En publiant Lieutenante – Être femme dans l’armée française (Denoël, 2009), Marine Baron avait dressé «un tableau sans complaisance du monde militaire», attirant l’attention des media par le courage et la franchise avec lesquels elle dénonçait le sexisme ambiant dans les rangs de l’armée française. Cet état de choses avait poussé notre «volontaire officier aspirant» à quitter la marine nationale et retourner dans le civil. La promotion de son livre a été pour elle l’occasion de se rendre compte de la pression exercée sur la substance même du mécanisme fictionnel qu’elle proposait dans cet ouvrage et dont la crédibilité était mise en cause par une réalité hostile dont l’origine était tout simplement un ordre (trop) bien établi. Elle a rapidement compris qu’il était devenu quasi impossible de rendre lisible l’équation, réputée insoluble, de la cohabitation du moi intime et du moi quotidien lorsque ce dernier finit par s’avérer rebelle et à la merci des vents contraires. Marcel Proust avait, à juste titre, raison de considérer ces deux hypostases irréconciliables.
Forte de ces enseignements, Marine Baron publie un second livre, Ingrid Bergman – Le feu sous la glace (Le Belles Lettres, 2015), une biographie romancée de la célèbre actrice suédoise. Elle semble avoir appris comment maîtriser les codes d’un genre littéraire difficilement contrôlable et décrié par les critiques modernes qui l’ont accusé de superficialité, d’ennui et de fausseté. Rajoutons à cela le fait que, depuis, l’époque et les mentalités ont radicalement changé notre rapport à l’intimité et au secret qui devait la protéger. Les biographes et les auteurs d’autofiction doivent aujourd’hui faire face à d’autres pièges causées par l’adoucissement des règles et des conventions, considérées comme encombrantes devant l’inexorable expansion des nouvelles formes de communication – images, réseaux sociaux, etc. – et des codes autrefois infranchissables qui tiennent plus du voyeurisme que du travail de biographe.
Naviguer entre ces deux dangers pour construire une biographie respectueuse des sources et fidèle à l’image de son sujet, voilà le vrai défi que Marine Baron a dû relever avec brio dans son second livre. C’est cette attitude admirative qui va accompagner tout son travail, en faisant appel à tout son talent de narratrice pour reconstruire l’atmosphère et les cadres de vie à chaque étape de l’existence de son héroïne. Dès lors, tout en se servant de la chronologie comme une sorte de parchemin – élément quasi obligatoire exigé par ce genre littéraire –, elle va choisir avec intelligence des moments clé de la vie d’Ingrid Bergman, moments qu’elle organise dans une successivité symbolique comme de vrais axes emblématiques de son ouvrage. Par ce type d’écriture elle offre la possibilité de choisir les événements les plus à même à porter la signification la plus noble à la vie de son héroïne, en la présentant comme un destin unique et inimitable.
La meilleure lecture possible nous semble donc une lecture sélective, thématique, multicolore, semblable à un kaléidoscope, même si cette méthode peut déstabiliser et risque d’ignorer la nécessaire chronologie des événements dont nous parlions plus haut.
Réécrit dans cette perspective, le portrait d’Ingrid Bergman pourrait bien être crayonné en ces quelques traits, mis en italique pour mieux les mettre en valeur.
Après une enfance heureuse mais marqué prématurément par la perte tragique de sa mère et ensuite par la disparition de son père à qui elle devait tant, surtout son amour pour le spectacle et le cinéma, Ingrid a gardé, à son entrée dans le monde des adultes, cette image d’«orpheline vulnérable». À l’époque de son premier mariage, elle est «une jeune actrice, apparemment indépendante, du moins du point de vue de sa vie professionnelle, spontanée, extrêmement passionnée». Petter Lindström, son futur mari, est tout le contraire : «il est dentiste, bien établi, a une belle voiture, une situation très confortable et, surtout, dix bonnes années de plus qu’elle». Incapable de faire face aux formalités pratiques, elle demande sans cesse le conseil de son mari, cet homme «respectable, courtois et [qui] sait donner une image de lui-même parfaitement responsable».
De cette période et même tout au long de sa vie, Ingrid va garder d’elle ce sentiment d’être «dépendante d’un homme», d’une femme qui, malgré son immense talent, ses qualités d’actrice et son perfectionnisme, «a toujours gagné sa vie par l’intermédiaire d’un homme». Son oncle Otto, ensuite Petter, son agent David Selznick et, enfin, son second mari, Roberto Rossellini en sont chacun pour quelque chose. Pas étonnant que, dès qu’elle le pourra, elle va prendre sa vie en main, n’hésitant pas à se faire plaisir avec une totale délectation.
Des années plus tard, arrivée à la quarantaine, Ingrid Bergman se surprend en train de se regarder dans un miroir, envahie «du sentiment du temps qui passe» : «Le sentiment du temps qui passe, chez cette femme qui s’est vue tant de fois à l’écran, et qui, par conséquent, est habituée à voir son image évoluer, son visage se marquer imperceptiblement, se ressent fortement dans ses propos». Déchirée entre sa vie professionnelle, ses rôles au théâtre et au cinéma et sa vie de famille, elle doit en même temps assumer un rôle encore plus difficile, celui de mère. Que ce soit envers Pia qu’elle a eue du premier mariage avec Petter Lindström ou avec Isabella, Isota-Ingrid et Robertino, les enfants issus du mariage avec Roberto Rossellini, Ingrid Bergman a toujours eu peur de «ne pas être une mère à la hauteur» à cause de son absence due à ses obligations professionnelles.
En revanche, s’il y a une seule chose sur laquelle elle ne transige pas, c’est sa carrière d’actrice. «Détachée des contraintes matérielles», elle est incapable de «séparer son art de sa vie personnelle». Ce qui prime pour elle, c’est la valeur de son travail. «Ses films sont toute sa vie.»
Mais le trait de caractère le plus impressionnant reste son incroyable «spontanéité et son intransigeance lorsqu’il s’agit de parler de son métier». Derrière son tempérament retenu, Ingrid a «cette forme de spontanéité qui étonne tout le monde, mais aussi cette petite absence de diplomatie […]. Incapable de malveillance, elle est également incapable d’aménité feinte, et parle avec l’éternelle indépendance qui est la sienne».
Tous ces éléments biographiques sont réunis dans le portrait que Marine Baron dresse avec une visible délicatesse afin de rendre encore plus belle l’image de cette femme unique : «Il se dégage de sa personne, à cet instant, cet esprit de droiture et de liberté qui la caractérise. Elle ne s’embarrasse jamais des banalités de la courtoisie, des phrases toutes faites, des déclarations empruntées qui consistent à dire, lorsqu’on est une vedette étrangère, que l’on adore le pays dans lequel on se trouve et tout ce qu’on vient y faire. Ingrid n’est l’esclave de rien, de personne, et certainement pas de son image. Aussi peut-elle parfois sembler, de temps à autre, manquer de tact. Cependant, lorsqu’elle exprime se la sympathie et se montre chaleureuse, personne ne s’y trompe : c’est une vraie bonté qui ressort de son attitude».
Qu’il nous soit permis à la fin de nous interroger sur la possibilité de mettre en parallèle tous ces éléments constituant la biographie proposée par Marine Baron et certaines valeurs qui, de par sa propre expérience, lui sont chères à titre personnel, à elle-même. Autrement dit, de chercher à comprendre quels sont les mécanismes d’un processus selon lequel, de la manière la plus involontaire, le biographe finit par vivre dans une secrète symbiose avec son héros ou son héroïne. D’ailleurs, dans ce jeu de miroirs, on entrevoit un élément essentiel qui pourrait servir de fil conducteur à cette supposition, tout en la confirmant : il s’agit de l’admiration et de la passion pour la figure légendaire de Jeanne D’Arc qui a poursuivi toute sa vie Ingrid Bergman et dans le miroir de laquelle il lui est arrivé, sans doute, à Marine Baron de se regarder.
Dans une interview accordée à Josyane Savigneau (Le Monde, 2009[1]), Marine Baron dévoile les raisons essentielles de son parcours et de son expérience unique dans l’armée. Elle avoue être animée d’«une passion réelle» pour ce qu’elle fait, du «besoin d’autorité» et de famille, de l’absence du père et de la relation difficile avec sa mère, du «désir d’être acceptée» dans un monde d’hommes.
Ingrid Bergman serait heureuse de reconnaître en sa jeune biographe une petite âme jumelle qui reprend des paroles qu’elle connaît si bien et qui l’ont accompagnée toute sa vie. Ce qui fait une magnifique rencontre entre deux amoureuses d’idéal, de perfectionnisme et d’indépendance, même si cela reste circonscrit ici au domaine de la fiction.
Dan Burcea (03/08/2015)
Marine Baron, Ingrid Bergman – Le feu sous la glace, Éditions Les Belles Lettres, 2015, 212 p., 19 euros.
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