À la fin de chacun de mes cahiers d’école, il y avait toujours deux feuilles que je qualifiais à l’époque de gribouillages. J’ignorais le terme actuel de calligrammes qui auraient pu à coup sûr leur donner plus de valeur à l’époque. Ce qui est certain, c’est qu’ils renfermaient, avec amusement, beaucoup de révoltes depuis que les camarades interrogés étaient contraints de débiter les leçons par cœur et permettre aux autres de rester tranquilles, les bras croisés. La même encre bleu vert, comme le Danube tourbillonnant, parvenait à reproduire tant de nuances : ennui, indifférence, impatience, curiosité, faire bon cœur contre mauvaise fortune, ironie, auto-ironie. Caricatures ratées, transformées en bandes dessinées, avec des répliques explicites ; un journal éphémère. Le reste : les devoirs copiés au propre, les évaluations, les contrôles trimestriels, les travaux d’examen, le tout écrit avec la même encre sobre. Y compris la première lettre d’amour.
Le protagoniste était en fait mon stylo plume vert, fabriqué en Chine. Sans lui, je n’aurais jamais réussi à écrire ! Le stylo, lui, le savait aussi ! Pendant longtemps, il a toujours été présent à son poste. Il m’accompagnait même sur la falaise, à de rares occasions, quand je séchais les cours, au lycée. Je devais être en seconde, je me souviens que je ne pouvais pas jouer à saute-mouton, de peur de le perdre ou de le casser. Il attendait dans mon cartable posé par précaution sous un saule aux feuilles argentées. Il suivait les barges dans le port. Ce qui restait de l’ancienne bourse aux céréales de Corabia. Mon stylo plume m’accompagnait également en vacances, à la campagne, chez ma grand-mère, lors de voyages scolaires, ou lorsque je partais en voyage avec mes parents. À l’époque, j’envoyais des cartes postales à mes proches, moins souvent des lettres, car je n’avais pas la patience pour raconter des histoires ni pour le rituel des formules de politesse. Mon stylo plume vert savait également qu’il devait m’accompagner. Il ne l’a jamais avoué, mais il était persuadé que tout ce que devait s’écrire ne pourrait pas se faire sans lui. Il était devenu un vecteur de succès. Surtout pour les ateliers d’écriture au lycée ou pour les examens à la faculté. À partir de là, il a pensé que je pouvais me débrouiller toute seule ; devenu depuis quelque temps maintenant un objet impuissant, il se retira au musée familial, dans la boîte contenant des documents des arrières grands-parents, des photographies et des lettres écrites sur le front par grand-père et mon grand oncle.
Le stylo plume m’avait été offert par mon père à l’occasion de la fête du mărțișor, le 1er mars, et comme souvenir de la station thermale, quand j’étais en CP. Ce fut une immense joie, mais je n’ai pas eu le droit d’écrire avec, au tout début. Il était difficile à se procurer à cette époque des fournitures scolaires. Les librairies et les papeteries communistes étaient vides, c’est-à-dire débordant d’Hommages au chef bien-aimé et autre matériel de propagande, ainsi que des piles de grandes feuilles violettes, que nous collions, en été, sur les fenêtres pour nous protéger du soleil ardant.
Pour l’école, j’avais un autre stylo plume noir, fabriqué en Roumanie, Flaro, mais dont l’écriture était trop épaisse. Je me vantais d’avoir aussi toute une armada de stylos-billes, constituée non sans peine, mais avec lesquels je n’écrivais pas. J’ai toujours cette collection chez-moi, à la campagne. À la question ennuyeuse : Que veux-tu faire quand tu seras grande ?, je répondais : ingénieur en stylos-billes. J’aimais découvrir leurs mécanismes ; j’étais fascinée par leurs formes et leurs couleurs. Mais à l’école, il n’était pas permis d’écrire avec un stylo bille, ni d’en utiliser pour les devoirs ; on abîmait notre écriture avec le stylo bille ; nous devions d’abord apprendre à calligraphier avec le stylo plume.
En vérité, ma plus belle écriture était celle au stylo plume de couleur verte. Preuve en était que ma mère ne me grondait jamais, même si j’écrivais mal, ou que je n’étais pas attentive. Mais peu de temps après avoir commencé à l’utiliser, il a subi un grave accident : il est tombé sur la plume. J’entends, encore aujourd’hui, ce grincement produit quand je l’ai retiré du parquet de la salle de classe, là où il s’était enfoncé. Avec la trousse, il était déjà tombé, sa carcasse s’était fissurée, mais à cet instant-là mon esprit fut traversé par la pensée et s’il n’écrivait plus ? ! Il m’avait sauvé tant de fois, surtout pour les premiers devoirs ! Héroïque, il a également continué à écrire après cet impact, mais en position opposée, car sa plume était tordue et l’encre n’y coulait plus.
Comme j’ai grandi avec la clé de la maison autour du cou, jusqu’au soir, quand je devais rentrer chez-moi, je me débrouillais seule, en écoutant consciencieusement les conseils de mes parents. Avant qu’ils ne rentrent du travail, je devais avoir fini mes devoirs pour qu’ils n’aient plus qu’à les vérifier. Puis, rapidement, je mangeais, car l’électricité était coupée, et si j’étais en retard, je devais continuer à la lueur des bougies, surtout en hiver, quand il faisait nuit tôt.
Un jour de CP, je ne pouvais pas écrire le chiffre 5 à l’envers, comme l’était le modèle du devoir dans le cahier. J’ai effacé, j’ai réécrit, ce n’était toujours pas bon ; j’ai déchiré la feuille, encore et encore, jusqu’à ce que le cahier fut terminé. Je me suis entrainée sur les feuilles déchirées, mais il n’était toujours pas beau le malheureux chiffre. J’ai eu l’idée de retourner le cahier, si déjà je n’arrivais toujours pas à écrire à l’endroit. Je me suis donné beaucoup de peine, comme si je peignais ou brodais, j’avais presque fini, quand je me suis encore trompée, sur la dernière ligne. J’ai utilisé un effaceur, le papier était maculé. J’ai effacé l’erreur avec la gomme. Avant qu’il ne devienne blanc, il s’est finalement troué. J’avais encore peu de temps avant l’arrivée de mes parents. Rapidement, avec la pointe des ciseaux, j’ai enlevé le petit carreau compromis de la page et j’en ai coupé un autre, neuf, à coller à la place vide. J’ai changé le stylo plume, avec le bon, celui de couleur verte, qui en un clin d’œil, a réussi le contour parfait du chiffre. Du bout d’une aiguille, j’ai pris, à la salle de bain, du produit pour apprêter les vêtements et j’ai collé, avec la précision d’un bijoutier, le petit carré de page à la bonne place. Dehors, il faisait presque nuit noire. Mes parents étaient en retard. Si on coupait le courant, c’était à mon avantage, mais le tout c’était de tourner lentement la page, pour que le carré collé ne s’envole pas. À peine avais-je fini cette pensée, qu’on entendit la clé tourner dans la serrure de la porte. C’était ma maman. Elle m’a embrassée sur le front. J’ai tourné autour de ses cabas. Ce ne fut pas en vain ! Elle m’avait apporté un éclair. Comment avait-elle pu bien en trouver à acheter ? ! Et c’est à une heure si tardive que mon père arriva aussi. Parfois, nous achetions également des éclairs à l’école, à la grande récréation, lorsqu’il en restait et que nous avions de l’argent de poche, à la pâtisserie en face de l’école. Autrement, nous mangions le goûter préparé à la maison ou des biscuits à la crème au beurre et cacao appelés Eugenia, que j’offre maintenant, en souvenir de mon enfance, à mes amis de l’étranger, lors de leurs visites. Mais ce soir-là, par un temps pluvieux, j’étais préoccupée par le devoir d’arithmétique. J’aurais préféré que ma mère le vérifie, même si elle me grondait en cas d’erreur, car j’avais beaucoup plus honte devant mon père. Je m’en suis sortie tant bien que mal. Le petit carré découpé et collé a résisté. Mais je ne pouvais pas m’endormir. J’ai rêvé que je volais avec des avions faits de feuilles déchirées. Le matin, j’ai avoué à ma mère toute cette histoire tarabiscotée. Elle a souri et m’a embrassée !
Delia Bălăican
Bucarest, le 11 avril 2021
Traduction Gabrielle Sava
Delia Bălăican est une écrivaine et historienne roumaine, rédactrice-en-chef de la Revue de la Bibliothèque de l’Académie roumaine.
Elle a participé en tant que co-autrice à l’anthologie România La Centenar. 100 De Poezii De Pe Frontul Marelui Război [Roumanie Centenaire 100 poésies du Front de la Grande Guerre](Bucarest, 2018) et de la monographie Domeniul Cantacuzino Florești. Despre trecut, prezent și viitor [Lo domaine Cantacuzino Floresti. Passé, présent et avenir](Bucarest, 2019).
Elle est contributrice au volume édité par l’Institut d’Histoire Nicolae Iorga, Războiul de fiecare zi: Viața cotidiană în tranșee și în spatele frontului în Primul Război Mondial [Le quotidien de la guerre : la vie de tous les jours dans les tranchées et derrière le frony de la Première guerre mondiale ](1914-1919).