autre. Quant à mon titre d’origine pour le livre, c’était La Zone libre. Parce qu’Aline, en suivant Louis Cat et en franchissant avec lui la ligne de démarcation, conquiert sa liberté : elle quitte sa famille, son fils, son mari prisonnier en Autriche, son boulot pénible de femme de ménage, et le froid de l’Allemagne et de l’Alsace en hiver, pour vivre son grand amour (comme au cinéma) avec ce jeune homme qui la séduit et qui lui ouvre un avenir de rêve : une existence oisive, de l’argent plein les poches, des restaurants et des boîtes de nuit de luxe, la mer, le soleil, l’Algérie… Et, en zone libre, elle va aussi croiser sans le savoir l’autre Aline, la tortionnaire au service des SS. Mais le titre Une sale Française avait l’intérêt pour moi de mettre l’accent sur ces femmes qui, comme Aline, sont parties travailler volontairement en Allemagne pendant la guerre, et dont on parle très rarement.

Malentendu, inattention de la part des services de contre-espionnage ou précipitation des événements sous la pression de l’après-guerre, l’affaire de ces deux femmes est emblématique des agissements d’une époque et de l’inattendu d’une réalité historique. Quel est, selon vous, son intérêt actuel ?  Dans quelle mesure la consigner dans ce livre contribue à la mémoire collective et à une meilleure connaissance de cette période ?

Plus de soixante-quinze ans après les faits, il y a encore énormément de choses à découvrir sur le comportement des Français durant cette période noire (qui ne l’était pas pour tout le monde, des gens se sont bien amusés, d’autres ont bâti des fortunes colossales). Lors de l’épuration, on a fusillé le plus vite possible des personnages (notamment Lafont et Bonny, les chefs de la « gestapo française » de la rue Lauriston) qui en savaient beaucoup trop sur les compromissions de la haute bourgeoisie française. Les règlements de comptes à la Libération ont été d’une violence incroyable. La légende de la Résistance, gaulliste et communiste, a effacé énormément de choses de la mémoire collective, les livres d’histoire se basent sur une histoire simplifiée ou carrément fausse, il y a tout un travail à faire pour « remettre les pendules à l’heure », et les archives sont disponibles pour qui veut chercher.

Mais d’un point de vue littéraire, qui est celui qui m’importe le plus car je suis un romancier, pas un historien, cette époque de crise qu’a été la période 1939-1945 me fascine. Elle a agi comme un révélateur du comportement humain, tirant des individus le pire comme le meilleur. Pour un écrivain, et surtout comme moi un écrivain de romans noirs, la « petite histoire » des Français tels qu’ils apparaissent dans les archives ou les récits personnels (je travaille aussi avec les journaux intimes) me fournit un extraordinaire champ d’investigations.

Propos recueillis par Dan Burcea

Crédits photo : © J. Foley

Romain Slocombe, Une sale française, Éditions du Seuil, 2024, 272 pages.  

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