Inutile de chercher trop loin le bouleversant effet de tremblement de l’âme que Régine Detambel attribue à la puissance de la métaphore, surtout par ses vertus curatives dont elle fait l’éloge dans son livre de bibliothérapie créative, «Les livres prennent soin de nous». Il suffit tout simplement de se tourner vers la brillante démonstration par la preuve qu’elle nous propose, cette fois sous sa casquette de romancière, dans une œuvre de fiction au titre sous forme d’antiphrase, «Le chaste monde». Cette démarche synallagmatique n’a rien d’étonnant pour ce qui connaissent l’œuvre de Régine Detambel. Elle repose sur son insatiable soif de sonder l’humain et surtout sur sa manière particulière de prélever avec le scalpel de la singularité la partie «romanesque» dans la vie des êtres réels pour les faire accéder à la dignité de héros de fiction. Cette liberté, devenue chez elle une véritable marque de fabrique, est aussi révélatrice de sa capacité d’absorption par l’écriture du fait réel et de sa transfiguration à l’aide de l’art narratif comme acte culturel nécessairement unique, totalement libre et sans cesse renouvelable. C’est d’ailleurs ce qu’elle exprimait il n’y a pas longtemps, en affirmant que, pour elle, il n’existe pas de «manière générale d’écrire car chaque roman a sa demande propre, son impulsion propre», et, par conséquent, «écrire est d’abord une immersion plus qu’empathique dans la vie et le corps des personnages».
«Le chaste monde» est une inspiration libre puisée dans la vie du naturaliste, géographe et explorateur allemand Alexander von Humboldt (1769-1859) et de celle de Rahel Vernhagen von Ense (1771-1833), écrivaine romantique allemande. Dans le roman, ces deux personnalités historiques s’incarnent dans le couple étrange, singulier et improbable, composé d’Axel von Kemp et de Lottie Feld, vivant dans un monde «étroit» et un temps pas encore mûr pour engendrer la modernité. Mais, au-delà de leur apparente incompatibilité avec le monde, se cachent des secrets plus personnels, plus douloureux et plus condamnables aux yeux de l’époque. Le jeune Axel est homosexuel, et cette orientation est d’abord désapprouvée et ensuite méprisée par sa famille et ensuite par la société prussienne marquée, comme d’ailleurs par tout le large monde, par une attitude définitivement intolérante. Axel a été un enfant malheureux. Georg von Kemp, son père, est un baron prussien désargenté, une brute aimant la guerre, «ne connaissant rien de fin, de moulu, de pilé, de délicat», détestant la musique et «ne s’étant jamais abandonné à un état d’âme». Incapable, par conséquent, de comprendre les problèmes de ce fils rêveur et passionné de voyages dans «des régions bouleversantes, inconnues de tous». Dès l’âge de six ou sept ans, tout s’était construit autour de cet enfant «dans une perspective exclusivement géographique», à tel point que les douleurs et les colères provenant de son entourage «se métamorphosaient en crises barométriques». Axel devient silencieux, introverti et se tourne vers l’observation minutieuse des choses qui l’entourent. Ce sont déjà de vraies qualités de naturaliste. La différence qui le sépare de son frère Wilhelm se creuse très vite. Celui-ci est plutôt du genre cruel dans son langage, ses répliques ressemblant à des coups de grâce dans des conversations qui avaient tout d’une série de duels.
L’attitude introvertie d’Axel inquiète Elisabeth, sa maman, une piétiste passionnée par la chasse, qui aime Dieu et le gros gibier et qui se soucie très peu de l’éducation de ses deux enfants. Dès lors, les paroles qu’elle adresse à ses enfants se transforment en ordres, ce qui laisse entendre «qu’elle s’est chargée de recouvrir d’un voile de tristesse toute excitation qui dépasse l’ordinaire dans l’œil des garçons». Lottie Feld est mariée au directeur de l’hôpital juif de Berlin. Fille d’un bijoutier portugais converti au judaïsme, elle est une femme «originale, grande, un peu brusque, les yeux rapprochés, les sourcils (qui) se rejoignent». Elle est surtout une femme cultivée pour son époque et, par-dessus tout, une rebelle. «Elle peut parler de n’importe quoi à n’importe qui.» Son esprit rebelle la pousse même à sortir le jour du sabbat, «juste pour se sentir exister», croit-elle. Son non-conformisme se manifeste avec la même détermination dans ses relations avec les hommes, dans cette Prusse machiste où il est important de contester toutes les conventions, y compris celles de ses relations amoureuses. Cela fait d’elle «une emmerdeuse féministe (et) une meurtrière d’amours-propres masculins». La vie de famille aux côtés de Marcus Feld devient insupportable, Lottie décide donc de le quitter. Sa devise devient un cri de liberté presque anarchiste : «La vie, je l’aime, je l’attends, je la saisit à pleines mains. Mais je rejette ce qu’elle a de contraignant, de déterminant, je déteste ce qui est supposé nous exaucer, j’attends plutôt quelque chose qui me ressemble, une existence aussi insaisissable que je le suis moi-même». C’est à cette époque qu’a lieu la rencontre entre Lottie et Axel, par le biais de Wilhelm, le frère de ce dernier. Chacun des deux passe par des périodes de doutes et de solitude, chacun est à la recherche d’un changement radical dans sa vie. Mais chacun est, en même temps, victime de profonds doutes concernant la possibilité d’une improbable relation amoureuse entre eux. «Lottie doute qu’il puisse exister un homme capable d’un amour profond, immobile et durable comme un lac de montagne ; Axel doute qu’il puisse exister une femme capable de saisir la nature de la passion d’un homme pour un homme […]». Ce qui est plus que probable, sinon sûr, c’est «que ni l’un ni l’autre ne veut d’une union totale – chose que l’on tient d’ordinaire pour désirable et normale». Et c’est dans cet état d’esprit qu’ils décident de s’embarquer pour l’Amérique du Sud, en passant par un court séjour aux îles Canaries. Ce grand départ vers le lointain, vers la découverte et l’aventure et «le grand air» est le début de la deuxième partie du livre. La mort d’Elisabeth von Kemp libère Axel de toute obligation parentale et l’héritage lui offre les moyens d’organiser cette expédition. Lottie, quant à elle, veut grandir et vivre, sa rage de vivre se veut contagieuse, elle veut la transmettre à son ami qu’elle veut arracher à sa condition de «cadavre moral». Elle est le moteur d’une envie de vivre une nouvelle vie, une «vie unique» où ils seront «superbement libres».
L’interprétation que Régine Detambel donne à ce changement dans la vie de Lottie surprend par sa juste véracité : « L’histoire de Lottie Feld est donc celle d’une femme coincée qui déploie des efforts de plus en plus dérisoires pour vivre une vie qu’elle méprise et prend la décision conséquente d’y mettre fin, d’une manière ou d’une autre. Il est tout à fait possible que pour une juive berlinoise née en 1771, l’idée de traverser l’Atlantique avec un homosexuel ait été une forme très élaborée de suicide». Elle est en même temps capitale pour l’économie du roman car elle en dit long sur l’intentionnalité auctoriale de la romancière. Si, au premier abord, elle accorde une place de prédilection à l’idée de singularité de ce couple, surtout en cette période de fin de l’Époque des Lumières, en insistant sur son caractère improbable, sur ses différences, la vision de Régine Detambel va petit à petit évoluer vers une interprétation de plus en plus lumineuse.
L’expérience sud-américaine, la respiration de liberté qu’elle offre, la proximité et, surtout, le besoin inexorable, vital, d’amour où, il est vrai, il y a peu de place à l’étreinte des corps, mais qui va traverser quand même ce couple étrange, y compris le besoin de faire un enfant ou les furtives rencontres au gré des pérégrinations, vont faire naître, peut-être plus dans le cœur de Lottie que dans celui d’Axel, il est vrai, le besoin d’unicité, d’insaisissable, de mystérieux. Sinon, comment interpréter les pensées de cette jeune femme? «À travers Axel, elle entend bien tirer au clair ce qu’elle attend de l’amour. Elle a vingt-cinq ans. Elle est mariée depuis l’âge de quatorze ans. Elle a peut-être aimé des hommes. Elle n’en sait rien. Mais elle a fait le tour des impasses où s’est fourvoyée sa féminité. Elle sait que l’habite ridiculement la quête éperdue du grand amour, qu’on lui dise enfin chérie tu es la seule et je t’aimerai éternellement, même si elle doit rire au nez de l’amoureux». Alors que pour Axel l’exploration de la nature, de la botanique, de la chimie, des méridiens et de tant d’autres choses compliquées de scientifiques avisés suffisent à lui remplir les heures et sa curiosité, le voyage prend pour Lottie un sens synonyme d’une liberté totale, d’un grand bonheur. Un rayon de soleil, une paroi soudainement illuminée sont pour elle des moments de pure félicité. Elle s’exclame : «Je suis heureuse. Ici et maintenant. Sans raison. En cet instant précis je suis heureuse, comme un cadeau». Arrivera-t-elle à transmettre cet état à son compagnon, ami et amant occasionnel?
Magnifique cadeau offert par la narratrice à ses personnages! Et magistrale tournure pour enrayer la descente inexorable qui menaçait ses deux destins exceptionnels. Régine Detambel donne ainsi du sens à sa narration, et c’est justement en cela que réside tout son art de romancière qui l’autorise à faire de son écriture une médecine des âmes, comme elle le fait pour Lottie et Axel.
Et sans doute pour tant d’autres parmi ses lecteurs passionnés.
Dan Burcea (02.05.2015)
Régine Detambel, Le chaste monde, Éditions Actes Sud, 267 p., 20,80 euros.