Un jour, un ami argentin – qui avait lui-même tout perdu – m’a demandé, en contemplant mon intérieur confortable, bourgeois, les canapés Roché-Bobois et la grande bibliothèque, ses exemplaires de la Pléiade, ce que je ferais si je devais tout quitter, dans l’urgence. Tout laisser derrière moi. Cette question m’a marqué et si la vie m’a préservé de la brutalité, j’ai tout de même changé de décor, dans une espèce de chemin inverse : récemment encore, je m’excusai auprès de mes convives de mon manque de vaisselle, et de mes verres dépareillés. J’ai toujours ma bibliothèque, mais j’en ai laissé la moitié, et les seuls ouvrages qui comptent sont ceux que ma sœur m’a un jour ramenés de chez un bouquiniste : les deux tomes de « Paul Nizan, intellectuel communiste » de chez Maspero (pour 5 francs), les volumes dégottés sur le Pont-neuf, quand j’avais vingt ans, pour rien. Le dernier exemplaire des « Confidences indistinctes », le livret de séduction massive que Jean Frémiot a fait éditer pour accompagner sa série du même nom : il fallait que des couples choisissent et se disent mutuellement un aphorisme amoureux dont la consigne était qu’ils durent vingt secondes, pile. Plus on vieillit, plus on s’allège, métaphoriquement, c’est la seule bonne nouvelle liée à cette fatalité. Mais il me reste un objet auquel je tiens, un objet fétiche, totémique, qui ne vaut rien – mais absolument rien – et qui compte plus que tout, pour moi. Que je touche un peu du doigt, tous les jours ou presque, délicatement, pour ne pas le fragiliser davantage que le fait le temps, depuis vingt ans, ou presque. Sans nostalgie excessive, mais en repensant à ces beaux moments, dont je n’ai pas assez profité. Un tout petit objet cubique, de trois centimètres sur trois, en carton plié, gris foncé – bleu jadis ? Il y a une ouverture sur le sommet, c’est donc une boîte. Mais pas n’importe quelle boîte. Elle est enluminée de quelques étoiles dorées, très effacées, depuis, et d’une inscription, qu’il faut déchiffrer, désormais : « Aujourd’hui, tu as 38 ans. Il a fallu(t) sur un jeudi, mais bon… » Personne d’autre que moi ne sait, aujourd’hui, que la faute était volontaire, chez cet enfant de 11 ans qui savait parfaitement écrire, déjà. Et qui m’offrant cette boite faite de ses mains, éclata de rire en me disant que c’était une boite à rien. Dans laquelle, fidèlement, je n’ai jamais rien mis et à laquelle, pourtant, je tiens plus que tout. Que j’ai placée dans mon « Aurelia Kreit » pour qu’un jour, quelqu’un tombant sur le passage[1], se demande ce qu’elle est devenue. Puis se soucie de moi, un peu, après.
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[1] “Le plus souvent, quand les choses vont bien, elles se payent d’une dure contrepartie. Il fallait agir, n’en dégager aucune acrimonie. Expliquer ça à Igor, qu’il sache qu’on doit pouvoir, à tout instant, emballer quatre objets et tout quitter. La boîte à rien, qu’il lui avait confectionnée à six ans, le rire dans lequel il était parti en la lui offrant valait pour elle tous les colliers de la Terre : elle la glisserait dans son sac. »
Laurent Cachard, 03 février 2021
Laurent Cachard est né à Lyon en 1968, il vit et travaille à Sète. Son premier roman édité, “Tébessa, 1956” fait partie des cinq romans français sélectionnés par Lettres Frontière en 2009. Son deuxième ouvrage, « La partie de cache-cache » obtient le prix du 2ème titre à Grignan, en 2012. Dramaturge, parolier, blogueur, il est depuis 2018 le Président du Festival du livre de Sète. Dernier ouvrage paru : « Aurélia Kreit », aux éditions le Réalgar. « Tébessa, 1956 », Ed. Raison & Passions, 2008 Sélection Lettres-Frontière 2009 « La partie de cache-cache », Ed. Raison & Passions, 2011 Prix du 2ème roman, Grignan 2012 « Le Poignet d’Alain Larrouquis », Ed. Raison & Passions, 2012 Prix du jury, Salon du livre d’Orthez « Paco », Ed. Le Réalgar, 2016 (Sélection Hors-Concours 2016) « Girafe lymphatique », Ed. Le Réalgar, 2018.