Au commencement était la couleur rouge. À travers le brouillard de mes souvenirs mêlés je vois apparaître l’éclat écarlate. Le flamboyant en pleine floraison a surgi au coin de la rue, au tournant de mes années vers l’adolescence, un matin du printemps. L’élan dans mon corps mutant a trouvé en lui le parfait prétexte pour se traduire en mots. Mon tout premier poème, dans ma langue natale, le bengali, je l’ai écrit sur le flamboyant. Il est devenu le symbole de mon sang affolé.
Après avoir tenu des carnets de voyage, après avoir écrit des nouvelles durant mon enfance, je suis arrivée au moment fatidique que connaissent tant d’adolescentes, celui de tenir un journal intime, tour à tour bouleversée et inspirée par Anne Frank. Jusqu’à ce que je découvre la poésie, sa splendeur jaillie à travers les versets laconiques.
Mon cahier d’école a été rempli de poèmes, sur les arbres foisonnants, les lueurs crépusculaires inondant la ville de Calcutta qui ressemblait à une gigantesque pile de briques chaotiques et cabossées, l’odeur de la pluie sur l’asphalte, et la silhouette d’un adolescent du même âge que moi, qui rentrait de l’école, avançait sans savoir vers moi.
Nous avons ensuite quitté Calcutta pour nous installer dans une maison dans la banlieue. Mes instants de bonheur de ces années-là sont tissés sur les toiles bucoliques. Les arbres penchés sur les lacs, les lacs naturels créés dans les creux des briqueteries abandonnées, les vastes creux couverts de mousse où je restais allongée tard les nuits d’été seule ou avec ma meilleure amie, les canaux remplis de nymphées sur notre chemin vers le crépuscule, la route courbée que nous dévalions à vélo, pour arriver au pied des palmiers jumeaux inclinés l’un vers l’autre. Nous nous y installions pour observer les vagues éblouissantes du ciel absorber lentement la mélancolie délicieuse d’azaan, la prière du soir venant de la mosquée, petite bâtisse blanche perdue dans les végétations.
La poésie miroitait la vie, la transformait et la magnifiait.
Mais ces paysages apaisants ont été secoués par les crises politiques sanguinaires. La poésie n’était plus le tendre message d’amour ou le rêve champêtre, mais aussi l’hommage au soulèvement contre les colons, l’appel à la révolte, le rêve d’un avenir meilleur. Mes poèmes ont fait écho des mouvements politiques de l’époque. L’assassinat du dramaturge-metteur en scène communiste Safdar Hashmi par les suppôts du parti de droite ; la peine capitale du poète et activiste politique africain Benjamin Moloïse par le régime d’apartheid de P.W. Botha ; la vie et la mort des milliers de mes compatriotes travailleurs, étudiants, mendiants et orphelins. La poésie dévorait la vie, la transformait et la sublimait.
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Les années ont passé mais je suis toujours habitée par ce dilemme entre l’évasion idyllique et l’engagement politique. De l’Inde en France, de Paris en Bretagne, en langue française, je bâtis mon œuvre littéraire au croisement de ces deux axes. Les côtes bretonnes sauvages m’attirent et m’intriguent. C’est ma Montagne magique. Le ciel offre le spectacle infini chaque jour. Le parfum blanc du premier jour du printemps se mêle à l’odeur du feu de cheminée. Je vois les hommes modeler leurs jours. Les villes éveillent en moi des interrogations existentialistes, la Nature m’apporte les réponses aux questions que je n’ai pas posées.
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Ciel, terre, soleil, étoile et lune, mer et montagne, vent et arbres : la source intarissable, la matrice première, le corps de nos corps. C’est là nos commencements, c’est là notre fin. C’est là où nous puisons la force pour créer ce que nous appelons la civilisation. Et quand les murs se fissurent, les tours s’écroulent, quand le sol se dérobe sous nos pieds, nous nous retrouvons sous le ciel nu. C’est encore là notre dernier secours, notre éternel recommencement.
Shumona Sinha, 3 mars 2021 ©
Née en 1973 à Calcutta, lauréate du Grand Prix du Roman de la Société des Gens de lettres et du Prix du rayonnement de la langue française, décerné par l’Académie française en 2014 pour son troisième roman Calcutta, Shumona SINHA considère que ce n’est ni l’Inde ni la France, mais que c’est la langue française qui est sa patrie. Installée à Paris en 2001, elle obtient un Master 2 en lettres modernes à la Sorbonne, publie trois anthologies de poésie française et bengalie et en 2008 son premier roman : Fenêtre sur l’abîme (Éditions de la Différence). En 2011, son deuxième roman, Assommons les pauvres !(Éditions de l’Olivier) est très remarqué par la critique, sélectionné dans le short-list du Prix Renaudot et a obtenu le Prix Eugène Dabit du roman populiste 2011 et le Prix Valéry-Larbaud 2012, est adapté aux théâtres en Allemagne et en Autriche. Son quatrième roman Apatride (2017) ainsi que ses autres romans sont traduits dans plusieurs langues, font l’objet d’études aux universités françaises et américaines, s’interrogent sur l’identité, l’exil, la condition féminine.
Dans Le Testament russe, son cinquième roman, paru en mars 2020 chez Gallimard (Blanche), elle décrit la fascination d’une jeune Bengalie, Tania, pour un éditeur juif russe des années 1920 qui fut le fondateur des Éditions Raduga. Pour la journaliste Claire Devarrieux, Un des sujets de ce roman est la manière dont se perpétue l’internationale des lecteurs.
Pour plus d’informations sur Shumona Sinha : https://shumonasinha.wixsite.com/millenium