Le roman « Héritage » de Miguel Bonnefoy, a reçu cette année Le Goncourt choix de la Roumanie, suite au vote quasi unanime d’un jury composé de plus de 80 étudiants de 7 universités roumaines de Brașov, București, Cluj-Napoca, Craiova, Iași, Sibiu et Timișoara qui ont exprimé cette année leur vote par vidéoconférence. Selon le communiqué de l’Académie Goncourt, « le Choix Goncourt de la Roumanie a eu l’honneur d’être parrainé par Santiago H. Amigorena, lauréat de l’édition 2019, aux côtés de Ioana Pârvulescu, écrivaine et marraine roumaine 2020 du Choix Goncourt ».
Lettres Capitales vous propose en exclusivité une interview avec Miguel Bonnefoy qui a eu la gentillesse de répondre à nos questions[1].
Votre roman « Héritage » (Ed. Rivages) vient d’être récompensé par le prix Goncourt, le choix roumain. Comme avez-vous reçu cette nouvelle ?
Je l’ai reçu avec surprise, étonnement, curiosité, et gratitude. Les prix démocratiques ont la beauté discrète d’être à la fois inattendus et essentiels. Pour être honnête, j’ai d’abord pensé aux autres auteurs de la liste Goncourt, que j’admire et respecte, et, lorsque j’ai appris la nouvelle du choix roumain, j’ai éprouvé le sentiment contradictoire d’un bonheur qui, par essence, ne peut pas être partagé. « Un coup sur la nuque » aurait dit Camus. Mais le plus grandiose de tous les cadeaux, le plus beau butin de guerre, serait à mes yeux la rencontre avec les étudiants, les professeurs, les universitaires, à Bucarest, tous ces amis invisibles qui ont constitué le jury. Les célébrations solitaires ont quelque chose de triste. Il n’est de fête aucune qui ne soit une fête collective.
Votre roman est une saga dédiée à quatre générations dont le destin mène – avec toutes les réserves que nous impose la liberté de fiction – à votre propre histoire personnelle. À qui dédiez-vous ce prix, surtout que le jury qui l’a décerné est constitué d’étudiants, autrement dit de lecteurs jeunes ?
On ne comprend qu’on est un lecteur jeune que lorsque, étant toujours lecteur, on a dépassé cette jeunesse. Pour un auteur qui, comme moi, n’a encore rien écrit, qui est encore à l’aube de lui-même, qui est plein de doutes et de quêtes, qui est jugé « jeune » parmi les autres, je me sens naturellement honoré d’avoir eu des lecteurs de mon âge, ou presque. Parvenir à toucher des femmes et des hommes de sa propre génération revient à exprimer quelque chose de sa modernité. Mon livre ne parle pas d’aujourd’hui, mais d’hier. Cependant, il effleure peut-être l’idée d’une mémoire générationnelle qui est la source d’inspiration de toutes nos actions, de toutes nos douleurs, de toutes nos passions, ici comme ailleurs. Pour comprendre ce qu’il y aura demain, il faut peut-être s’interroger de ce qu’il y avait hier. Et ceci est un constat qui est commun à toutes les nations et toutes les époques. Ces lecteurs jeunes dont vous parlez ont, visiblement, étaient sensibles à ça aussi.
« Ce récit familial » s’étend sur deux continents et sur plusieurs générations. Au-delà de cette histoire tourmentée par les événements d’une Histoire cruelle, ce qui impressionne dans votre roman est la beauté de vos personnages. Comment définiriez-vous cette humanité puissante que portent vos personnages ?
J’ai voulu mêler dans une même constellation des personnages tirés de la réalité, d’autres de la fiction, et d’autres de l’Histoire. Ces trois ficelles créent une tresse de silhouettes qui s’entremêlent et cohabitent. Les uns inspirent les autres. Le puits d’eau, les colonies juives, Thérèse, Ilario Da, la fabrique d’hosties, la torture, l’exil, tout ceci est vrai. Il appartient à ma légende familiale, comme il y en a dans toutes les familles. Ces éléments, je les ai fondus dans un moule constitué d’une autre matière fictive, comme la volière, la construction de l’avion, Hector Bracamonte, Michel René, le machi Aukan. Et à tout ceci j’ai voulu ajouter l’Histoire réelle : l’aviatrice inspirée de Margot Duhalde, la crise du phylloxéra, les deux guerres mondiales, la dictature, le développement de Santiago. Aucun personnage n’est apocryphe. Il a toujours plusieurs origines et, par conséquent, plusieurs horizons. Je n’ai fait que fondre dans un même creuset tous ces métaux différents pour en faire un alliage. Comme dirait Roger Caillois des pierres : « Sans honneur ni révérence, elles n’attestent qu’elles. Elles ne perpétuent que leur propre mémoire ».
Votre roman va être traduit en roumain. En attendant, quel message aimeriez-vous transmettre aux futurs lecteurs de Roumanie ?
Je souhaiterais les remercier car, dans le monde chronophage dans lequel on vit, urgent et dionysiaque, rempli de difficultés et de compromis, de vitesses et d’accélérations, je me rends compte que la lecture patiente et sereine est devenue presque un acte de résistance. J’aimerais dès lors les remercier de cette patience, de ce geste poétique, d’ouvrir un livre et de s’intéresser à une autre culture, une autre langue, une autre tradition d’écrire.
Interview réalisée par Dan Burcea
Crédits photo : ©Patrice Normand Leextra
Miguel Bonnefoy, Héritage, Éditions Rivages , 2020, 206 pages.
[1] Cette interview est paru également dans la presse roumaine dans la revue Suplimentul de cultura de Iași.