Écrire/Être écrivain : Sonia Cadet

 

Lorsque Dan Burcea a publié l’appel à contributions nous invitant à évoquer nos rapports avec les personnages que nous créons, j’étais aux prises avec Claudie. Cette jeune professeure, née de mon imagination, résistait à la toute-puissance de ma plume. Pourtant, rien ne présageait ce dissentiment entre nous. L’amorce de notre relation avait été des plus classiques.

Une silhouette esquissée. Fluette. Taille moyenne. De la raideur dans le port, comme ces gens que leur corps encombre.

Des aplats. Une peau ambrée, produit d’un métissage banal sur l’île de ses origines. Du brun sur les cheveux courts. Des couleurs ternes pour des vêtements sans fantaisie. La quadragénaire est dépourvue de coquetterie.

Du relief. Des touches claires pour accentuer la domination de l’Europe dans la carnation, au détriment de l’Inde et de l’Afrique. Des mèches auburn. Une pointe de vert dans les yeux marron. Des ombres héritées du passé. Un regard voilé par la douloureuse incompréhension de l’enfant qui se savait mal-aimée. Des cernes brunâtres, stigmates des nuits hachées par les multiples réveils nocturnes de sa seconde fille. Des sillons nasogéniens, creusés précocement, qui témoignent de désillusions. L’échec d’un mariage. La lassitude vis-à-vis de son métier d’enseignante. 

Voix. Caractère. Traumatismes. Généalogie. Chaque strate rapprochait Claudie de l’imperfection des êtres réels. Un jour, elle fût prête à exister.

Je l’ai positionnée dans un environnement hostile. Le temps des funérailles de son père, elle retrouve sa mère et son frère, dans la maison de son enfance. Un lieu et des personnes que Claudie fuit avec application, depuis sa majorité. Je me suis insinuée dans sa tête avec l’ambition de capter les émotions déclenchées par ce retour en arrière. Le cœur battant, j’ai guigné l’expression de ses failles, de ses doutes, de ses blessures.

Et là… patatras. Malgré les heures passées à la concevoir, l’ingrate Claudie a refusé de se livrer. Ses actions et ses pensées discordaient avec la personnalité que je lui avais fabriquée. Il ne s’agissait pas de la part d’autonomie que s’octroient nos personnages lorsqu’ils sont solidement campés. Cette liberté là, nous la concédons volontiers à nos créatures car elle flatte l’égo de l’écrivain. Une indépendance relative d’ailleurs, d’autant plus consentie que nous sommes assurés que les brides demeurent entre nos mains.

Claudie ne s’émancipait pas, elle m’offrait de la dissonance et du factice. Ses mots semblaient lui avoir été dictés. Sa lucidité sur son mal-être s’accordait mal avec le marasme dans lequel elle s’engluait. Son agacement face à sa mère jurait avec le caractère conciliant que je lui avais prêté. Tout sonnait faux chez elle. À quel moment m’étais-je fourvoyé en inventant mon héroïne ?  

Cette question m’a taraudée durant des jours. Trait après trait, j’ai remonté le cours du processus de création. En théorie, Claudie disposait de tout le matériau indispensable pour être. En pratique, l’âme d’une autre personne la possédait. Une autre âme. À qui appartenait-elle ?

La mienne.  C’était la mienne.

J’avais moi-même bâillonné Claudie. Une prise de pouvoir aisée, j’avais forgé une femme vulnérable. J’ai agi et pensé à sa place. Pour la protéger ? Parce qu’elle est une part de moi que je ne voulais pas voir s’exprimer ?

J’ai invité Claudie à s’asseoir à mes côtés. Je lui ai demandé pardon.

Sonia Cadet, 26 août 2020

Sonia Cadet est née à La Réunion en 1971 et vit à Saint-Paul. Elle a travaillé durant une dizaine d’année dans le secteur privé auprès de publics en difficulté d’insertion. Elle est aujourd’hui cadre dans la fonction publique territoriale. Son livre Un seul être vous manque a reçu le Prix de Beaune 2019 du premier roman.

 

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