Emmanuelle de Boysson : À quoi bon écrire ?

 

C’est venu doucement, par des petites choses, légers glissements. Avant d’être mis au chômage partiel, Balthasar avait rédigé quelques critiques cinéma et s’était dit qu’il profiterait du confinement pour commencer un nouveau roman. Plein d’énergie, il faisait un cross tous les jours, achetait de quoi cuisiner un pot au feu ou une blanquette pour Sonia, sa compagne depuis six ans. Elle se chargeait des courses au Carrefour du coin. Des rituels s’instaurèrent : Balthasar s’enfermait dans son bureau jusqu’à 13 h, Sonia télé-travaillait au salon et ils se retrouvaient pour déjeuner. Il allumait alors BFM, Cnews, LCI, ce qui agaçait Sonia qui avait envie de discuter et trouvait les interviews des médecins anxiogènes. « On ne parle que de ça ! Le reste n’existe plus », répétait-elle en baissant le son. Vers cinq heures, lorsque le soleil pointait son nez sur son balcon, il relisait Tchekhov, Proust, Zweig ou Sagan, à la recherche d’inspiration. Ses deux premiers romans avaient plutôt pas mal marché. Il envisageait de raconter sur son histoire d’amour avec Sonia – un vieux projet. Afin d’avancer masqué, il décida de se glisser dans la peau d’un personnage qui pourrait être son double. Prénom : César. Profession : peintre. Il hésitait. Ne risquait-il pas de la froisser, bien qu’elle lui ait assuré que cela ne la gênait pas ? Il se donna une semaine de réflexion. Se réveillait tard, buvait trois cafés avant de prendre sa douche, lisait la presse, triait ses papiers, faisait le ménage, regardait des séries après une sieste. Il perdit du temps sur les réseaux sociaux, se mit à douter. Il me faudrait un sujet fort, se disait-il reprenant sa liste d’idées et ses manuscrits inachevés. De plus en plus angoissé, il passa de l’un à l’autre, jamais satisfait, engourdi, pris d’une douce paresse, repoussant sans cesse le moment de faire un choix. Écrire sur l’enfermement ? Un grand éditeur avait annoncé qu’il y aurait de nombreux textes sur la question dans les mois à venir. Mieux valait s’évader. Une comédie, un thriller, un voyage, ses souvenirs ? Encore fallait-il un bon scenario. Il finit par se convaincre qu’il ferait mieux de se lancer pour voir « si la mayonnaise prenait ». Afin « d’infuser », il s’asseyait sur le canapé, se penchait à la fenêtre, écoutait le silence, allumait une cigarette. Avec Sonia, la conversation tournait autour des courses. « Tu m’envoies au carton », s’écriait-elle lorsque Balthasar refusait de sortir. Il n’avait plus faim, se contentait d’une soupe et d’une compote de pomme, accro aux infos, surtout à l’heure où Jérôme Salomon annonçait le nombre de morts. Il avait peur pour son père, peur pour ses amis dont certains avaient contracté le Covid 19. Se hasardait, enturbanné et ganté, chez l’épicier arabe pour chercher des bouteilles de blanc sec. Sonia pestait en comptant les cadavres dans la cuisine. Le 11 mai approchait et il n’avait pas écrit une ligne. Cette saleté de virus avait tout sapé, l’avait achevé. A quoi bon écrire ? A quoi bon se confiner à nouveau ? se disait-il dans le train pour la Creuse où l’attendait son père. Il n’avait qu’une envie : se promener en forêt et se reposer.

Emmanuelle de Boysson, 7 mai 2020

Romancière, elle a publié une vingtaine de livres à succès. Critique littéraire et journaliste, elle est cofondatrice du Prix la Closerie des Lilas et membre de plusieurs jurys littéraires. Son œuvre sonde les facettes de la psychologie féminine, comme dans Les grandes bourgeoises et Les nouvelles provinciales (J-C Lattès), puis sa trilogie, Le temps des femmes, (Flammarion. Prix Simone Veil 2017). A travers Les années solex (prix Jacques Chabannes) et Que tout soit à la joie, (Ed Héloïse d’Ormesson), elle cherche à retrouver le temps perdu grâce à la mémoire sensorielle. Le premier est un hymne à la fureur de vivre, inspiré par son adolescence en Alsace. Dans le second, l’héroïne, Juliette, s’affranchit des conventions et révèle un secret de famille, celui de son grand-oncle, homme de Dieu et de chair. A la rentrée littéraire, elle publiera chez Calmann-Lévy, Je ne vis que pour vous, un roman sur les amazones de la Belle Epoque, de Colette et Liane de Pougy à Natalie Clifford-Barney.

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