Crédit photo : Steve Gaillard, 2019
— Vous comprenez un peu le français ?
— Un petit peu, répond Ndeye, m’adressant un sourire lumineux.
C’est une toute jeune fille de dix-sept ans, vêtue d’un boubou aux couleurs vives.
— Elle ne parle pas bien du tout, corrige la dame qui l’accompagne, avec un accent africain à couper au couteau. Elle, elle fait des bébés, l’intellectuelle de la famille, c’est moi.
Gigantesque éclat de rire.
— … Je suis Adama, la grande sœur, précise-t-elle avec gaité.
Dans le couffin, le minuscule bébé qu’elles ont amené émet un couinement. Adama bondit de sa chaise, prête à le prendre, mais le petit s’est déjà rendormi. Elle se rassied. D’après le dossier, il y a plus de quatre heures qu’elles patientent, mais quand je m’excuse de les avoir fait attendre si longtemps, elles ouvrent d’immenses yeux étonnés.
— Mais c’est normal ! Dans la salle d’attente, nous avons vu beaucoup d’autres personnes qui étaient très malades, proteste Ndeye.
Je la dévisage avec surprise. Son français est parfait, mais dans la seconde, Adama reprend la parole, patiemment :
— Elle dit que ce n’est pas grave. Elle dit que le mal ne l’avait pas sérieusement atteinte.
— Euh, oui. J’avais compris.
— J’essaie de lui apprendre le français. Mais elle n’est pas très douée, comme vous voyez, déplore Adama, avant d’éclater de nouveau d’un rire tonitruant, et de réveiller le bébé. Ravie, elle s’empresse de le sortir du couffin, l’enveloppant d’un regard d’adoration avant d’écarter un peu les langes pour me permettre de l’admirer.
— Mon neveu, dit-elle avec fierté. Il s’appelle Adama, comme moi.
— C’est un très bel enfant. Et un beau prénom. Bonjour, Adama.
Le bébé me fixe, rote, puis se met à pleurer.
— Il a faim, décrète Adama en le tendant à sa sœur.
Il commence aussitôt à téter, sa toute petite main posée sur le sein de sa mère. Elle le berce, débordante d’amour.
Plus rien n’existe.
En silence, nous contemplons Ndeye qui nourrit son enfant, dans la lumière crue des néons du plafond, le silence uniquement troublé par ses petits bruits de succion et la déglutition. Je devrais reprendre la parole, m’enquérir de ce qui l’a amenée à consulter aux urgences aujourd’hui.
Fièvre il y a trois semaines, d’après ma fiche.
Je ne savais déjà pas très bien quoi faire de ça avant d’entrer dans le box, et encore moins maintenant. Ndeye n’a pas de température, et elle a l’air aussi peu malade que moi.
L’enfant a perdu le mamelon et il s’agite, cherche à l’aveugle, à petits coups de tête adorablement maladroits. Avec douceur, Ndeye le redresse, lui tapote le dos jusqu’à ce qu’il fasse son rot, puis l’installe à l’autre sein.
La tétée reprend.
— Il a très faim, constate Adama avec beaucoup de satisfaction.
J’approuve, incertaine, puis je me décide à chuchoter à l’adresse de la mère, pour ne pas déranger le bébé :
— … Et donc, vous avez eu de la fièvre. C’était début avril, c’est ça ?
Elle fronce légèrement les sourcils, puis son visage s’éclaire.
— Ah oui. J’ai été très malade.
— C’était vraiment une forte fièvre. Elle tremblait, et elle était si fatiguée qu’elle ne pouvait plus s’occuper du bébé. Et puis, c’est passé.
— C’est passé, confirme Ndeye.
L’enfant a fini de manger et s’endort sur le sein, sa bouche délicate à demi ouverte tétant par moment le vide, son petit corps tout abandonné et confiant. Avec précaution, sa mère le recouche, rajuste le drapé ample de sa robe, sa coiffe. Elle met son manteau, prend son sac.
— Peut-être le palu, suggère Adama.
Elles se consultent du regard.
— Peut-être, admet Ndeye.
Adama me tend la main.
— Merci pour tout.
— Passez une belle soirée, ajoute sa sœur, dans son français parfait.
Ensuite, elles sortent.
Pourquoi écrire ? C’est ce que vous m’avez demandé, cher Dan, me faisant l’honneur de penser que je pouvais, à cette question, vous apporter une réponse digne d’une philosophe. Votre confiance me touche, mais je ne suis pas une philosophe. Je suis une conteuse.
Pourquoi Ndeye est-elle justement venue aux urgences ce jour-là, alors qu’elle n’était pas malade et n’avait rien à y faire ? Pourquoi est-ce justement moi qui l’ai prise en charge alors que, depuis le matin, j’étais débordée, exténuée, énervée, alors que je n’en pouvais plus, que dehors, du cœur du service à la salle d’attente, il n’y avait que la peur, la colère, le chaos ?
A-t-elle compris, Ndeye, que son sourire et son amour de mère avaient, en une seconde, illuminé les ténèbres ?
Le rossignol chante et ne sait pas pourquoi, pas plus qu’il ne sait que son chant émerveille le promeneur qui l’écoute.
Parfois, il est vain d’expliquer. Soyons humbles et, parce qu’on aime les gens plus que tout autre chose, efforçons-nous d’écrire l’émotion, la lumière et la joie, puis de transmettre même ce qui nous dépasse, un peu malgré nous, comme le rossignol.
Catherine Rolland, 8 mai 2020
Catherine Rolland est médecin et écrivain. Après avoir travaillé pendant une dizaine d’années dans un cabinet de médecine générale en France, elle a déménagé en Suisse en 2014. Depuis, elle travaille aux urgences de l’hôpital de Neuchâtel. Côté littérature, elle a publié plusieurs romans dans des genres différents : sagas familiales (Ceux d’en haut (2014), Après l’estive (2015), aux Éditions Les Passionnés de bouquins), drames psychologiques (La solitude du pianiste (2016), également aux Passionnés de bouquins, et Sans lui (2016), aux Éditions Mon Village). En 2018, paraît Le cas singulier de Benjamin T. aux Éditions Les Escales. Cette fiction aux frontières de l’imaginaire et du fantastique a été finaliste du Prix Lettres frontière 2019 et du Prix Rosine Perrier 2019). Catherine Rolland est également l’auteur d’une novella dans le recueil L’Étrange Noël de sir Thomas (2019, Éditions OKAMA). Son nouveau roman, La Dormeuse, paraîtra en juin 2020 aux Éditions OKAMA.
Pour plus d’informations, consulter le site de l’auteure : www.catherine-rolland-ecrivain.ch