Interview. Maryline Martin : « La Goulue était une féministe, souhaitant s’émanciper des principes du code civil qui, à la Belle Époque, faisait de la femme une mineure… »

Écrire un livre pour réhabiliter la mémoire de Louise Weber, une des figures emblématiques de la vie parisienne connue surtout sous le surnom de La Goulue est pour Maryline Martin, journaliste littéraire et romancière, un devoir assumé et un pari réussi. La biographie romanesque La Goulue – Reine du Moulin rouge, est pour elle un mélange à la fois d’histoire réelle, telle que le journal de son sujet, ainsi que d’autres documents d’époque révèlent et de quelques « respirations fictives » auxquelles elle fait appel en toute bonne cause romanesque. L’autrice s’inspire également de la grande Histoire, suivant le franchissement inexorable de la frontière entre la Belle Époque et les Années folles, dans cette période tourmentée que fut celle de l’avant et de l’après de la Grande Guerre.

 

Pourquoi vous êtes-vous intéressée à Louise Weber, connue plutôt sous son surnom de La Goulue et que vous appelez dans le sous-titre la Reine du Moulin Rouge ?

Nous nous sommes rencontrées Louise Weber et moi par l’intermédiaire d’un ami commun : Henri de Toulouse Lautrec. J’aime ce peintre et à la faveur d’une biographie écrite par Henri Perruchot, j’ai découvert un homme sensible, pétri de contradictions, à fleur de peau, atypique. Il a été nommé par le Figaro illustré comme le peintre officiel de La Goulue. Par ailleurs, peu de choses sérieuses avaient été écrites sur Louise… La découverte, via Internet, d’un journal intime conservé au Moulin Rouge puis sa consultation m’ont permis de lever un coin du voile et de mieux comprendre la personnalité de cette femme, également, hors norme. Sensible, aux individus qui ne rentrent pas dans les cases, car je déteste les étiquettes, j’ai décidé de réhabiliter la mémoire de cette femme injustement décrite comme une sotte perverse.

Qu’a représenté pour vous la possibilité de consulter son journal, et quelles ont été les autres opportunités de documentation qui vous ont aidée dans l’écriture de ce livre ?

Mes recherches m’ont amenée à rencontrer le directeur de communication du Moulin Rouge, Monsieur Jean-Luc Pehau-Sorensen, ainsi j’ai pu lire et étudier (avec grande émotion) le journal de Louise. Mme Isabelle Ducatez directrice de la société des amis du Vieux Montmartre m’a également donné accès à une magnifique collection de photos, journaux, revues… Avoir la chance de croiser ces différentes sources m’a permis d’ajuster, une à une, les pièces d’un portrait émouvant et terriblement contemporain.

Il s’agit, dites-vous, de rendre publique une autre image de cette femme, longtemps considérée comme « une vicieuse délurée ». Peut-on donc considérer votre démarche comme un acte de réparation mémorielle ?

La Goulue était une féministe, souhaitant s’émanciper des principes du code civil qui, à la Belle Époque, faisait de la femme une mineure… Elle a longtemps été décrite comme une vicieuse dénuée d’intelligence. Une version qui ne correspond pas tout à fait à la réalité des archives… Dans le prologue, l’entracte et l’épilogue, je me suis attachée à faire parler les deux personnes présentes à ses côtés, quelques années avant sa mort : Pierre Lazareff et Jean Marèze (frère de Francis Carco). Dans leur rubrique consacrée aux « Gloires d’hier et d’aujourd’hui » de Paris Midi, puis de Paris Soir, ils ont rédigé quelques articles (parfois sans complaisance) à la mémoire de la Reine du Moulin Rouge. J’ai suivi leur itinéraire, poussé de nombreuses portes, et me suis immiscée dans l’intimité de cette Magnifique Poissarde afin de rétablir une certaine vérité ou une vérité certaine, celle qu’elle n’était ni une prostituée ni une demi-mondaine comme je l’ai souvent lu.

Peut-on affirmer aujourd’hui que Louise Weber a été une féministe avant l’heure ?

La vie de Louise est une véritable pièce de théâtre ou digne d’un roman naturaliste. Elle nait dans une cité dite de la Révolte dans le quartier du Paradis à Clichy-La-Garenne. Cette dualité associée à celle d’une femme mi ange mi démon, va la poursuivre toute sa vie. Elle va payer au propre comme au figuré ses velléités de femme libérée pour l’époque. Elle a connu plusieurs vies : blanchisseuse, modèle pour les peintres, Reine du quadrille naturaliste puis dompteuse dans les nombreuses foires aux pains d’épices (fêtes foraines). Elle terminera son existence dans les lupanars de Pigalle comme vendeuse de cigarettes auprès des filles qui l’appellent tendrement Maman Goulue et comme femme de ménage dans une maison hospitalière. Nostalgique des années où elle dansait, elle se poste devant l’entrée du nouveau Moulin-Rouge, en chaussons, où elle vend des caramels disposés dans une boîte tenue par une ficelle passée autour de son cou… Elle n’a rien d’une suffragette, mais le fait d’entrer au Moulin Rouge avec un bouc au bout d’une laisse car il est demandé aux femmes de rentrer dans toute administration avec un mâle c’est assez osé tout comme faire le libre choix de ses conquêtes amoureuses tant dans les milieux fortunés que plus modestes… Elle n’est pas vénale, personne ne s’est suicidée ni ruinée pour elle. D’un homme qui multiplie les conquêtes c’est un Don Juan, une femme c’est toujours plus compliqué d’associer une dénomination qui ne soit ni péjorative ni vulgaire…

Par quoi, selon vous, a-t-elle marqué son époque : par sa beauté, ses talents de danseuse, par sa désinvolture et son argot ? Tout cela à la fois ?

Des ambassadeurs, des rois, des princes, de riches bourgeois se sont inclinés devant la personnalité hors du commun, hors norme de Louise Weber. Certaines éminences préféraient déserter les parquets cirés des lieux politiques pour aller voir danser celle qui incarnait « la Parisienne ». Elle est au cœur de toutes les conversations. Elle révolutionne le monde de la danse en la professionnalisant. Le journaliste Maurice Delsol affirme que « Paris ne vient plus au bal pour danser mais pour regarder danser » … Louise crée deux figures du Cancan : le coup de pied au chapeau qui consiste d’un coup de pied à décoiffer un homme de son chapeau… et le fameux coup de cul : elle prenait un malin plaisir à soulever ses quinze mètres de dentelle pour offrir à la vision lubrique des hommes sa culotte orné d’un cœur brodé … C’est une performeuse avant l’heure qui n’hésite pas à faire le buzz comme on pourrait l’exprimer maintenant.

Quelle relation avait Louise avec Toulouse-Lautrec ?

Le lien qui les unit ressemble à une complicité amicale. Ils n’ont pas été amants. Ces deux êtres atypiques étaient faits pour se rencontrer. D’elle, il disait : « La Goulue a une foi que nul autre ne possède tantôt souriante, tantôt timide, hardie ou féline, souple comme un gant. ».

La Goulue avait surnommé Henri de Toulouse Lautrec « son petit Touffu », elle affirmait que c’était un chic type, qui la grandissait.

« Toutes les cocottes descendaient chez moi. Il y avait comme peinture des tableaux de Toulouse-Lautrec qui représentaient le Moulin rouge. Cela attirait les regards. Cette baraque avait du genre (…) Toulouse-Lautrec, c’était un chic type. Il était riche, mais il n’était pas comme les autres hommes. Il me grandissait. [1]».

Cette amitié va perdurer au-delà du Moulin Rouge quand elle va décider de quitter l’établissement des nuits parisiennes pour s’établir à son compte. Elle va écrire au peintre pour lui demander de lui peindre deux toiles publicitaires qui orneraient sa baraque foraine :

« 6 Avril 1895. Mon cher ami, je serai chez toi lundi, le 8 avril à 2 heures de l’après-midi. Ma baraque sera au Trône ; je suis placée en entrant à gauche, j’ai une très bonne place et je serai bien contente si tu as le temps de me peindre quelque chose ; tu me diras où il faut que j’achète mes toiles, je te les donnerai dans la journée même. La Goulue [2]. »

Que retenir de la Belle Époque et des Années Folles avec la vie des cabarets, des forains, des danseuses naturalistes et de dompteurs ?

Tous ces artistes ont été des pionniers dans le monde du spectacle. Ils sont à l’origine des revues et ont vu l’éclosion de grandes vedettes : Maurice Chevalier, Joséphine Baker… D’ailleurs, certains cabarets, music-hall sont encore présents de nos jours, ils ont traversé l’Histoire. Je pense à ceux qui sont su renaître de leurs cendres après deux terribles incendies : Le Moulin Rouge en 1915 et l’Elysée Montmartre en 2011 mais aussi aux Folies Bergère, à la Cigale.  Louise du temps de sa splendeur possédait un appartement accolé à La Cigale boulevard de Rochechouart. Il suffit de se balader dans ces quartiers des 9e et 18e arrondissements de Paris pour en apprécier l’architecture. Quant à l’âme de Paname, elle n’a pas succombé aux sirènes des promoteurs immobiliers…

Quel regard pourrions-nous jeter aujourd’hui sur la personne si contrastée de Louise Weber ?

Je ne veux pas céder au déterminisme mais je pense que Louise est victime de son époque, d’une génération de femmes qui ont payé cher leur liberté. Elle me fait également penser à Kiki de Montparnasse (Alice Prin), Fréhel (Marguerite le Boulc’h) qui ont tutoyé les plus grands mais qui se sont brulé les ailes aux lumières de la fête … Elles n’avaient pas les codes de la société ni le vocabulaire et ne pouvaient éternellement compter sur leur gouaille. Leur forte personnalité et une capacité à l’autodestruction (la cocaïne pour les deux premières) et l’alcool pour Louise font qu’elles sont rapidement devenues des épaves. Louise était plus amante que mère et son fils prodigue l’a ruinée. Cette femme généreuse qui a créé les premières soupes populaires devant sa roulotte de cirque, qui a aidé ceux qui étaient dans la pauvreté n’a pas reçu ce qu’elle avait donné mais elle n’en voulait à personne. J’éprouve une infinie tendresse pour cette reine déchue. Le regard des lecteurs est terriblement bienveillant et les retours de lectures m’émeuvent énormément.

[1] Extraits de La Goulue. Reine du Moulin Rouge Editions du Rocher.

[2] Idem.

Interview réalisée par Dan Burcea

Crédit photo Laurence Navarro

Maryline Martin, La Goulue – Reine du Moulin Rouge, Éditions du Rocher, 2019, 2016 pages.

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