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Lors d’une discussion avec son père, Nathalie Goldman, le personnage central du roman « Churchill m’a menti » de Caroline Grimm, apprend que son grand-oncle paternel, Georges Ledermann, avait été déporté par les Allemands dans l’île de Jersey, en 1943, comme demi-Juif, c’est-à-dire comme Juif marié à une catholique. Par devoir d’objectivité au regard des faits historiques, elle entreprend une enquête durant laquelle elle apprend une vérité stupéfiante sur les îles anglo-normandes d’Aurigny-Alderney, de Guernesey et de Jersey abandonnées par les Britanniques à la merci des Allemands pendant la Seconde guerre mondiale. Pourquoi les autorités britanniques, y compris Churchill qui les rattache dans ses Mémoires à la France occupée, ont-elles caché cet épisode ? Et que s’est-il vraiment passé dans ces lieux pendant les années de l’Occupation ? Ce que va découvrir Nathalie Goldman dépasse son imagination.
Vous décrivez dans votre roman l’histoire des îles britanniques d’Aurigny-Alderney, de Guernesey et de Jersey abandonnées et occupées par les Allemands pendant la Seconde guerre mondiale. En quoi cette histoire est-elle à la fois vraie et oubliée ?
Une histoire vraie d’abord, parce qu’elle m’a touchée directement dans ma famille, en apprenant par mon père que son oncle avait été déporté dans les îles anglo-normandes et que Churchill, qui parle de tout dans ses Mémoires, ne parle pas d’un camp de concentration qui a été tenu par des nazis dans ces îles. Je pense à cette époque que ce n’est pas possible, que ce n’est pas vrai. Je décide donc de chercher et je contacte un historien qui avait fait une thèse sur les déportés de France vers Aurigny parmi lesquels il y avait 980 Juifs français mariés à des catholiques et considérés par conséquent comme des demi-juifs par le régime de Vichy, surtout par Aloïs Brunner, en 1942-1943. Par mesure de faveur, au lieu d’être envoyés à Auschwitz, ils ont été dirigés vers un camp ouvert à l’Ouest sur les îles anglo-normandes, plus exactement à Alderney. C’est à travers l’histoire de mon grand-oncle que j’ai découvert la réalité sur ces îles abandonnées pendant le Seconde guerre. Il s’agit de la première possession de la couronne britannique abandonnée par Churchill qui, si elle s’explique du point de vue de l’Histoire, elle prend aussi beaucoup de sens du point de vue romanesque.
Ensuite, une histoire oubliée. Quand on va à Jersey aujourd’hui, il y a un hôpital souterrain qui a été construit par les prisonniers russes pendant la guerre, où les Allemands comptaient se réfugier en cas de débarquement des Alliés. Cet hôpital est transformé aujourd’hui en musée qui se visite, bien entendu. Les Anglais ont toujours tenté de passer sous silence le fait que ces îles aient été envahies par les Allemands. Pour Hitler, cela signifiait mettre un pied en Angleterre, alors que pour Churchill et les Anglais, pour conserver intact leur mythe national, il est très important de garder l’idée que personne ne les a jamais envahis depuis Guillaume le Conquérant. Pour cela, on préfère ne pas compter les îles anglo-normandes comme faisant partie de l’Empire britannique plutôt que d’admettre que des étrangers ont pu les envahir. Dans ses Mémoires, Churchill les rattache à la carte de la France. Bien-sûr, on peut expliquer cela en faisant référence à la France occupée de l‘époque, au régime de Vichy, les nazis étant au pouvoir, pour dire qu’elles faisaient partie d’une des zones de la France occupée. On peut qualifier cela, non pas comme un mensonge, mais comme une demi-vérité, s’agissant de morceaux de terre abandonnés par la France à l’Angleterre, comme disait Victor Hugo. On peut dire que ces îles qui sont la première possession de la couronne britannique dont les habitants ont toujours été reconnus comme sujets du roi ; les voir dans les Mémoires de Churchill rattachées à la France, j’avoue que c’est assez choquant. Une autre chose encore plus choquante, c’est qu’à la sortie du musée de Jersey, l’ancien hôpital souterrain donc, il y a ces phrases de Churchill, de 1944 : Lets them starve. No fighting. They can rot their leisure [Laissez les mourir de faim. Aucun combat. Ils peuvent pourrir à leur guise]. En fait, il parle des Allemands qui sont encore là, tout en parlant implicitement des habitants de ces îles qu’il sacrifie forcément à l’effort de guerre. Pour ces habitants, la guerre va se terminer seulement un an après, étant libérés seulement en mai 1945. Cela veut dire qu’en 1944, Churchill avait fait le choix stratégique, militaire, intelligent évidement, de libérer la Normandie en priorité, en survolant les îles dont les habitants devront attendre encore un an pour être libérés. N’oublions pas qu’en 1940, ces îles avaient été démilitarisées, décision qui, encore une fois, peut s’expliquer de point de vue stratégique, mais qui veut aussi dire que, de point de vue humain, leurs habitants ne comptaient pas. Pour être plus précis, il faut dire qu’il y avait eu une ou deux tentatives de les libérer, avec des commandos, des escadrons, mais toutes ont échoué à cause de la configuration du littoral où il est impossible de se cacher et d’engager des combats même par temps de nuit.
Il y a donc une version « officielle » et une autre version « officieuse » pour ne pas dire « falsifiée » de ces événements ? Pourquoi ?
Il s’agit en effet d’un mensonge par omission, une vérité en demi-teinte qui s’est transmise ultérieurement. Quand on va à Jersey, par exemple, il y a la Place de la Libérté où on apprend que c’est Churchill qui a libéré les îles, mais la vérité n’est pas cela. La vérité est qu’il n’a pas libéré les îles en 1944, mais en mai 1945, un an après seulement. Encore une fois, je ne lui donne pas entièrement tort. Churchill est évidement un grand homme et, pour cela, mon propos n’est pas de dire qu’il a menti ou pas, ou d’amoindrir son image. Non, moi, je ne suis pas chef militaire, mon propos est juste qu’en tant qu’écrivain et donc, de point de vue de la littérature, je me mets à la place de ceux qui ont été sacrifiés à bon escient. À aucun moment, Churchill n’avait pensé qu’Hitler allait s’intéresser à ces îles. Il a demandé aux femmes, aux enfants et aux vieillards de rester sur place, en demandant seulement aux hommes en âge de combat de rejoindre l’armée à Londres pour grossir les rangs. Deux mois plus tard, Hitler bombarde les îles parce qu’il croit en plus qu’elles sont protégées militairement. Le résultat est catastrophique, c’est un massacre qui va être suivi d’une occupation terrible avec deux soldats allemands pour chaque habitant, et cela jusqu’en 1945.
Mais pour revenir à votre question, oui, il y a une version officielle, les îles ont été envahies, occupées. C’est une chose reconnue officiellement aujourd’hui, même si l’on n’en parle pas trop. Quand on va à Jersey on peut visiter l’ancien hôpital souterrain devenu aujourd’hui musée. Ce qui a été passé sous silence est la collaboration du gouverneur de l’île et des autorités avec les Allemands. Ils ne pouvaient pas faire autrement, peut-être, mais ils ont beaucoup collaboré. Il y avait 12 Juifs natifs des îles qui ont été immédiatement déportés et ensuite 4 camps de concentration ont été construits sur l’île d’Aurigny dont un tenu par les nazis purs et durs qui venaient de Neuengamme. Il ne s’agissait pas d’un camp d’extermination comme à Auschwitz ou d’autres, mais d’un camp de la mort. Tout cela a été totalement passé sous silence. Je parle dans mon livre parce que j’ai eu la chance de le savoir en étant touchée personnellement par un de mes ancêtres. Les Anglais n’en parlent pas. Pour eux, ils n’ont jamais collaboré avec les nazis, ils n’ont jamais eu de camps sur leur territoire. De ce point de vue, on peut dire que la version officielle n’est pas du tout la version réelle. Lorsqu’il y a eu les procès des nazis de la Manche, comme on les a appelés, ils ont tous plus ou moins été escamotés. Dans les années ’90, ils ont retrouvé un des responsables de l’époque, Kurt Klebeck, qu’ils ont préféré passer pour mort malgré le fait qu’il avait 82 ans et qu’il aurait pu être jugé. Avec cela, toute la vérité sur les nazis de la Manche a pu être passée sous silence et, comme les Anglais ont gagné la guerre, ils écrivent l’histoire à leur meilleur avantage.
Comment pourrait se justifier cette attitude ?
Je pense que c’est par fierté nationale, par le fait qu’on a toujours donné des leçons à la France occupée, à la France collabo. Cela nourrit leur mythe national certainement, ce qui empêche de dévoiler le fait qu’une partie de l’administration anglaise des îles anglo-normandes a collaboré en organisant la déportation des Juifs sur place et en fermant les yeux sur ces camps de concentration construits sur leur propre terre. C’est une des raisons qui me fait dire que c’est une découverte historique importante. D’ailleurs, je suis la première à en avoir parlé. Je cite à la fin de mon roman des titres d’ouvrages écrits à ce sujet dont celui qui m’a mis sur la piste au début de mes recherches, Les déportés de France vers Aurigny 1942-1944¸écrit par Benoît Luc et publié en 2010 aux Éditions Eurocibles.
Cela nous ramène à vous interroger sur votre travail de documentation.
En dehors de cette bibliographie de la fin de mon livre que j’invite tous mes lecteurs à consulter, je eu la chance de bénéficier de l’ouverture des archives dans les années ’90. J’ai eu accès à beaucoup d’informations que l’on ignorait avant cette date, étant encore sous le régime de secret défense. J’ai pu me rendre sur place et visiter ces lieux. Internet a été aussi un moyen de recouper beaucoup d’informations.
Revenons au lien avec votre histoire personnelle. Quel a été l’écho de votre roman au sein de votre famille ?
Toute ma famille du côté de mon père a été très sensible à ce sujet. Beaucoup d’entre eux ne connaissaient même pas cette histoire. Des cousins que je ne vois pas trop souvent sont revenus vers moi, ce qui m’a beaucoup touchée. Ce livre a eu une forte résonance au sein de ma famille, même s’il ne s’agit que d’un roman qui va au-delà de la vie de mon grand-oncle. Mon livre refait son trajet, à partir de son arrestation à Paris, de sa déportation à Drancy en août 1940 et de son départ ensuite pour Jersey d’où il est transféré dans le camp d’Alderney. Après la libération de 1945, il est revenu par bateau et ensuite par le train et a été sauvé par les Canadiens à Dunkerque et pris ensuite en charge par la Croix Rouge. Très affaibli à cause de sa détention, il est mort an et demi après, à 44 ans seulement. Le reste de sa famille avait disparu du jour au lendemain à Auschwitz, on peut dire quelque part qu’il a eu un sursis.
Avez-vous eu d’autres échos ?
Beaucoup de journalistes qui ont lu mon roman m’ont avoué qu’ils ignoraient complètement ce sujet. On pourrait donc dire qu’il s’agit d’un roman historique fondé sur des faits historiques ignorés. L’éloge que l’on peut faire ici de la littérature c’est qu’elle réussit à donner la voix aux oubliés et même aux sacrifiés de l’Histoire. Tous ces gens ne pèsent pas lourd si on pense à la statistique. Que représentent 980 Juifs français par rapport aux millions de morts à Auschwitz, Birkenau et autres ? Même les veuves de ces gens ont eu du mal à se faire reconnaître comme des veuves de déportés politiques et on a eu du mal à les faire inscrire sur le mur du Mémorial de la Shoah à Paris. Et pourtant, une vie est une vie et pour moi la littérature c’est rendre toute son importance à une vie qui n’en aurait eu aucune place autrement dans des statistiques ou dans la logique du rapport de forces et du génie militaire qui acceptent de sacrifier mille vies pour en sauver dix mille, comme cela a été le cas de Churchill. La littérature nous apprend que, lorsque l’on place le curseur du côté de ceux qui ont été sacrifiés, on mesure toute la monstruosité d’un tel choix. Pour reprendre un syntagme plus récent, celle des dommages collatéraux, le constat est tout aussi tragique si on se place du côté de ceux qui en sont les victimes.
Votre roman est sorti en Livre de poche. Avez-vous d’autres projets ?
En effet, mon roman est sorti au mois de novembre 2016 dans la collection Livre de poche. Je m’apprête à partir pour Londres pour donner une conférence à l’invitation du Centre culturel français de la capitale britannique. Une traduction en anglais est en cours, le livre paraîtra bientôt en version anglaise.
Propos recueillis par Dan Burcea (mars 2018)
Caroline Grimm, « Churchill m’a menti », Éditions Flammarion, 2014, 274 p., 19 euros.