Une histoire courte et fuyante, sans queue ni tête, dont on n’arrive pas à saisir les deux bouts, comme un jeu des grandes vacances, par un ciel de trêve, sur un pan de rêve, une histoire où il est déroulé sans interruption par la main d’une femme un parchemin où sont griffonnés des signes. Toute âme qui vive autour appelle cette femme NORA. Et tout se passe dans une époque où les êtres sont devenus des sons démunis de sens, qui procèdent, je pense, d’un territoire sylvestre rempli de nombreuses nations et d’innombrables langues. Quelque part, dans le Nord lointain, les animaux fabuleux portent des cheveux longs et tranchants comme des stalactites de glace. Souffrent-ils d’albinisme ? Mais alors, cette femme, d’où vient-elle ? Cette femme à la peau mate, solaire et remplie d’arômes comme un Landwein sur le marché de Noël ?… D’un bourg légendaire, peut-être, habité par des étudiants vagabonds qui abritent le soleil sous des draps de nuages. Ce lieu aurait pu s’appeler Heidelberg. J’utilise le conditionnel car dans ce monde tout n’est que probabilité. Jadis, un de ces êtres vagabonds avait proclamé que Nora est le féminin de « nuages » et aucun habitant de ce lieu irréel où je vous invite ne l’a contredit. Personne ne peuvent avoir la certitude de ce qui va arriver, c’est la raison pour laquelle aucun argument rationnel, concret ne peut être crédible. « Eheu fugaces, Postume, Postume… » [Hélas, elles s’enfuient, Postumus, Postumus – Horace, Odes, II, 14, note du traducteur], ai-je envie de déclamer, ce qui signifie que le temps dévore l’espace, finit par demeurer une intention permanente, un désir incessant et omniprésent. Si la main aux doigts longs de Nora pliait le parchemin, le mettait dans une bouteille et le lançait à l’eau, tous les noms se balanceraient au gré du courant, se faufilant dans la vase, parmi les branchages, près des barbeaux et des grosses carpes, pour finir par joindre la mer. Quant à nous, lunatiques oniriques, ultimes chevaliers, benjamins troubadours, nous avons été emportés par les flots faisant que la table ronde ait fini par se retrouver vide et sans qu’aucun perroquet parleur ne pût s’avancer pour dire Heidelberg. Seul un vaquero souffrant, avec ses sept vaches squelettiques, « l’éon de la grâce » ayant pris fin, vous allez me dire que ce texte a perdu le fil de la raison ! Mais, c’est un texte sans destinataire ni expéditeur qui parle tout seul.
Le grand livre, le seul témoignage, que ce soit la Bible ou La Kabbale, fait usage du même argument. Au commencement était le Verbe. Peut-être que quelqu’un s’est amusé à couper au hasard le fil infini des lettres dans des petites familles qui ont donné naissance à un nom propre, à un visage particulier. Et c’est ainsi qu’est apparu tout ce qui existe dans ce monde, grâce à une griffure ! « Au commencement était le Verbe ! » Le Verbe est le maître de l’écrivain. Le Verbe n’est pas une invention, mais un axiome. C’est la raison pour laquelle faire de la poésie n’est pas un métier, comme quelqu’un ferait une paire de godasses ou un coussin de canapé. La poésie naît comme le rêve, comme la première syllabe du bébé…, il dit miam-miam sans savoir ce qu’il dit. Vouloir quelque chose sans savoir ce que l’on veut s’agit-il d’un projet ou d’un ordre ? Par conséquent, quels sont le rôle et le mérite de l’artiste-écrivain ? Si ce n’est celui de suivre ce que lui dicte son invisible for intérieur ! Nous sommes habités par une foule anarchique. C’est peut-être notre rôle. Nous n’avons ni la volonté ni la force qu’en changeant les paroles, les ordres, les buts, nous puissions en faire autre chose que ce qui fut l’événement originel…
Dès lors, la seule mission du scribe est d’écouter sa part d’invisible qui est en lui ! Tant pis pour l’illisibilité ! Ce n’est pas le poète qui écrit sa poésie. Voilà pourquoi j’essaierai de trouver quelque part un bureau de poste d’où j’arriverai à vous envoyer un billet pour vous convaincre que la seule vraie poésie est celle que personne ne comprend…
Nora Iuga, 12 septembre 2020, Bucarest, Roumanie
Collage photo : Angela Baciu
Nora Iuga est une écrivaine roumaine, membre de l’Union des écrivains et du PEN-club de Roumanie. Elle est aussi une traductrice consacrée de littérature allemande.
Elle a publié 20 recueils de poésie, 11 livres en prose, elle est présente dans plus de 12 volumes collectifs et a signé plus de 60 traductions dont des livres de Günter Grass, Elfriede Jelinek, Herta Müller, Oskar Pastior et d’autres. Ces livres sont parus en Allemagne, en France, en Italie, en Suisse, en Bulgarie, en Ukraine, et en Croatie.
Elle a reçu de nombreux prix et décorations.
Son dernier roman « Hipodrom » paru aux Editions Polirom est dédié à la ville de Sibiu.
Pour plus d’information, consultez : https://en.wikipedia.org/wiki/Nora_Iuga
(Traduction du roumain, Dan Burcea)