« La femme révélée » est le quatrième roman de Gaëlle Nohant qui s’inscrit dans ses grandes lignes dans l’univers thématique des trois autres, ne serait-ce que par l’obsession avec laquelle Eliza, son personnage principal, tente de « délimiter le territoire de l’angoisse » que lui inflige l’absence d’un être cher et protecteur. Est-ce la raison principale qui la pousse à fuir, à tout laisser derrière elle, et à se cacher sous une autre identité pour se retrouver à Paris, loin de sa Chicago natale ? Et, puis, qui lui garantit qu’en cessant subitement d’être Eliza Donnelley, et devenant par la magie des faux papiers Violet Lee, les choses vont s’arranger pour elle, faisant disparaître les dangers présents et à venir ? Et, si non, que signifie « pleurer sur une impossible réparation » ?
A toutes ces questions et à celles qui suivent, Gaëlle Nohant a eu la gentillesse de répondre pour le bonheur des lecteurs de ce blog.
Vous publiez « La femme révélée », votre quatrième roman. Comment est née l’envie de raconter cette histoire ?
Je tournais depuis longtemps autour de l’idée d’une femme qui quittait tout du jour au lendemain, abandonnant famille et enfant pour partir en Amérique. Mais je n’arrivais pas à l’attraper. Elle me résistait. Peut-être parce que j’ai une fille qui est au centre de ma vie, que je n’envisage pas ma vie sans elle. Et puis tout à coup, j’ai eu l’intuition d’inverser la proposition, de la faire partir d’Amérique pour venir à Paris. Et cela a tout débloqué. En m’intéressant à Paris en 1950, ce Paris gris, pauvre et très éprouvé par l’Occupation, j’ai relu Simone de Beauvoir et découvert Nelson Algren, et leur rencontre si romanesque à Chicago, dans ces années-là. J’avais déjà décidé que mon héroïne serait photographe, et je m’intéressais à toutes sortes de photographes, de Doisneau à Cartier Bresson, Dorothea Lange, Lee Miller, Izis, Boubat, et Vivian Maier, qui était une deuxième flèche pointant vers Chicago. Je ne connaissais pas du tout cette ville, mais j’ai décidé d’en faire un personnage de mon roman. A partir de là, l’histoire s’est déployée autour de ces deux pôles : Paris en 1950 et Chicago, des années 20 aux années 60.
La photo de Saul Leiter – une variante de « Sunday morning » –, illustre la couverture de votre livre. C’est une beauté féminine qui bourgeonne à la lumière naissante du matin. Quel lien avec le titre de votre roman ? Comment expliquer ce titre ?
C’est surtout une femme qui s’abandonne, qui accepte d’être regardée. C’est une photo très intime et lumineuse. Mon héroïne est plutôt quelqu’un qui se cache derrière son appareil photo. C’est elle qui regarde, et elle ne tient pas à être remarquée car ça la mettrait en danger. Mais évidemment, à mesure qu’elle «révèle » les autres à travers ses photos, ces clichés la révèlent aussi. Ils disent quelle femme elle est, quel être humain. Elle se révèle aussi à travers les péripéties de sa vie, ses drames et ses joies. Peu à peu, on la découvre et elle se découvre. Cette photo, pour moi, pourrait incarner mon personnage dans la deuxième partie du roman : quand elle a échappé à l’angoisse et à la culpabilité qui la tenaillaient depuis le début de l’histoire pour s’abandonner à la vie et à l’amour, mais aussi s’engager totalement.
Pourquoi avez-vous choisi Chicago et Paris comme lieux d’action de votre roman ?
Je suis née à Paris, j’y ai peu vécu mais depuis toute petite, j’en suis amoureuse. Je crois que je l’aime à toutes les époques, je n’ai jamais fini de l’explorer. J’avais envie de la montrer abîmée physiquement et moralement par 4 ans de guerre et d’Occupation, mais éclairée d’une liberté neuve et intraitable, qu’incarne la jeunesse tumultueuse de Saint-Germain-des-Prés. Je voulais qu’on vibre de cette énergie, de cette insolence ; qu’on ait envie de danser au son du jazz et d’aimer au présent. C’était l’occasion de rendre hommage au Paris des photographes humanistes (Izis, Doisneau, Ronis, Sabine Weiss) et aux grands musiciens de jazz de cette époque.
Chicago, j’y suis allée par hasard, j’ai suivi mon intuition, et j’ai adoré découvrir cette ville complexe et passionnante. Elle a régné sur mon imaginaire pendant 2 ans, et ce n’est pas fini ! Ce qui la rend fascinante, c’est d’être à la fois une capitale du radicalisme américain, qui s’est battue très tôt pour cacher les esclaves et leur permettre d’échapper aux planteurs, et aussi pour les droits des ouvriers ou ceux des immigrés, et en même temps une ville brutale qui a installé une ségrégation qui ne disait pas son nom. Une ville d’émeutes raciales et d’inégalités. Je voulais montrer ce double visage et l’incarner à travers le destin de mes personnages.
Quel travail de documentation a été nécessaire à la construction des axes principaux de votre récit ?
J’ai suivi les axes des deux villes et des deux époques : paris en 1950 (état des lieux, cafés et quartiers qui ressemblaient encore à des petits villages, clubs de jazz, puritanisme et liberté sexuelle, sur les pas des photographes de l’époque) et Chicago dans les années de la Grande Dépression, celles de la guerre de 40, puis son évolution dans les années 60, la grande fracture des émeutes raciales et celle de la guerre du Vietnam. Pour bâtir mon histoire, je suis toujours mes intuitions, et ensuite je les vérifie grâce à la documentation. En général, elles se vérifient toutes, ce qui m’épate toujours. Là, ce qui corsait le travail, c’est que la plupart des bouquins sur Chicago étaient en anglais. Ça m’a forcée à progresser !
En utilisant un discours à la première personne, vous donnez la parole à Violet Lee, votre héroïne. Pourquoi ce choix, qu’apporte-t-il à la complexité de votre personnage ?
J’avais commencé à écrire cette histoire à la troisième personne, mais au bout de quelques chapitres, je me suis rendue compte que ça n’allait pas. Ce personnage continuait à m’échapper. J’ai donc essayé de passer à la première personne, et ça collait parfaitement. Une évidence. Comme si Violet me forçait à l’incarner, à ne faire qu’un avec elle. Du même coup, le roman s’est construit sur son seul point de vue. Un point de vue nécessairement subjectif : nous n’avons que sa vision des choses, ce qu’elle perçoit ou devine du monde qui l’entoure. Mais la première personne nous la rend aussi plus proche, on s’attache à elle, on est avec elle, pour le meilleur et pour le pire.
Violet Lee est inséparablement accompagné d’un appareil photo dont l’objectif est devenu l’œil à travers lequel elle voit le monde. Que représente cette passion pour la photo pour elle ?
Pour Violet, la photo est un moyen de révéler certains pans de réalité, certains êtres. Souvent des gens auxquels on ne prête pas attention, comme les prostituées, les habitants du ghetto… D’un côté, l’appareil photo lui permet de se cacher. Mais de l’autre, en photographiant les autres, elle défend sa vision du monde, elle s’engage. C’est aussi une manière de se mettre à distance de ce qu’elle a subi, ce qui continue à la déchirer, pour reprendre la main, décider de son destin.
Vous citez à la fin de votre roman une phrase de l’écrivain Norman Mailer qui proclame qu’il y a une bestialité dans la moelle du siècle dernier. Peut-on dire que finalement c’est contre cela que se bat votre héroïne ?
Je dirais que d’abord, Violet se bat pour être libre. Et ce n’est pas facile, c’est laborieux et le prix de la liberté est toujours élevé. Dans ce mouvement, elle met à jour l’iniquité d’un système qui a besoin de fabriquer des inférieurs, pour des raisons de profit économique. Son sujet, c’est aussi la voracité, cette avidité qui fabrique des esclaves, des crises boursières et des guerres. Et qui n’en a jamais assez, qui écrase sans scrupules ceux qui s’opposent à sa volonté. Heureusement, elle n’est pas seule à se battre, et sur son chemin elle va rencontrer d’autres personnages qui livrent sans relâche cette « bataille perdue », encore et encore. Parce que cette bataille est vitale.
Interview réalisée par Dan Burcea
Crédits photo: ©David Ignaszewski-koboy
Gaëlle Nohant, « La femme révélée », Editions Grasset, 2020, 384 pages.