Crédit photo : Peter Gabor
Écrire, quoi écrire, pourquoi écrire ?
Écrire, c’est tendre vers l’autre, l’attendre, l’entendre nous lire, imaginer le toucher. La rencontre avec le lecteur est une des plus émouvantes expériences qui me soit donnée. Quand il nous fait entendre qu’il nous a lu… En nous l’écrivant par exemple. Le silence alors qui nous sépare est peuplé de merveilleux sentiments.
Le pourquoi de l’écriture s’est imposé gravement sitôt qu’a été décrété l’interdit de sortir sinon muni d’une attestation, dans un périmètre retreint, pour une durée limitée… Lourdement sanctionnés, s’ils étaient outrepassés. La sensation de menace que faisait peser cette attestation fut insupportable. Je n’avais pas alors de projet en cours de réalisation…
Écrire, c’est tenter de traduire l’intraduisible, c’est réinventer le langage, avec les mêmes mots. Mais là, je ne savais plus écrire.
Écrire, c’est reproduire le geste de ceux qui dans ma solitude enfantine m’ont sauvée. Peut-être plus encore le nourrir, le perpétuer que le reproduire. Mais là je ne savais plus écrire.
La vie s’étant arrêtée, l’inspiration s’est envolée… Panne totale, le chaos, à quoi bon les mots ? Ils m’échappaient.
L’écriture est une mise en ordre, laborieuse et magique, un accordage pour éclaircir sa pensée, (se) raconter une histoire ; sculpter, graver, faire de la dentelle aussi, tracer des archipels. Attentif aux bruits des mots, aux phrases qui aspirent à se former. Les saisir… Écrire, c’est le droit à la paresse, cette paresse infinie sans laquelle il m’est difficile de me mettre au travail…
C’est le temps suspendu… Délibérément suspendu…
Lire, je ne pouvais pas non plus… Des extraits, des morceaux, des fragments, des bribes, attrapés au vol, ici ou là, si, bien sûr, mais pas des livres. Alors je me suis mise à contempler les livres, leurs tranches, leurs couvertures, à les respirer comme on le fait avec les arbres. J’ai visité mentalement mes années de lecture pour réconforter mon goût des mots. La crainte de le perdre ou de l’avoir perdu m’a vraiment traversée.
Lire, écrire, c’est attiser son désir… Mais là le désir était empêché. L’isolement nécessaire n’ayant pu être choisi, l’interdit de sortie m’a paralysée, moi qui suis casanière, plus que jamais, j’ai eu l’impression que mon heure était finie et l’envie de m’échapper. La patience mise à l’épreuve, on a beau être casanière, être forcée à l’être est une autre affaire.
Lire, écrire, c’est le temps suspendu sans menace d’arrêt…
Puis j’ai fini par prendre un certain plaisir à cette suspension du temps qui nous était imposée, à aller, venir, déambuler… à me sentir désorientée, à jouer, chercher à respirer, à travers les écrans, rencontrer les amis….
C’est alors qu’est venue l’annonce du déconfinement. L’inquiétude de la sortie, comme celle de la rentrée des classes que pourtant l’on espère… Le corps un peu plus souvent alité qu’à l’ordinaire – seul moyen pour le forcer à rester confiné-, j’ai craint qu’il ne soit rouillé… Et que l’autorisation de sortir une heure ne se transforme en obligation d’obéir à d’autres injonctions paralysantes pour l’esprit…
Et puis la peur s’est estompée… en même temps que je découvrais sur le mur d’une amie poétesse, une citation de Foucault. C’est toujours dans les mots des autres que se ressource le désir.
« Ce n’est pas l’écriture qui est heureuse, dit-il, c’est le bonheur d’exister qui est suspendu à l’écriture (…) Comment la réalité des choses – les occupations, la faim, le désir, l’amour, la sexualité, le travail – est-elle transfigurée parce qu’il y a eu ça le matin, ou parce qu’on a pu faire ça dans la journée ? Voilà qui est très énigmatique. »
Écrire, c’est transformer le chaos.
J’ai compris alors qu’un temps de convalescence était nécessaire pour se préparer à la fin du confinement.
Depuis quelques jours, j’étais habitée sans y penser par le souvenir d’une de mes hospitalisations, la plus longue, plus d’un mois, deux, trois ou quatre ? J’ai voulu l’oublier, un jour, apprendre à ne plus savoir compter, l’essentiel ayant été d’échapper à la sensation d’enfermement, en attendant la permission de sortir et de recouvrer la liberté.
Mais quand celle-ci est arrivée, je ne tenais plus sur mes jambes, je ne savais plus marcher. Je ne reconnaissais plus la ville que j’avais tant aimée, je me sentais comme une visiteuse fantôme. Les médecins m’avaient estimée guérie. L’enveloppe était belle, peut-être même jolie. Je devais aller bien.
Parfois, ces jours-ci, je me surprends à revivre cette fébrilité envahissante du corps…
Le même tremblement, des années après, qui parcourt l’être en son entier ….
Je crois que depuis, depuis cette sortie de l’hôpital, je n’ai cessé de tenter de réapprendre à vivre. Ce que vous avez vécu seul.e n’existe pour personne. Une partie de moi avait cessé d’exister. C’est peut-être celle-ci que je vais retrouver. Le 11 mai.
Alors, j’essaierai de ne pas (l’) oublier…
Ainsi, ces derniers jours du confinement sont une convalescence qui me permettra de retourner doucement à la vie, de la découvrir, je ne sais comment, mais probablement autrement.
D’avoir partagé cette expérience intime avec tant de personnes de par le monde m’émeut, un peu moins étrangère en celui-ci, mon attention est en alerte, portée par l’espoir que combat l’appréhension d’un retour à la norme souhaité par certains. L’expression de cette volonté suffit à réveiller l’effroi.
Jamais, jamais rien ne sera plus comme avant. Il n’est d’expérience qu’inédite.
Oh ! Extraordinaire impression que celle d’avoir le droit de vivre cette convalescence, interrompue il y a des années.
Oh ! Bonheur aussi de pouvoir peut-être la vivre en partage.
D’imaginer l’espace de la parole écrite ou énoncée qui permettra de demander :
« Comment te sens-tu ? » « Comment ça se passe pour toi… ? »
Et celui du silence qui permettra d’écouter chacune, chacun, se raconter.
L’une dira, je me suis libérée de mon enfermement pendant cette période de confinement.
Et l’autre plus tard : « Ce qui m’a fait peur, c’est le déconfinement, me déconfiner, c’était me mettre au contact de la mort. »
Moi je dirai peut-être : Un instant j’ai eu peur de ne plus savoir ni lire ni écrire à la sortie du confinement. L’horreur, lorsque j’écris, c’est d’être suspendue à une volonté extérieure ou d’être interrompue. L’écriture s’accomplit dans un temps sans limites, qui n’implique pas de les ignorer.
Écrire, c’est céder à la tentation de vivre…
Virginie Megglé, 8 mai 2020
Virginie Megglé est psychanalyste et écrivain, auteure notamment de Étonnante fragilité, parue chez Eyrolles en octobre 2019, Le harcèlement émotionnel, aimer sans s’étouffer, chez le même éditeur en mars 2020, et précédemment chez Odile Jacob Le Bonheur d’être responsable Vivre sans culpabiliser.