Le livre Maryam Madjidi « Marx et la poupée » (Prix Goncourt pour le premier roman 2017) vient d’être publié en roumain dans la traduction de Rodica Baconsky et Alina Pelea dans la collection La Feminin qui se propose de faire la promotion de la littérature féminine contemporaine. C’est une belle occasion d’interroger l’écrivaine franco-iranienne pour recueillir ses impressions autour de cet événement éditorial.
Les Éditions Cartea Cartii de Stiinta viennent de publier la version roumaine de votre roman « Marx et la poupée », traduit, d’ailleurs, dans de nombreuses langues. Comment avez-vous reçu cette nouvelle ?
J’ai été très heureuse d’apprendre que mon roman allait être traduit en roumain, l’émergence d’une nouvelle traduction donne conséquemment un nouveau texte, une nouvelle naissance au récit et c’est toujours une grande joie pour moi.
Cette joie se rajoute – ne l’oublions pas – à celle du Goncourt du premier roman que vous avez reçu en 2017. Quel souvenir gardez-vous de cette récompense ?
J’en garde un souvenir radieux. J’ai été véritablement envahie d’une immense joie. C’était là pour moi un encouragement, une formidable visibilité pour mon roman mais il y avait aussi de la reconnaissance, la reconnaissance d’auteurs que j’admire comme notamment et surtout Virginie Despentes. Et puis il y a eu aussi cette phrase que mon père m’a dite le lendemain de la remise du prix : « tu vois, ma fille, maintenant quand je marche dans les rues de Paris, j’ai la tête haute ». J’ai été très émue et bouleversée mais triste aussi car j’ai soudain réalisé que durant toutes ces années mon père n’avait pas eu la tête haute, qu’il devait probablement avoir eu un sentiment de honte ou de gêne qui accompagne toujours celui qui se sent étranger et illégitime dans un pays qui n’est pas le sien. Ce livre c’est donc aussi la reconnaissance de son combat, de ses choix, de son héroïsme, de sa vie en un seul mot.
« Je voudrais passer ma vie à récolter des histoires […] et à les offrir à une oreille attentive » – écrivez-vous. Est-ce la motivation qui a présidé l’écriture de votre roman ?
Oui en partie, mais surtout c’est la nécessité de sauver de l’oubli ces histoires et de donner voix et dignité à ceux et celles qui se sont engagés et ont dû payer le prix fort pour cela : la mort, la prison ou l’exil. Récolter les histoires c’est préserver la mémoire, le passé, l’héritage de ce monde, qu’il soit lourd ou léger, laid ou beau, doux ou rude. Sans la mémoire, nous sommes des ombres, nous traversons la vie comme des automates sans âme ni intelligence. Il y a cette phrase magnifique du poète grec Georges Séféris qui dit : « si tu veux comprendre quelque chose, alors creuse toujours au même endroit ». C’est une très belle définition de l’écriture. « Je déterre les morts en écrivant, je suis un fossoyeur à l’envers », c’est ainsi que je définis mon écriture. Déterrer les morts et le passé pour ne pas oublier et pour tenter de comprendre la réalité opaque qui nous entoure.
Comme, par exemple, dans la terrible scène de la répression de l’Université de Téhéran, en 1980 ?
Oui exactement, écrire un livre sur l’exil nécessite de remonter le temps et de revenir à l’origine, au point de départ et pour moi ce fut le ventre de la mère. Ce ventre agité par les bouleversements historiques de l’Iran après la révolution avortée de 1979. J’ai voulu commencer par ce lieu originel d’où mon histoire est partie. C’est comme si tout était en germe dans ce ventre maternel : l’engagement, la répression, la vie et la mort.
Votre livre dénonce les dictatures qui ont régné sur l’Iran, votre pays natal. Peur, Mort, Torture sont « les déesses malveillantes » de ces régimes successifs.
Je voulais bien entendu dénoncer les crimes commis par un régime politique qui a inscrit dans sa constitution la négation des droits de l’homme, de la femme et de l’enfant. Ces déesses malveillantes continuent de régner au-dessus des têtes des Iraniens. Certes, le peuple iranien a appris à vivre sous ce régime, les jeunes ont trouvé le moyen de vivre leur jeunesse en contournant la censure, en inventant mille ruses et détours, mais les libertés fondamentales et basiques ne sont toujours pas offertes aux Iraniens.
Vos parents sont les grands héros de votre roman. On pourrait même dire qu’ils ont deux vies qui les placent devant la dureté de l’Histoire : celles d’opposants à la dictature iranienne et celle d’exilés en France. Comment définiriez-vous leur héroïsme ?
Pour moi, leur héroïsme est celui de tous ceux qui ont tenté d’améliorer ce monde : lutter contre l’injustice, l’ignorance, la censure, et la pauvreté. Leur héroïsme est avant toute chose un engagement total dans le monde pour défendre les opprimés. Lorsqu’ils ont décidé de s’exiler, ils ont perdu cet héroïsme et c’est aussi cela qui est douloureux et tragique avec l’exil. Nous sommes venus en France et nous n’étions plus ces héros qui tentaient de changer le monde mais tout simplement et prosaïquement des étrangers qui ne pouvaient pas parler un mot de français et qui devaient faire appel à la voisine ou aux amis pour écrire leurs lettres administratives et essuyer les remarques et les moqueries des uns et des autres. C’était la chute dans le quotidien le plus banal.
Vous résumez la décision de vos parents de fuir l’Iran dans un syntagme tranchant : « pour vivre, il fallait partir ». Comment ont-ils décidé de s’exiler et comment ont-ils vécu cette expérience ?
C’était une décision fondamentale pour eux car elle allait changer totalement leur vie et la mienne, tracer une frontière entre un avant et un après l’exil. Ils ont décidé de partir parce qu’ils ne pouvaient accepter de vivre sous ces lois liberticides et parallèlement à cela, ils refusaient désormais de mourir pour leurs idées. Ils avaient une fille de 5 ans et ils ne voulaient pas qu’elle grandisse dans un pays qui nie absolument les droits de la femme et de l’enfant. Ce fut une expérience difficile et douloureuse, c’est comme si on avait arraché une partie de nous, une moitié de nous-mêmes. Une moitié restée là-bas, et une autre moitié ici.
Et l’enfant obligée à réapprendre à voler de ses propres ailes ? Quel défi a-t-elle dû relever pour sortir de ses cauchemars répétitifs et se faire accepter par ses nouveaux camarades ?
Le premier défi a été pour le personnage de la petite Maryam d’apprendre une nouvelle langue : le français. C’est à travers la langue qu’elle trouve une place à l’école puis dans la société. Le second défi a été pour elle de renouer et de se réconcilier avec sa part d’iranienne. Le personnage de Shirin qui surgit dans sa vie alors qu’elle est angoissée et en proie à des cauchemars c’est l’Iran qui réapparait mais sous une forme ludique et légère et c’est cela qui l’apaise. Il existe dans ce roman un double mouvement contradictoire : un mouvement vers la France et un mouvement vers l’Iran. Or ces deux mouvements s’opposent : si la petite fille veut « épouser le français », il lui faut tourner le dos au persan, si elle veut « s’intégrer », elle doit refuser l’Iran, mais le manque de l’Iran est en même temps très présent en elle. C’est en comblant ce manque par Shirin, le mémoire de littérature persane en maîtrise, et en y retournant aussi pour la première fois après 17 ans d’absence, qu’elle parvient à trouver un équilibre entre ces deux mouvements.
Un autre thème tout aussi important est celui de l’identité décliné en de multiples métaphores. Je vous en proposerais plusieurs, en vous demandant d’expliquer à nos lecteurs leur signification et la place qu’elles occupent dans le cadre de votre récit :
– les yeux de la mère :
c’est par les yeux que la mère s’exprime. C’est un personnage qui ne parle pas beaucoup mais qui observe énormément le monde autour d’elle. Elle est silencieuse mais ses yeux voient et parlent. C’est aussi pour cela qu’elle écrit. Ecrire est un langage qui est du côté du silence mais qui a la résonance et la puissance d’un cri.
– les mains du père :
le père est défini à travers ses mains car c’est avant tout un bricoleur, un ouvrier, quelqu’un qui a nourri sa famille à l’aide de différents travaux manuels. Enfant, j’ai toujours vu mon père travailler même pendant ses jours de congés. Ses mains décrivant donc toute son histoire, son parcours. Ses mains sont comme les pages de son livre.
– mère et fille, « deux statues posées sur un banc […] deux fantômes errants » :
l’exil fait de nous des ombres, des statues ou des fantômes, c’est comme si l’exilé avait perdu sa consistance, sa nature humaine presque, la solidité et l’assurance de son identité. Le personnage de la fille et de la mère sont atteintes de cette perte momentanée de leur identité, le monde les traverse, elles sont devenues transparentes.
– « être une exilée romanesque », « alimenter l’exotisme en soi » :
c’est une autre facette de l’exil et de la double culture. J’ai joué avec cette double culture. Comme je l’écris, j’amusais la galerie en jouant à la « Persane ». C’est un leurre, j’ai cherché à être ce que les autres voulaient que je sois. La quête de l’identité n’a rien à voir avec le regard de l’autre. Elle a à voir avec le regard intérieur : comment moi je me vois.
– la parole rassurante de la grand-mère :
La grand-mère dans ce roman est une allégorie, une personnification de l’Iran et du persan, de tout ce que la petite fille a laissé derrière elle en venant en France. Elle représente aussi la vieille sagesse des générations passées. Ce mélange de bon sens, de lucidité et de tendresse.
Que représente pour vous le pouvoir des mots, à la lumière de ce que vous avez déclaré à une autre occasion, en affirmant que « La poésie est le pain quotidien du peuple iranien » ?
Le pouvoir des mots et de la littérature est fondé sur la question de la dignité. Écrire c’est restituer une dignité perdue ou bafouée, comme si les mots venaient réparer et rétablir une forme de justice. La poésie c’est cela aussi : elle sublime notre condition humaine, nous élève, nous permet d’atteindre par le langage une dignité et une beauté qui sont sans cesse menacées par la bêtise, l’ignorance et la haine.
Se réfugier aussi dans la fiction pour mieux supporter le réel ?
Oui bien sûr le pouvoir de la fiction est très grand aussi. C’est le pouvoir paradoxal de l’imaginaire qui aide non seulement à mieux supporter le réel par une sorte d’évasion mais aussi à mieux comprendre, saisir et cerner le réel.
Quel message souhaiteriez-vous adresser à vos futurs lecteurs roumains ?
Je voudrais que ce roman résonne en eux, en écho à leur propre histoire, à l’histoire du pays aussi et que chaque exilé roumain puisse se reconnaître dans cette trajectoire qui fut la mienne.
Je voudrais également leur offrir un poème du poète persan Ahmad Shamlou en guise d’invitation à lire mon roman et qui résume de manière poétique ce livre et ma conception de l’écriture.
« Ni juste ni beau n’était le monde
Avant que nous n’entrions en scène
Nous avons pensé l’inaccessible justice
Et la beauté fut »
Maryam Madjidi, Marx et la poupée, Éditions Le nouvel Attila, 2017, 202 p., 18 euros.
Pour l’édition roumaine: Marx si papusa, Editura cartii de Stiinta, Cluj-Napoce, 208 p. 45 RON.
Propos recueillis par Dan Burcea
Traduction Dan Burcea et Alina Pelea