À mon père et à ma mère
« La mort est le seul événement biologique auquel le vivant ne s’adapte jamais. »
(Vladimir Jankélévitch – La mort – 1977)
Nous avions débuté cette nouvelle année sur les chapeaux de roue, comme d’habitude. On l’espérait moins inhumaine que la précédente, moins despotique, moins houleuse : autant dire moins agitée, moins grandiloquente. Les bons esprits la voulaient marquée par des élans de commisération et d’empathie plutôt que par des conflits d’intérêts et d’opinions obsolètes. 2020 serait-elle enfin cette année tant espérée de réel changement pour les plus démunis ? Une année de sursauts économique et social, où même les plus sceptiques accepteraient de “voir le bout du tunnel”, ne serait-ce qu’en se félicitant des chiffres du chômage qui baissaient pour la première fois, depuis de longues années, de manière significative. Après un cumul de péripéties politiques à tout-va, je me plaisais à imaginer une année où les consciences réconciliées se réveilleraient sur la nécessité de préserver notre environnement et notre biodiversité. De toutes mes forces, je rêvais 2020 sans collisions inutiles, et sans les attitudes éhontées de tous ces suppôts de Satan, que sont certaines (in)humanités. Il est peu de dire que je formulais des vœux particulièrement ardents de promesses et d’espérance pour cette fois-là.
Mais patatras, les temps ne sont décidément pas tranquilles ; et absorbée par le tempo que je m’impose, mes espoirs ont vite été anéantis. Le premier trimestre n’en était qu’à sa moitié que nous déplorions la survenue dans nos vies d’une étrangeté coupable : une nouvelle maladie. La vague venait de loin, de Chine mais elle déboulait perceptiblement à une vitesse stupéfiante, conquérante, témoignant d’un pouvoir illimité. Et plus elle s’apparentait à un tsunami qui n’était pas sans m’évoquer celui tout aussi tragique et immédiat de 2004, plus son écume grossissait au fil de ses territoires conquis, dévastant de tout son maléfice, la planète tétanisée.
Sous la houlette des autorités, le pays français tout entier déclarait la guerre à ce puissant ennemi, d’abord invisible, mais désormais, au fil de nos déploiements défensifs, nommé et reconnu. Les uns avec les autres, les uns après les autres, nous étions priés de rester retranchés pour ne pas subir la tutelle de cet intraitable Covid 19, qui semblait ne pas faire de quartier, et pouvait tuer de manière froide, surprenante et imprévisible, les moins résistants d’entre nous.
Tous les soirs, impassibles, craintifs, nous comptions les victimes atteintes par le mal, les victimes vaincues par le mal et la progression de celui-ci dans nos vies. J’y songeais d’ailleurs de manière plus précise : ne serait-il pas venu se planquer indifféremment dans mon corps, dans mon esprit et dans ma tête ? Dans celui de mes très chers proches ? Quels étaient ses critères de distinction, de progression exacte ? Avait-il un tracé précis ? Un mode opératoire ? A quoi s’apparentait-il vraiment ? Ne pouvait-on vraiment pas le confondre, lui faire la peau une bonne fois pour toutes ? Se déguisait-il pour ne pas se montrer si méchant ? En plus d’être malin, était-il courtois, cynique, intelligent ? Et s’il s’éprenait de moi, comment devais-je m’y prendre pour qu’il cesse son emprise dévastatrice et ne s’en prenne jusqu’à ma gorge, avec son arme tranchante ?
C’est ma chère mère qui l’autre soir me raconta très émue cette émission consacrée à la chanteuse Barbara. Sa seule évocation et celle de sa chanson « la mort » me plongèrent dans un profond désarroi, ravivant des blessures anciennes. Oui, la mort, je l’avais déjà frôlée, plusieurs fois, dans des nuits froides. Oui, la mort « était cette femme qui marche dans les rues, et qui vient sans qu’on l’appelle ». Chaque soir, lorsque le couperet tombait, je craignais de ne plus revoir celles et ceux que j’avais vus la veille. Chaque soir, je me souvenais que j’avais peur de mourir. De trépasser trop tôt. Chaque soir, je le subodorais, la mort s’invitait à ma table, avec toute sa superbe cruelle. Chaque soir, j’applaudissais la vie de mon balcon pour lui faire barrage, à défaut de la faire fuir. Chaque jour, je me comparais à une cloîtrée, une prisonnière avec des permissions de sortie. Chaque jour, je hissais les drapeaux des pays voisins pour afficher ma solidarité dans l’épreuve collective, pour rappeler les périmètres dévastés par son passage. Chaque jour, je me maintenais en vie en m’observant, en me contrôlant, en me lavant les mains, en pratiquant les gestes barrières. Chaque jour, je demeurais ébahie et terrifiée par tous ces morts en cascade, comme dans un sordide jeu de dominos. Chaque soir, je ne faisais pas barrière à l’émotion, à la fraternité. Chaque jour, épargnée, je craignais de mettre un nez dehors : et si l’ennemi était là, planqué, à frapper à l’aveugle, comme le terroriste qui dégaine son couteau ? Chaque soir, je notais les jours captifs les uns après les autres, et faisais des projets sur la comète pour plus tard, quand nous aurions retrouvé notre totale liberté. Chaque jour, je faisais preuve d’un peu plus d’humilité dévorée soudainement par ce doute existentiel : tout compte fait, et si moi aussi je n’étais pas invincible ?
Laurence Biava est née en 1964 à Niort. Depuis 12 ans, elle est ponctuellement chroniqueuse littéraire sur des sites web tels que Putsch, Actualitté : elle a collaboré à Fréquences Paris Plurielles, l’agence Pro-Scriptum, Unidivers, Buzz Littéraire et autres Webzines. En mai 2016, alors Marcheuse de la première heure, elle devient agent littéraire d’auteurs et d’artistes. En juillet 2017, attachée parlementaire en circonscription des Yvelines où elle réside. Depuis septembre 2018, elle a ajouté plusieurs cordes à son arc en montant d’abord sa micro-entreprise – LB–CLC – Conception, Littérature, Conseil – société littéraire et politique, et en devenant animatrice d’ateliers d’écritures
BIBLIOGRAPHIE
« Ton visage entre les ruines » – In Octavo Editions – septembre 2010.
« Amours mortes » – Editions Ovadia – juin 2014.
« Porphyre » – Recueil de nouvelles Amours mixtes – Editions Félicia-France Doumayrenc
« Mal de mer » – Editions Ovadia – Novembre 2015
« Je suis comme vous» – Récit autobiographique Pôle-Emploi – Editions Raconter la vie – (Seuil) – Printemps 2016
« Duetto François Mauriac » – Editions Les Nouvelles Lectures – Novembre 2016
« Les causes éperdues » – Editions Ovadia – avril 2017
« En Marche – une histoire française » – Récit collaboratif – Editions Ovadia – novembre 2017
« Emmanuel Macron, mon futur antérieur » – Récit autobiographique – décembre 2018
« Duetto Parisis » – Editions Les Nouvelles Lectures – Novembre 2018
« Le Goût de la Politique » – Petit Mercure – Le Mercure de France – à paraître en mai 2020
A paraître : « 101 Menaces qui pèsent sur la planète et l’humanité » – pas le droit de révéler pour le moment le nom de l’éditeur
« Anthologie du féminisme » – Le Lys Bleu Editions – rentrée septembre 2020
Crédits photo Sté Kyndt