Interview. Jessica Nelson: « Un artiste est en partie le fruit de son époque »

 

Le nouveau roman de Jessica Nelson, Brillant comme une larme, retrace avec les moyens de la biographie romanesque la vie de Raymond Radiguet (1903-1923), l’étoile filante qui marqua la littérature française du début du XXe siècle par sa soif de s’affirmer, son génie et son irrévérence face à la mort qui lui a rodé autour avec sa morbide persistance.  Jessica Nelson réussit un très remarquable travail de récriture de l’œuvre encore peu connue malheureusement de cet auteur au combien atypique.

Que dire aujourd’hui – sine jura et studio – de celui qui se sentait comme le frère cadet de Baudelaire et d’Edgar Poe, de celui qui transgressa tous les interdits pour s’affirmer, et qui ne rêva que de s’inscrire dans la légende au prix de son autodestruction ?

 

Réponses dans cet entretien.

D’où vient votre intérêt pour Raymond Radiguet et comment est née l’envie d’écrire la biographie romanesque de cet écrivain atypique ?

Je suis fascinée par l’extraordinaire trajectoire de comète de Radiguet depuis fort longtemps. Comme beaucoup, j’ai lu Le Diable au corps et Le Bal du comte d’Orgel, mais j’ignorais qu’il avait écrit beaucoup d’autres textes, de la poésie, des saynètes, l’essai Règle du jeu… C’est surtout lorsque j’ai découvert Le Mystère de Jean l’oiseleur, série d’aphorismes et de dessins réalisés par Jean Cocteau à la mort de Radiguet, grâce à Dominique Marny (romancière et petite-nièce de Cocteau) que j’ai eu envie de percer le mystère, et que je me suis aperçue qu’il y avait beaucoup de choses méconnues au sujet de Radiguet…

Pourriez-vous nous parler de la partie de documentation qui vous a été nécessaire à la préparation de votre roman ?

Un artiste est en partie le fruit de son époque, et il m’apparaissait indispensable de faire revivre Raymond Radiguet dans cette période foisonnante que fut la fin de la Première Guerre mondiale et le début des années 1920 ; de même que je souhaitais être aussi juste que possible dans ma manière de le mettre en scène, de le faire parler, écrire, et interagir avec ses proches. Je ne me serais pas lancée dans l’écriture d’une fiction sans qu’elle soit solidement ancrée dans un temps, dans des lieux, dans des liens humains. Le travail de documentation a été aussi sérieux que possible. Pour autant, je me suis aussi accordé une part d’imagination, glissée çà et là dans les interstices du réel.

Pourquoi avoir choisi comme titre une phrase empruntée à Cocteau « Brillant comme une larme » ?

C’est un extrait de phrase du Mystère de Jean l’oiseleur, justement. Il me paraissait très bien refléter les nuances, la complexité et les contradictions de Raymond Radiguet. Scintillant et sombre, minéral et fluide, enthousiaste et mélancolique…

Une autre phrase, empruntée elle aussi à Cocteau, décrit l’existence de Raymond Radiguet comme « une vie de météorite qui ne rêvait que de s’inscrire dans la légende ».  À la lumière de cette formule, quel portrait dresseriez-vous de ce personnage plus qu’étonnant ?

Le portrait, c’est ce livre (sourire). Je crois que c’est surtout le rapport de Raymond Radiguet à la mort, à la vie, à la création, à l’invisible, qui m’a guidée. Il voulait écrire, il voulait exister, sans doute aussi voulait-il briller ; et il se jouait de la mort qui semblait danser autour de lui depuis le plus jeune âge…

Raymond Radiguet n’aimait pas être comparé à Rimbaud. Et pourtant sa précocité ne serait-elle comparable à cet autre génie de la littérature ? Qu’a-t-elle d’unique ?

Je vous mets au défi de me trouver un adolescent qui, entre 14 et 20 ans, soit parvenu à écrire de telles lettres à Apollinaire et Jean Cocteau, des poésies publiées dans les revues les plus en vue de son époque, et les romans que nous connaissons. Raymond Radiguet était surtout agacé qu’on lui rappelle son tout jeune âge…

D’autres proches disent de lui qu’il est « stupéfiant et prodigieux, presque effrayant ». Comment comprendre cette affirmation ?

Il était très singulier, très en avance, et cela ne pouvait guère passer inaperçu. Son mutisme était parfois interrompu par une phrase brillante mais terrible, que finissait probablement par « redouter » son entourage.

Vous réalisez un formidable travail de récriture. Pourquoi avoir opté pour cette démarche narrative ?

En dehors de quelques dates établies par les excellents documents ou bios qui existent à son sujet, nous disposons à ma connaissance de fort peu d’éléments sur la liaison entre lui et Alice. Il m’a semblé que créer un jeu de miroir entre les éléments sans doute biographiques du Diable et cette histoire d’amour était la meilleure manière de décrypter cette passion de jeunesse et cette initiation amoureuse. De même que je me suis aussi attachée à faire écho au Bal dans la partie de mon roman qui évoque le Raymond ‘parisien’ et futur écrivain.

Cette évidence où la réalité finit par attraper la réalité, va se concrétiser dans la rencontre (réelle, fictive ?) entre Alice et Raymond. Quelle importance accorder à ce rapport de l’écrivain au monde réel ?

Il m’a paru tout à fait cohérent que Le Diable au corps se soit nourri des premières amours de Raymond Radiguet, de sa cruauté de jeunesse vis-à-vis de sa maîtresse, de ses déconvenues, de son rapport à la séduction… 

Votre roman est traversé par une peur inconsciente, ontologique qui transcende la vie de votre héros. De quoi s’agit-il ?

Il existe une série d’événements dans la jeunesse de Raymond Radiguet, comme la mort qui ne lui fut pas expliquée de sa petite sœur, ou encore un accident tragique dont il fut le témoin sur l’Ile d’Amour (Marne) qui m’ont paru tout à fait intéressants pour expliquer cette ‘fureur de vivre’ dont je crois qu’il était traversé. Plutôt que de revenir sur chacun en détail, il m’a semblé judicieux de créer un parfum d’angoisse environnant le jeune artiste.

Quelle trace laisse, selon vous, à presque cent ans depuis sa disparition, l’œuvre de Raymond Radiguet dans la littérature française et universelle ? Que dit-elle de l’homme qu’il fut et de son époque ?

Qu’il ne faut jamais cesser de croire dans le talent et le génie, et que des livres anciens peuvent demeurer d’une époustouflante modernité !

 

Interview réalisée par Dan Burcea

Crédit Francesca Mantovani

Jessica Nelson, Brillant comme une larme, Éditions Albin Michel, 2020, 320 pages.

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