J’écris avec le frisson de quelqu’un qui, en se réveillant, s’efforce de se rappeler tous les détails d’un rêve crucial d’où il a réussi à saisir l’essentiel des choses, « was die Welt im Innersten zusammenhält ». J’essaye de me remémorer dans les moindres détails les images, la perspective, les paroles exactes, les sensations. Retrouverais-je le rythme de l’histoire, le magnétisme qui relie les images, la fluidité de l’expression, la désinvolture du rêve ?
Je connais mon livre par cœur avant de l’avoir écrit et, en même temps, je suis désespérée devant le danger de l’oublier dès la première phrase.
Le début est sinueux, plein d’hésitations. Je le remets à plus tard.
Je commence au moment où je ne peux plus faire autrement, quand il m’est impossible de me débarrasser de cette histoire. J’écris lorsque la récurrence du rêve devient un cauchemar.
Ensuite j’écris, j’écris, j’écris pour m’en débarrasser.
Un fois le premier chapitre achevé, je commence à aimer ce que j’ai écrit. Je rajoute de nouvelles facettes à mon rêve et je me réjouis que l’insomnie, l’état de veille même, me rapprochent plus de l’abondance des sens que dans ce rêve inspiré.
Je deviens de plus en plus alerte au quotidien. Partout je retrouve des réponses aux dilemmes contenus dans le livre, partout je découvre de nouvelles harmonies.
J’essaye de ralentir le rythme de mon travail, je suis nostalgique du livre déjà terminé. Et pourtant, je ne peux écrire que de cette façon, rapidement, comme une possédée.
La dernière phrase m’éblouit…
C’est fini !
Réellement ?
Je me sens comme une expatriée de ma propre maison. Soulagée, peut-être, et un peu contrariée. J’aurais pu tout aussi bien ne rien écrire, me dis-je. La situation me semble absurde, je suis troublée sans comprendre pourquoi. Ou plutôt je comprends : c’est comme si j’étais forcée à l’exile de mon propre texte.
Je confie mon manuscrit à des amis écrivains. Leur réaction m’intéresse.
Je le relis moi-même plus tard. Avec une certaine curiosité… et avec une impatiente émotion.
J’ai le sentiment d’un souvenir lointain, comme dans un rêve déjà tombé dans l’oubli.
Dana Grigorcea, 27 août 2020
Dana Grigorcea est une écrivaine suisse d’origine roumaine, auteure de plusieurs romans traduits en sept langues. Son livre “La dame au petit chien arabe” est paru en 2019 aux Éditions Albin Michel et a figuré sur la liste du Grand Prix de l’Héroïne. Elle publiera le printemps prochain un nouveau roman „Die nicht sterben“ („Ceux qui ne meurent pas“), aux Éditions Penguin. Dana Grigocea vit à Zurich, elle est marié à l’écrivain Perikles Monioudis. Le couple a deux enfants.
(Traduit du roumain par Dan Burcea)
Pour plus d’information, visitez le site de Dana Grigorcea : https://www.grigorcea.ch/