Interview. Frederika Amalia Finkelstein : «Aimer sans savoir, être sans comprendre» (Éditions Gallimard, l’Arpenteur)

 

 

Frederika Amalia Finkelstein publie, toujours dans la collection L’Arpenteur des Éditions Gallimard, son troisième roman, Aimer sans savoir, être sans comprendre. « Ce livre – écrit-elle dans le Prologue – est une déclaration d’amour et de peur à la vie, à la mémoire, à mon enfance. » L’écriture est poétique, d’une rare sensibilité, confiant aux phrases, souvent ressenties comme un « rapport insoutenable à la parole », tant de questionnements qui l’habitent.

Votre narratrice l’annonce dès le début de votre roman, son récit est parsemé de « la honte de ne pas être comme les autres », « de failles et d’inachèvements ».  De quel besoin intérieur est née cette histoire pour que vous l’anoblissiez du titre de livre « d’amour et de peur » ?

D’une difficulté d’être au monde. D’un sentiment d’irréalité fréquent. De cette question qui habite en permanence la narratrice : pourquoi suis-je ici et que puis-je faire de cette vie ? Il y a la peur de vivre et de mourir, mais aussi l’étonnement : l’étonnement de la beauté de ce monde, de la force des expériences sensorielles et mentales que l’on peut traverser dans l’action de vivre.

Elle reconnait qu’il lui arrive souvent de se réveiller en plein milieu de la nuit pour noter dans son carnet des phrases dont le souvenir ne persiste même pas jusqu’au réveil. Doit-on penser que l’écriture de votre roman est née de cette fébrilité, de cette automaticité presque ? Comment l’avez-vous écrit ? Et comment doit-on comprendre cet aveu : « Ce livre est un roman : une fiction, une errance, un rêve, un poème » ?  

Comme toujours, à la fois chaotiquement et en toute cohérence — je mélange un schéma A vers B, chronologique, et aussi la spirale, où je reviens en arrière, ajoute, enlève, par couches successives, qui enrichissent ou élaguent. Dans l’écriture, je rêve de concilier la liberté et la précision.

Je n’insisterai pas sur le caractère autobiographique de votre roman, mais il y a une phrase qui me conduit vers l’universalité que vous souhaitez confier à son contenu : « Il est elle, je, tu, nous ». En quoi consiste cette suite d’identités ? Quelle est sa portée symbolique, littéraire, au-delà même de son objectivation réelle ?

C’était une façon de dire que ce n’est pas parce que le récit est mené par un « Je » qu’il est un récit narcissique, qu’il est limité à quelconque individualité d’un Je. C’est justement cette universalité, cette inclusion que je tenais à partager d’entrée. Et puis mon Je est le fruit du Tu (de l’altérité), du Nous (la fraternité), c’est par l’autre que l’on se construit, l’autre qui est aussi soi. On revient à la question de la limite qui m’est si cruciale : y a-t-il une réelle frontière entre le Je et l’extériorité ? Je ne crois pas, et pourtant, il demeure quelque chose d’infranchissable dans la limite entre soi et l’autre, entre ce qu’on a en soi et ce qui incarne le monde extérieur.

Pour suivre le fil de votre récit, il faut mettre ses pas dans ceux de votre narratrice en Argentine et en France pour ne penser qu’à ces deux territoires liés fortement à son enfance et à son adolescence. Tout est filtré par le prisme du souvenir, ce qui nous conduit à considérer ses réalités plutôt comme des parcelles de mémoire subjective que des territoires géographiques. Voici ce qu’elle écrit concernant l’Argentine : « Au cœur de la foule en délire, je ressens une tristesse aiguë ; du dégoût et de l’amour, de la pitié et un fond inexprimable de haine », pour finir par dédier à ce pays un hymne d’amour : « Argentine, c’est ma mémoire : mon pays de l’impossible » Quelle est cette force exercée sur votre héroïne par ce pays, et dans quelle mesure reflète-t-elle son besoin d’encrage, d’enracinement, de « souffle de vie » ?

C’est le lieu du désastre et c’est aussi celui du plus grand bonheur de l’enfance, de la lumière, il incarne le pays du départ et donc du déracinement, mais aussi celui du retour, puisque l’on y revient chaque année, comme une danse perpétuelle du retour, avec cette dimension impossible de ce même retour, car il n’est que momentané, furtif, c’est le lieu des « vacances », au sens propre, le lieu du vacant.

Et la France, son pays de naissance, le pays d’exil de la mère ?

C’est le lieu du combat, le lieu où il faut se battre socialement pour parvenir à retrouver une vie digne, trouver un ancrage nouveau. Reconstruire. Aussi le lieu de l’échappatoire, le lieu d’un possible oubli de toutes les choses sombres que l’on cherche à fuir en les laissant derrière soi. Hélas c’est difficile, tous les exilés le savent, on n’oublie jamais là d’où l’on vient, où est jamais complètement ancré dans le lieu où l’on s’exile. C’est le lieu où naît la narratrice. Elle absorbe cet exil. Mais pour elle, cette fois, il n’est pas géographique, il est intérieur, lié au langage et à l’abîme des deux mondes qui peinent à se rejoindre.

En effet, il faut le préciser, le lien de votre narratrice avec la réalité des lieux est beaucoup plus complexe, étant sédimenté sur plusieurs couches d’expériences d’exils successifs. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

Sur trois générations, personne n’a vécu là où il est né. Cela vaut aussi pour la langue. Elle n’est pas transmise à la génération suivante. Ce déplacement géographique et linguistique est vertigineux, car la mémoire passe, mais pas exactement par la langue, ou alors par lambeaux de langues, par bribes. On passe de l’Europe à l’Amérique du Sud pour revenir en Europe puis pour revenir à l’Amérique du Sud. La traversée de l’Océan, en aller-retour permanent, comme si le vrai lieu était quelque part plongé dans le « pur centre de gravité » pour reprendre la belle expression de Rilke.

Ce déracinement s’opère également sur le langage, une douloureuse scission entre « la langue du dehors et celle du dedans » qui laisse des traces sur son équilibre affectif et explique selon elle sa peur irraisonnée du réel. Quel rôle joue une langue dans la construction personnelle de votre héroïne qui pense que « les événements de l’intime et de l’Histoire ont, par l’exil, transformé la parole » ?

La langue est plus qu’une grammaire, qu’une linguistique, c’est une puissance qui traverse le corps, qui porte en elle la géographie, les strates de temps, et donc une mémoire physique et spirituelle. Je pense que la langue participe à fonder notre rapport au monde. Il y a très probablement un élément universel irréductible, c’est pour cela que nous arrivons à partager des émotions avec des personnes dont nous ne parlons pas la langue, mais chaque langue modifie l’être qui la parle et chaque langue ainsi nous change. Quand des événements historiques (une guerre par exemple) ou intimes (un accident, la perte d’un être cher) nous poussent à prendre la décision du départ vers un autre lieu — autre pays, autre continent — pour survivre ou se reconstruire et qu’il y a un changement de langue, et donc inévitablement un changement de culture, cela nous amène à modifier notre rapport au monde, à notre corps et à l’espace qui nous entoure, à notre relation avec cet espace.

Et, enfin, parlons de la beauté que votre livre renferme dans ses pages : la beauté de la figure maternelle, l’image si présente de Fernando, figure de votre enfance argentine heureuse, et puis cette joie du retour dans ce pays où la nuit vous laisse lire les étoiles et où l’aube vous ouvre si largement sa part de lumière. Comment faut-il voir cette beauté, comment comprendre cette intimité avec le ciel, cette intimité avec l’infini capable de vous aider à accepter « la gravité du présent » ? Cette beauté qui vous fait proclamer : Je peux aimer sans savoir, je peux être sans comprendre.

La narratrice éprouve la sensation d’être née « après la parole », comme si elle avait déjà tout dit, déjà vécu une vie abondante de pensées, de souvenirs, de rêves accomplis ou non. Elle se sent à l’aise dans le silence. Elle préfère souvent le silence aux mots, le ciel plutôt que le sol — tout ce qui est indicible, incalculable, invisible, l’attire, la requiert. Elle prend la mesure, comme beaucoup d’entre nous, du minuscule de son existence et du paradoxe de l’incommensurabilité de la vie et des sentiments. Elle est une poussière dans l’univers, et pourtant sa vie est sacrée, parce que toute vie est sacrée. Elle sait qu’elle ne sait rien. Et ce rien, ce sans contenu dans le titre est peut-être ce qu’il y a de plus beau à accepter dans la vie.

Propos recueillis par Dan Burcea

Photo de l’autrice : ©F.Mantovani-Gallimard

Frederika Amalia Finkelstein, Aimer sans savoir, être sans comprendre, Éditions Gallimard, collection L’Arpenteur, 2023, 123 pages.  

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