Sonder l’œuvre polymorphe et au combien symbolique du grand écrivain Albert Camus a été pour Virginie Lupo une vocation précoce, dès lors qu’elle avait pris contact avec son œuvre. De cette passion est né plus tard son livre Si loin, si proche: La quête du père dans “Le première homme” d’Albert Camus qui traite, comme
l’on peut facilement comprendre de par son titre, la problématique de l’absence paternelle, si importante pour l’écrivain-orphelin.
Difficile pour moi de ne pas commencer avec une question sur vos motivations d’écrire ce livre sur Albert Camus. Car, avant de devenir un objet d’étude pour la spécialiste que vous êtes, je suppose que l’œuvre de Camus a été pour vous une passion. Où et comment a commencé cette passion dans votre cas ?
En réalité, et comme Le Premier Homme, justement, ce livre a une histoire bien à lui ! Albert Camus est un auteur qui m’accompagne depuis de nombreuses années, depuis toujours allais-je vous dire. Je l’ai découvert à onze ans avec la lecture de L’Étranger. Ce roman m’a bouleversée, emportée, fascinée et j’ai décrété – avec la force de conviction d’une jeune adolescente ! : « Quand je serai grande, j’écrirai des livres sur Camus ! ». Vous pouvez aisément imaginer la réaction de mon entourage face à cette affirmation incessante… Des années plus tard, cette passion ne m’a toujours pas quittée ! J’ai commencé des études de Lettres Modernes et lorsqu’il m’a fallu choisir un auteur comme sujet de recherche, j’ai immédiatement choisi Albert Camus : c’était une évidence absolue !
Y a-t-il un domaine de son œuvre ou de son activité si riche qui vous intéresse le plus et vers laquelle vous avez pu concentrer vos travaux de recherche ?
Oui, bien qu’ayant commencé par travailler sur Le Premier Homme, j’aime beaucoup le théâtre de Camus. Là aussi, peut-être me faut-il expliquer la genèse de cette passion. En poursuivant mes études, je cherchais un pan de son œuvre qui n’ait pas été trop étudié. Or, non seulement j’aimais énormément Caligula, cette pièce qui relate la découverte douloureuse du jeune empereur – « Une vérité toute simple et toute bête » : « Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux » – mais son théâtre n’était de plus pas encore trop étudié. Ceci pour plusieurs raisons : la première est due à un malentendu (sans jeu de mots !) : le théâtre de Camus a longtemps été considéré – à tort bien entendu ! – comme un théâtre à thèse, un théâtre d’idées. Pourtant, Camus était un véritable homme de théâtre. Il se plaisait d’ailleurs à le répéter comme dans son entretien intitulé Gros plan, télévisé le 12 mai 1959, et dans lequel il explique que la raison pour laquelle il fait du théâtre est « qu’une scène de théâtre est un des lieux du monde où [il est] heureux ». L’autre raison est la conséquence d’un ouvrage paru en 1970 mais qui a jeté une ombre cruelle et profonde sur son théâtre : il s’agit de l’essai de Raymond Gay-Crosier, intitulé Le Théâtre de Camus ou les envers d’un échec. Bien sûr, le titre est sans appel. Ainsi, lorsque j’ai souhaité travailler sur son théâtre, j’ai été confrontée à ces écueils : une certaine forme de mépris de la part des universitaires à l’égard de Camus et une notoriété moindre de son théâtre. Heureusement, j’ai eu la chance de rencontrer Jacqueline Lévi-Valensi, une femme merveilleuse, éminente spécialiste de Camus, qui a créé la Société des Études Camusiennes en 1985. Alors que je rêvais de travailler sous sa direction – peut-être même n’osais-je même pas en rêver ! – elle m’a appelée un matin en me demandant si j’acceptais de travailler avec elle ! L’élégance de cette femme était, on le voit, extrême ! Et j’ai ainsi pu mener à bien mon travail de recherche sur le théâtre de Camus. Le sujet de ma thèse était : « Le théâtre de Camus : un théâtre classique ? » [thèse publiée aux Presses Universitaires du Septentrion].
Pourquoi avoir choisi Le premier homme et surtout pourquoi le sujet de la quête du père ? Comment définiriez-vous ce thème et quelle place occuperait-il dans l’œuvre camusienne ?
Ce livre est en réalité ce qui a constitué mes premiers pas dans la recherche, à savoir mon travail de maîtrise [l’équivalent du master I]. Il est une question de chance là encore puisqu’au moment-même où je commençais mon mémoire de maîtrise, Le Premier Homme paraissait. J’y ai vu bien sûr une opportunité intéressante, à savoir la chance d’explorer un texte vierge de toute critique, de publication et d’analyses diverses. Ma réflexion a pu ainsi être totalement libre et personnelle, ce qui est une chance incomparable pour un jeune chercheur. Cela permet une sorte d’initiation à la recherche accélérée finalement, un peu troublante pour un début mais extrêmement vivifiante intellectuellement. La sensation de fouler une terra incognita en quelque sorte ! Le mémoire, comme c’est le cas de tous les mémoires, a été déposé à la Bibliothèque Universitaire de Nice et un éditeur qui effectuait des recherches pour un ouvrage sur le père est tombé dessus : l’ayant jugé digne d’être publié, il m’a contactée et nous avons travaillé ensemble à la préparation de sa publication. J’aime l’idée que ce texte né sous la plume d’une jeune chercheuse débutante ait pu être (re)découvert par un éditeur et retravaillé par cette chercheuse plus aguerrie mais tout aussi passionnée que je suis devenue…
Vous définissez ce roman inachevé comme une conclusion apaisée de l’autobiographie de Camus. Vous écrivez aussi que ce roman inachevé met pour la première fois au-devant de la scène le père, l’enfance et les émotions de son auteur. Pourriez-vous nous en dire plus sur cet aspect ?
La question de la quête du père s’est imposée à moi dès la première lecture. Si le personnage de la mère est central dans l’œuvre de Camus, celui du père est absent. Pourtant, il s’agit d’une absence très présente, si je puis dire. En effet, Camus perdit son père à la bataille de la Marne, en 1914 ; né en 1913, le jeune Albert a donc grandi sans père. Cependant, parmi les thèmes qui lui sont chers et qui jalonnent son œuvre, nombreux sont ceux qui évoquent, de près ou de loin, la figure du père. C’est le cas dans L’Étranger, dans La Peste ou dans deux de ses pièces, Caligula et Le Malentendu. Or, pour la première fois dans une de ses œuvres, il crée véritablement le personnage du père qui devient alors « un être de papier » comme disait Valéry, un personnage qui agit devant nous et ce, dès la première scène, dès l’incipit. C’est la raison pour laquelle je parle d’une « conclusion apaisée » car Camus réussit enfin à « faire la paix » avec ce père inconnu. S’il éprouve pour sa mère un amour infini, fait de tendresse et de douleur, le père était jusqu’à ce roman inachevé lié à des images de mort héroïque – la sienne – mais aussi à l’idée de nausée engendrée par le spectacle d’une exécution capitale ou encore à des obsessions de pères tout puissants. Le Premier Homme offre à Camus la possibilité de donner vie à un père positif, fort, courageux, qui « tient les rênes » de la famille au sens propre et au sens figuré.
Quelle résonance a dans ce cas précis la personne du père – présent ou absent – pourquoi l’appelez-vous « le père cadet » et qu’en est-il de sa substitution symbolique et pas seulement dans la vie de Camus par l’oncle ou l’instituteur ?
La question du « père cadet » est liée à une temporalité inversée en raison de la mort prématurée du père de Camus. C’est lors d’une scène aussi centrale qu’émouvante que cette temporalité prend corps : Jacques Cormery, le héros double de l’auteur, se rend en effet à Saint-Brieuc sur la tombe de son père. Il a alors quarante ans et il constate alors être plus âgé que l’homme enterré sous la dalle, mort à vingt-sept ans. Pour se construire, Camus a ainsi dû se choisir des substituts paternels : ceux-ci furent notamment l’oncle Gustave et l’instituteur, tous deux hautement symboliques car liés à l’apprentissage de ce qui sera au cœur de la vie de Camus : l’écriture et la littérature. Le premier, Gustave Acault est, selon Camus, « le seul homme qui [lui] ait fait imaginer un peu ce qui pouvait être un père » et il est celui qui fit découvrir au futur auteur une maison avec des livres. Le second, M. Bernard dans le roman, n’est autre que M. Germain. L’histoire est connue : Louis Germain proposa d’inscrire le petit Camus au concours des bourses. Grâce à lui, Camus put entrer au lycée Bugeaud d’Alger, faire des études – un DES de philosophie – et poursuivre dans la voie littéraire. Albert Camus, fidèle à ses origines pauvres et à ceux qui l’ont vu « naître » n’a jamais oublié cet homme : en témoigne la lettre qu’il lui écrivit lors de sa remise du Prix Nobel et leur correspondance (cf. Correspondance Camus-Bénisti, dont j’ai écrit l’introduction, parue aux Editions Bleu autour en octobre 2019).
Ou, fait encore plus rare, par la grand-mère ?
La grand-mère joue en effet le rôle de substitut paternel elle-aussi dans la mesure où elle intervient dans toutes les circonstances où un père aurait dû intervenir. Comme dans L’Envers et L’Endroit, c’est elle le chef de famille, c’est elle qui « tient » la maison, qui en est le chef absolu et incontesté. Dans Le Premier Homme, elle incarne l’autorité paternelle, elle représente la « Loi » et elle domine les membres de la famille. Comme le dit Jacques à son maître, « c’est ma grand-mère qui commande ». Elle donne les ordres, elle jette les interdits.
Vous utilisez à de nombreuses reprises deux termes qui vont de pair et qui renvoient vers une possible direction dans la piste de vos recherches : réhabilitation et affirmation de la maturité de l’auteur. En quoi ces deux termes sont-ils déterminants dans votre analyse ?
Oui, tout se passe comme si avec ce roman qui restera inachevé, que Camus souhaitait être son « Guerre et Paix », l’auteur avait souhaité « corriger » certains de ses pensées, de ses impressions. Cela est très présent dans le personnage de la grand-mère pour laquelle il effectue une véritable « réhabilitation ». Celle que l’on voyait jusqu’à présent dans son œuvre comme un personnage insensible, dur et sans cœur trouve des circonstances atténuantes. Le Premier Homme cherche à expliquer son attitude, ses gestes qui ont pu être compris comme une inutile dureté pour l’enfant mais que l’adulte comprend. On la voit ainsi manifester des gestes de tendresse à l’égard de son petit-fils Jacques ou porter un regard d’amour maternel et tendre sur son fils. Celle qu’il appelait dans « L’Ironie », la « vieille » ou la « petite vieille » devient « la grand-mère » avec tout le respect du petit-fils devenu adulte.
Par quel processus la personne du père devient un personnage littéraire et en quoi cet aspect est important dans le cas présent de la création camusienne ?
En effet, Henri Cormery, le père, est un véritable personnage car Camus, bien qu’il veuille évoquer son propre père, est obligé de l’inventer et c’est cette démarche de fiction qui crée le personnage. C’est ici la vision d’un père qui se déploie et non ses souvenirs personnels. Tout le premier chapitre, consacré au personnage Henri Cormery, nous montre une figure de mâle protecteur, de chef de tribu. Le narrateur peut reconstituer une sorte de sainte Trinité – le Père, la Mère et l’enfant à venir. Il représente ainsi une famille symbolique, représentant sa naissance de manière mythique, quasi biblique. Camus fantasme totalement ce père qu’il n’a pas connu, créant ainsi une image « merveilleuse » de la paternité.
En quoi l’œuvre de Camus et particulièrement son dernier roman Le premier homme garde son importance pour nos contemporains ?
L’œuvre tout entière de Camus entre en résonance avec notre époque actuelle. Je suis toujours frappée de voir à quel point, lorsque notre société rencontre des épreuves – et malheureusement elles sont nombreuses – les lignes de Camus peuvent nous aider à les comprendre ou du moins, à les supporter. La montée de pensées extrémistes, la haine de l’autre, ont été vécues par Camus et ses textes peuvent nous aider à mettre en garde nos contemporains. Le Premier Homme, est un retour sur l’enfance et donc une quête d’identité ; il parle ainsi à la fois aux adultes et aux adolescents, toujours avides de trouver des réponses à un questionnement existentiel souvent angoissant pour eux. Notre monde, en constante évolution, dans lequel nous sommes nombreux à appartenir à plusieurs cultures, entre également en résonance avec ce retour aux sources, des sources que jamais nous n’oublions, indépendamment de la vie que nous pouvons mener, indépendamment des kilomètres qui nous séparent de notre terre maternelle ou de personnes que l’on a connues enfant. Par ailleurs, et évidemment, en cette période inédite, celle d’un virus ravageant le monde et nous exhortant au confinement, on ne peut s’empêcher de penser à La Peste – qui devient d’ailleurs un best-seller ces derniers temps ! Dès le début des événements que nous vivons, j’ai repensé à différents passages du roman, notamment le moment où Rieux et les autres docteurs s’opposent pour savoir s’il est judicieux de nommer la Peste, ou si, afin de ne pas affoler la population, il vaut mieux mentir. Comment ne pas imaginer que ces discussions ont eu lieu il y a quelques semaines chez nos politiques ? Mais je pense aussi aux toutes dernières lignes du roman et je ne résiste pas au plaisir de vous les lire :
« Mais [Rieux] savait cependant que cette chronique ne pouvait pas être celle de la victoire définitive. Elle ne pouvait être que le témoignage de ce qu’il avait fallu accomplir et que, sans doute, devraient accomplir encore, contre la terreur et son arme inlassable, malgré leurs déchirements personnels, tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d’admettre les fléaux, s’efforcent cependant d’être des médecins.
Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse ».
Elles sont, pour moi, révélatrices de la pensée de Camus : oui, le Mal existe, oui, nous devons continuer à mener un combat constant afin d’aller vers le meilleur, vers la lumière, vers la beauté, mais en nous entraidant et en nous aimant, nous trouverons le chemin… car il y a plus à admirer qu’à mépriser en chacun de nous…
Interview réalisée par Dan Burcea
Virginie Lupo, Si loin, si proche: La quête du père dans “Le première homme” d’Albert Camus, Éditions Sipayat, 2017, 139 pages.