Grand entretien. Laure Hinckel : «Chaque traduction est une expérience exceptionnelle»

 

 

En explorant la biographie de Laure Hinckel, la première tentation est celle de chercher la liste des livres dont cette infatigable amoureuse de littérature roumaine a signé la traduction avec le mérite unanimement reconnu aujourd’hui. Cette liste est impressionnante à la fois par son nombre – plus d’une vingtaine de titres – et par le côté prestigieux des livres qu’elle contient, des classiques comme Camil Petrescu et Emil Cioran jusqu’à Eugen Barbu, Stefan Agopian, Matei Visniec, Andrei Plesu, Simona Șora et l’incontournable Mircea Cărtărescu. Sa traduction du roman Solénoïde couronne cette année la qualité exceptionnelle de son travail qualifié par la critique d’« époustouflant ». Née à Thionville, en Lorraine, ville qui garde la mémoire de Victor Hugo et de son père, le général Léopold Hugo, Laure Hinckel passe par l’école de journalisme de Tours, travaille comme journaliste, activité qui l’amènera par la suite en Europe de l’Est et surtout en Roumanie.

Bonjour Laure Hinckel, permettez-moi de commencer par une question qui paraît tellement évidente : quel rôle accordez-vous dans votre vie personnelle et professionnelle à cette rencontre avec la Roumanie ? Parlez-nous un peu de votre premier périple dans ce pays.

Oui, comment décrire ce qui est devenu une partie de mon âme ? Votre question évoque une nouvelle langue, donc une nouvelle strate ajoutée à mes sens. En m’immergeant dans la langue roumaine à 22 ans, je pratiquai alors une greffe d’âme et je ne savais pas du tout si elle allait prendre ou pas. Manifestement, elle a pris, et j’ai doublé l’aire de ma sensibilité. Ça, c’est ce que j’analyse et perçois aujourd’hui, 30 ans après. Je n’imaginais rien de tout ça lorsque j’ai rompu mon contrat de travail de journaliste au Berry Républicain en novembre 1990 et que je suis partie en décembre, pour la première fois, en train, dans une Europe en pleine recomposition politique et avec la Roumanie comme destination. J’y suis restée deux mois, et ce sont deux mois fondateurs.

S’il fallait choisir un ou plusieurs éléments justifiant votre attrait que ce pays, reconnu pour son hospitalité, a exercé sur vous, ce seraient le ou lesquels ?

A l’époque où je m’y suis rendue pour la première fois, aucun élément attractif, au sens touristique du terme, ne pouvait guider mon choix. Je ne connaissais rien ou presque du pays et de sa population. Aujourd’hui ma réponse serait différente, évidemment, mais je ne suis pas une agence de tourisme et surtout, j’espère que c’est cet entretien que nous avons (s’il est publié aussi en France), qui donnera envie de mieux connaître la culture créée aujourd’hui en Roumanie et surtout, sa littérature.

Vous avez travaillé comme reporter pour différents journaux français et avez publié des centaines d’articles sur la Roumanie. Quels ont été les sujets traités et quel regard portez-vous aujourd’hui sur ce travail ?

C’est en effet pour des raisons professionnelles que je suis allée pour la première fois en Roumanie. J’étais toute jeune journaliste et je voulais écrire pour les journaux nationaux. Je voulais faire du reportage. C’est durant l’hiver 1990 que j’ai jeté les bases de mon futur travail dans ce pays : en y apprenant la langue, du moins en y acquérant les bases de la conversation courante, en y nouant des contacts, en y réalisant des premières photos et des premiers reportages que j’ai ensuite placés en France. Tout ça pour réussir à y revenir en avril 1992, quand je me suis installée comme journaliste à Bucarest. J’ai écrit surtout pour La Croix, pour l’Evénement du Jeudi. J’ai traité de toutes sortes de sujets, politiques et sociaux. Il m’arrive parfois d’ouvrir les classeurs où les articles sont découpés et rangés. C’est surtout pour les montrer à mes enfants quand ils posent des questions sur certains événements. La réalité décrite dans ces articles est aujourd’hui très éloignée de l’actualité. Certains de ces reportages ont pris une valeur documentaire.

Et avec la langue roumaine ? Comment avez-vous appris cette langue ? Malgré sa latinité incontestable, son apprentissage n’est pas évident. Est-ce que cela a été le cas pour vous ?

Pour ce qui est d’en saisir les rouages, j’ai appris très rapidement. J’ai mémorisé les principales conjugaisons d’un grand nombre de verbes et cela a suffi à donner à ma langue la mobilité nécessaire pour acquérir dans la vie pratique le vocabulaire. Dans l’apprentissage de la langue (du moins de la langue roumaine) je vois les verbes comme des rotules aimantées : ils servent à la fois à articuler la pensée et à agglomérer différentes notions. C’est ainsi que j’ai rapidement appris à m’exprimer. Il est évident que le caractère latin de la langue roumaine a été un facteur de facilité pour une française qui parlait italien et avait fait un peu de latin, comme tout collégien à l’époque.

En 2000 vous vous réinstallez en France et vous commencez le travail de traductrice littéraire, domaine roumain. Quelles ont été vos motivations ? A quel moment avez-vous senti que tout était prêt pour une telle aventure littéraire ? Peut-on l’appeler ainsi, le terme d’aventure est-il pertinent dans votre cas ?

Ma première motivation a été le désir de partager une découverte. Je n’en pouvais plus de garder d’aussi belles choses pour moi seule. Je ne savais pas encore que j’avais besoin de m’exprimer et que les choix, tous les choix, littéraires, amicaux, tous les choix jusqu’au choix d’un mot plutôt qu’un autre sont des motifs d’expression. L’aventure, je la vis par bonds successifs. Elle est incarnée dans des décisions, des moments éclairés : la première phrase traduite dans un cahier à spirale par exemple, au printemps 2001, je pense ; l’impulsion de prendre le téléphone pour proposer un texte à un éditeur ou d’aller vers Jacqueline Chambon, dans un salon du livre, pour lui parler du livre d’un philosophe….

Quelles sont, selon vous, les principales qualités nécessaires à un traducteur de littérature étrangère ?

Être un grand lecteur. On ne peut pas bien écrire une traduction (je tiens à cette façon de m’exprimer : j’écris une traduction) si l’on n’est pas un grand lecteur. Le manque de culture empêcherait de percer l’épaisseur du texte à traduire. Le traducteur littéraire, selon moi, est celui qui perçoit toutes les dimensions d’un texte. Ce n’est pas pour rien que les écrivains eux-mêmes disent de leurs traducteurs qu’ils sont ceux qui les connaissent le mieux. Les traducteurs connaissent mieux son texte que l’auteur lui-même.

Quelles contraintes, quelle discipline impose un tel travail ?

Comme tout travail exercé contre rémunération, le travail de traduction impose le respect des relations contractuelles. Si l’on parle de discipline personnelle, oui, il en faut, car il ne faut pas compter sur la structuration des journées administratives ni sur les ordres d’un quelconque contremaître ou chef de service pour organiser son travail. La discipline traductive est peut-être aussi d’un autre ordre, elle tient peut-être à la qualité de la distance entre l’idée originale manifestée par des mots et la suite de mots en traduction. Comment qualifier cet intervalle entre l’original et le traduit ? Je le vois comme un espace dansé, réglé par le souffle et le tempo des pieds.  C’est là sans doute que s’exerce la discipline. Dans l’observation et la compréhension de cet intervalle entre les deux langues : ce que l’on en fait, ce que l’on y met, ce qui résulte de nos choix donne ce que le lecteur a sous les yeux et entend résonner en lui. La discipline en traduction veut dire suivre, avec la sensibilité aux aguets, l’évolution des pieds sur la page pour réagir au faux pas, pour saisir le contretemps, pour noter l’espace trop vague, trop lâche, pour desserrer au contraire le noeud trop fort: tels sont les principaux pièges qu’il faut éviter en traduction, soit le contre-sens, le contre-rythme, le sens flou et le calque.

Et quelles joies procure-t-il à celui qui s’y attèle ? Une fois le travail terminé, en plein effort, devant chaque phrase réussie et transférant sa beauté dans la nouvelle langue dans laquelle elle va continuer à vivre ?

Il y a d’abord la joie d’avoir un ouvrage, qui comporte un début, dont je perçois l’avenir immédiat (la phrase d’après, les pages de demain, comme un verrier peut penser aux pièces qu’il soufflera le lendemain) et dont le chemin est tissé dans ma vie même. C’est un type de joie froide, je dirais, qui n’a rien de la sotte excitation mais qui a tout à voir avec le sentiment profondément illuminant (donc porteur de joie) qu’en faisant, on se trouve dans un intervalle que l’on occupe pleinement et justement, en se sentant à sa place – mais en mouvement.

Dans un entretien que Sorj Chalandon m’avait accordé à l’occasion de la parution en roumain de son roman « Le quatrième mur », il déclarait : « Traduire un livre, c’est le protéger. Lui offrir une autre terre, un autre peuple, une autre vie ». Êtes-vous d’accord avec cette affirmation ? Quel sens revêt-elle à la lumière de votre expérience ?

Je pense que tous les auteurs ne seraient pas d’accord avec cette affirmation, pourtant jolie. Voir un de ses livres traduit (car il parle du point de vue de l’auteur), c’est l’exposer, c’est accepter de le laisser à l’âge adulte, c’est faire preuve de lâcher-prise car il sera impossible de contrôler toutes les versions du texte que l’on a écrit. Du point de vue du traducteur et si l’on considère le livre dans son devenir temporel, bien sûr, la traduction représente une chance de survie. Si l’on imaginait une littérature qui disparaissait d’un seul coup et dont ne seraient plus disponibles que les traductions, pourrait-on considérer pour autant que cette littérature a été entièrement protégée par ses traductions ? Je ne pense pas, car il serait impossible de recréer le verbe original en retraduisant les traductions dans l’autre sens. On aboutirait à autre chose. Personne n’a la mesure des intervalles que le traducteur a insufflés entre l’original et sa traduction : je veux dire, si l’on n’a pas toutes ces clés uniques qui n’ont servi qu’une fois, on ne peut pas procéder à l’opération inverse. Ce qui survit “dans une autre terre, un autre peuple, une autre vie”, c’est un autre livre, qu’on se le dise, même si la traduction est très très précise et très fidèle – et peut-être même justement parce qu’elle est très fidèle à l’idée, à l’image, à la métaphore –elle est très “autre” tout en méritant tout à fait le nom de traduction.

Dans un texte très récent pour une revue roumaine et repris sur votre blog, vous témoignez lire des poèmes de Bukowski en original, « parce que – écrivez-vous – l’uppercut n’a pas besoin d’être traduit ». Y aurait-il donc des « limites » à toute transposition linguistique ? Et, si oui, dans quelle mesure illustreraient-elles le fameux postulat « traduttore traditore » ?

Ah, j’ai donc devancé votre question. J’avais besoin d’entendre de nouveau Bukowski, c’est ça qui m’a conduit à me procurer ses poèmes en original. Je voulais entendre une rage, des hiatus, une syncope du langage dont j’avais gardé le souvenir. J’ai retrouvé ça, cette immédiateté du contact et du choc, dans sa langue, alors que je ne suis pas une angliciste du tout et que j’ai cherché certains mots dans le dictionnaire, après les avoir devinés ou plutôt après en avoir ressenti la portée dans leur contexte – et en avoir ressenti la portée, c’était juste ce qu’il me fallait. C’est en ça que oui, ce que j’appelle « l’uppercut », c’est-à dire le choc provoqué par les mots de Bukowski n’a pas besoin, pour moi, de traduction pour être ressenti. Je crois que cela n’a pas grand-chose à voir avec l’expression “traduttore traditore” qui fait florès surtout parce qu’elle sonne bien, en italien. “Traducteur traître”, c’est beaucoup moins séduisant en français, c’est même presque difficile à articuler. Cela n’a rien à voir parce qu’on peut davantage trahir un auteur en traduisant mot à mot (donc apparemment avec “fidélité”) qu’en trouvant l’équivalent dans sa propre langue. Encore une fois, on en revient à la préhension de toute l’épaisseur du texte original. Par exemple, quand il manque une strate dans la connaissance de la culture du livre original, on peut en arriver à traduire “œuf mollet” (bouilli peu de temps pour que le jaune reste coulant mais le blanc pris) par “œuf mou” qui est un œuf cru dont la coquille présente le défaut de base d’être élastique et poreuse (car l’œuf est pondu par une poule carencée en minéraux). En aucun cas « œuf mou » ne peut être l’expression choisie par un traducteur pour désigner un délicieux « œuf mollet » : quand on est un lecteur français, on ne peut que se bloquer à ce moment de la lecture, parce qu’on perd le sens du texte et que l’on s’égare dans d’autres significations, et c’est dommage pour le texte de l’auteur.

Cela m’amène à votre travail de traduction du roman « Solénoïde » de Mircea Cartarescu. Mais avant de parler de cette expérience, j’aimerais savoir d’où vient votre admiration pour cet auteur dont vous avez traduit plusieurs romans (L’Aile tatouée, Pourquoi nous aimons les femmes, Solénoïde).

Mircea Cărtărescu développe, déploie, depuis ses débuts une œuvre littéraire d’une envergure exceptionnelle, de par sa profondeur et par ses enjeux qui visent rien moins que la tentative de la compréhension totale du destin humain. Je dis “totale” parce que toutes les dimensions de la perception – spatiale, temporelle et j’ajoute sensitive, intuitive sont creusées et décrites avec une grande plasticité de moyens, au fil des livres et des poèmes. L’œuvre de cet écrivain donne aussi à voir ce qu’a été et ce qu’est l’Être humain conditionné par l’histoire roumaine. Les exemples sont nombreux. Les enfants, les adolescents, les jeunes adultes offrent des galeries de personnages qui vibrent longtemps dans la mémoire du lecteur. Ils peuplent tous les livres de cet auteur, d’Orbitor aux nouvelles “légères” publiées dans Pourquoi nous aimons les femmes, dans Melancolia et dans Solénoïde.  Les mères étonnantes, chargées de symboles et de marques physiques traversent l’histoire et les fleuves, charriant des récits colorés et sanglants, développant des mythologies entières à l’origine de sociétés nouvelles et sont aussi des personnages domestiques aux rêves sidérants sur fond de cuisines sentant la friture et de marchés dont elles reviennent avec les commissions qu’elles trainent dans des cabas qui leur scient les mains. Les pères sont plus souvent fantomatiques et raides, comme des effigies en uniforme, sauf, par exemple, dans l’extraordinaire épisode de Orbitor III où le père, comme d’autres pères en même temps, brûle son carnet du parti communiste au balcon de l’immeuble, dans une scène d’une grande sensibilité.

Le destin terrible de l’Être humain, qui est d’être massivement exécuté par générations entières, ce sort impitoyable auquel nul d’entre nous ne peut échapper est appréhendé avec une terrible justesse, non seulement dans Solénoïde où le sujet est explicite, mais dans l’ensemble de l’œuvre : le thème de l’image fixée (qu’elle soit rétinienne, mémorielle et depuis presque deux siècles, photographique) est central, pour donner l’abscisse, l’ordonnée ( et toutes les autres dimensions encore non nommées) du monde sensible, ainsi que pour appréhender le caractère tragique et affolant du moment envolé aussitôt est-il vécu. L’œuvre de cet écrivain appréhende cela, notamment au travers de ce thème, en produisant des textes dont la beauté tient aussi au fait que chaque image renvoie à une réalité que les tréfonds de notre âme ressentent comme souvenir d’une expérience vécue : elles font mouche.

Parmi les dizaines de personnages secondaires que l’on croise, nombre d’entre eux ont une truculence et une couleur qui les rend inoubliables, qu’il s’agisse d’un officier de police politique, d’une simple jeune femme accrochée à une poignée dans une rame de métro, d’un aventurier presque sandiniste, d’un bibliothécaire excentrique, d’un scientifique spécialiste du rêve, d’une nymphomane ou d’une bombe en bikini sur la plage.  Je n’ai pas eu besoin d’éprouver à priori de l’admiration pour cet auteur : son œuvre est admirable.

Pour revenir à Solénoïde, peut-on parler d’une expérience exceptionnelle ? Qu’a-t-elle de si particulier ?

Chaque traduction est une expérience exceptionnelle. Certaines, comme Sara, de Stefan Agopian, parce que sa publication a représenté une victoire contre l’adversité et parce que c’est, là aussi, une œuvre très belle, très originale, que j’espère toujours   pouvoir traduire entièrement. D’autres, comme L’histoire de Bruno Matei, de Lucian Dan Teodorovici, parce que ce roman est d’une incroyable justesse et d’une invention romanesque admirable, centrée sur ce qui fait le centre de gravité de l’Être humain dans telle ou telle situation (et dans ce cas-là, il s’agit des situations limite de l’enfermement en camps de travail, en prison). Chaque traduction est pour moi une expérience exceptionnelle parce que l’implication est totale, que tout mon être passe dans le filtre du texte, à moins que ce soit le contraire, mais peu importe, et il est bien évident que tout instant de notre vie est exceptionnel, puisqu’il est unique, irrépétable. L’expérience de la traduction de Solénoïde a certains aspects particuliers, qu’il est sympa de souligner pour se faire mousser mais qui ne sont pas définitoires : le livre est ample, la durée du travail de traduction a donc été à la mesure de cette amplitude. Mais j’aurais pu atteindre le même nombre de pages dans l’année en traduisant trois ou quatre livres différents. Ce qu’il y a de particulier dans cet ouvrage, cela tient à lui exclusivement, et c’est que c’est un chef d’œuvre. C’est tout.

Vous dédiez à ce travail de traduction un journal passionnant qui pourrait faire à lui-seul l’objet d’une longue discussion sur ce qui mériterait le nom de « l’aventure Solénoïde » qui a duré 10 mois et 22 jours d’écriture, comme vous le notez. Pourriez-vous nous parler de ce journal, de son origine, ses motivations, son utilité et son écho, de sa vie à part ?

Merci beaucoup. Ce qui a beaucoup plu, j’ai l’impression, c’est le caractère immédiat et vrai des questions que je me posais au fil de mon travail. Je ne théorise pas, je doute. Je m’interroge, j’hésite, je bégaie. Souvent, je raconte que je ne trouve pas la solution tout de suite, qu’elle arrive de manière parfois étonnante, au réveil ou bien en faisant autre chose. On aime toujours se pencher sur le travail des autres, faire la petite souris dans le coin pour observer l’atelier où quelqu’un est en train de créer ou de façonner. L’origine de ce journal se trouve à la première page, au premier jour de la traduction, quand j’ai commencé à noter, parfois sur papier, souvent dans un fichier notepad, des bouts de question et, souvent, des variantes de phrases. J’ai voulu dès le début conserver des traces de ma pensée en train d’élaborer. Je voulais garder un peu de la phénoménologie de l’acte de traduire, ce qui est très difficile car, même si on travaille sur papier, comment savoir après coup qu’elle est la première biffure, quand donc a été rajouté le mot d’abord raturé, quel laps de temps s’est écoulé entre la première forme de la phrase et le moment où elle a été renversée ? Alors il est évident qu’en travaillant sur traitement de texte tout cela perd d’autant plus son relief. Je pense à l’instant que nous devons faire attention, parce que notre monde est en train de perdre une partie de son relief, cela doit nous interpeller. Cela provoque de l’inquiétude chez moi. Mais c’était une parenthèse.

Quels ont été les passages les plus difficiles, les pièges et les complexités de ce texte impressionnant déjà par sa longueur et son vocabulaire particulier ?

Solénoïde n’a pas un vocabulaire particulier. Mircea Cărtărescu parvient à décrire des réalités complexes avec des mots simples.  Certes, il y a quelques réalités, celles de la physique quantique et de la géométrie, qui font apparaître sur la page des mots un peu plus rares comme tesseract, solénoïde. Mais si je prends l’exemple des “cordes” de la “théorie des cordes” qui appartient à la physique quantique, eh bien ce n’est pas le mot “corde” qui est complexe. Mircea Cărtărescu n’est jamais snob avec son lecteur. Souvent, il l’emporte vers plus haut que lui. Les passages qui sont évoqués dans mon Journal s’arrêtent un instant sur des petits cailloux. Par exemple ( et je prends un passage qui sera facile à traduire en roumain) : “Départ du narrateur (il se remémore son enfance) au préventorium de Voïla. Je modifie la graphie du nom propre, par exception : alors que je choisis d’ordinaire de respecter la graphie d’origine, là, j’ai décidé de mettre un tréma à Voila pour qu’on ne le lise pas, même dans sa tête, comme « Voilà ». Il faut bien prononcer « vo-i-la », d’où la nécessité de rajouter un tréma sur le i…

À la page 429, un matériau inconnu : le carniol. Je ne comprends pas d’où vient ce mot. J’en suis déjà à une relecture lorsqu’une amie traductrice de roumain en suédois me met sur la piste : cela doit être de la cornaline… Je fais donc la recherche et je trouve cette définition dans le grand dictionnaire explicatif de la langue roumaine : *carneól n., pl. urĭ (germ. karneol, d. it. carnióla, care vine d. corno, corn [de boŭ]).* Le dico écrit bien « carneol », pas « carniol »... Une fois de plus, une coquille dans le texte original m’a égarée. Je reconnais, je n’ai pas eu l’idée ni le temps de faire une recherche avec * à la place de chacune des lettres… Mais j’apprends une chose : le mot provient de l’allemand qui lui-même provient de l’italien… Cela fait bien des détours pour un mot d’une langue latine!” Vous voyez, ce que j’écris est très simple et très quotidien. Dans ce même chapitre “Le rubiks’ cube dans Solénoïde”, je termine en écrivant que je sors épuisée du chapitre 30 et j’en résume les articulations.

Et enfin, que ressentez-vous une fois le livre terminé, ses corrections faites, une fois sa parution devenue enfin réalité ?

Mais c’est le bonheur de la conception ! Le sentiment d’accomplissement de la naissance ! Assorti de la nécessaire sagesse du lâcher-prise : la traduction est une traduction. Je peux être fière de mon travail, aimer en parler, expliquer ce qu’il se passe à l’intérieur – quand j’y arrive – mais je sais que ce n’est que la traduction. Attention, le “que la traduction” n’est pas un dépréciatif. C’est plutôt une manière de différencier deux corps, lesquels ont tout leur matériel génétique en commun mais ont finalement une physionomie qui diffère l’une de l’autre.  Par ailleurs, en tant qu’objet nouveau, la traduction entame sa vie propre en compagnie des libraires et des lecteurs.

Pour conclure, il faut noter votre travail en France de consultante dans l’organisation des événements culturels importants. Quel regard jetez-vous sur la culture roumaine contemporaine, quelle place occupe-t-elle dans le paysage européen et surtout dans quelle mesure votre travail contribue-t-il à sa promotion ?

J’ai été conseillère littéraire de deux manifestations importantes, c’est vrai, à deux moments-clé pour la littérature roumaine. 2005, les Belles Etrangères. Ce magnifique festival littéraire a été organisé  de 1987 à 2010 par le Centre national du livre (CNL) sous l’égide du Ministère français de la Culture et les écrivains de plusieurs pays de l’Est en avaient été les invités, mais pas encore les Roumains. Ce qui a déclenché l’invitation par le Centre National du Livre, c’est l’irruption sur la scène littéraire roumaine de nombreux jeunes auteurs roumains mais aussi le fait que des traductions de ces auteurs contemporains arrivaient juste à ce moment-là sur le marché français. Le festival a donc été donc l’aboutissement de tout une chaîne d’événements, à commencer par le lancement en Roumanie de la collection Ego Prose chez Polirom avec notamment la publication de Dan Lungu, de Lucian Teodorovici, de Florin Lazarescu… Dans ces mêmes années, Paralela 45 aussi a publié des tout jeunes auteurs, comme Cecilia Stefanescu par exemple. Il y a eu à partir d’environ 2000 une meilleure visibilité de la nouvelle génération d’écrivains roumains en Roumanie même, et cela a réussi à traverser les frontières, à venir aux oreilles d’éditeurs français. C’est comme cela que ça s’est passé. Le festival a fait appel à moi pour les aider à choisir les auteurs invités et surtout, m’a confié la réalisation de l’anthologie publiée par les éditions de l’Inventaire : douze extraits de romans ou nouvelles des auteurs invités, traduits par leurs traducteurs, des auteurs parmi lesquels des “petits nouveaux” de l’époque mais aussi de grands noms déjà connus, publiés et lus en France, ou à découvrir. Je tiens à rappeler leur liste complète. Nous avons reçu, lors de dizaines de rencontres dans tous les coins de France Gabriela Adamesteanu, Stefan Agopian, Ana Blandiana, Mircea Cărtărescu, Gheorghe Crăciun, Letitia Ilea, Dan Lungu, Ion Muresan, Marta Petreu, Simona Popescu, Cecilia Stefanescu, Vlad Zografi. Ce festival a eu de très belles conséquences en termes de visibilité de la littérature roumaine en France et de prise de conscience, de la part de la Roumanie, des efforts nécessaires à faire pour se doter d’une politique culturelle professionnelle et efficace, qui la serve sur la scène internationale et notamment européenne. Malheureusement, on a vu, après plusieurs années d’une belle progression dans le sens d’une culture de l’ouverture et de la professionnalisation, un coup d’arrêt assez violent en 2012. Cela n’a pas empêché d’arrêter la grosse machine que représente une présence au salon du livre en tant que pays invité d’honneur. Mais cela a laissé des traces. Enfin, et heureusement, un grand nombre de publications ont pu voir le jour grâce à ce “moment 2013” et quoi que l’on en dise, la quantité compte, car elle rend possible et augmente les chances que plus de lecteurs découvrent, en tombant dessus par hasard, pourquoi pas, au détour d’un rayon de bibliothèque, des livres d’écrivains roumains. J’observe que la culture produite en Roumanie se diversifie et s’exporte plutôt, car la qualité des échanges a définitivement bien évolué et n’a plus rien à voir avec ce qui existait dans les années 1990 – 2000. Je pense au théâtre roumain, riche de nombreux festivals qui attirent des spécialistes étrangers, et il est question de celui de Sibiu notamment, et qui monte sur les scènes étrangères. Aux musiciens classiques et aux artistes lyriques tellement appréciés, aux articles moins classiques aussi et qui sortent de leurs studios des ritournelles qui envahissent ensuite les discothèques, aux peintres, aux artistes plastiques et aux performers. Le public français a été très nombreux lors des multiples événements de la Saison croisée France-Roumanie en 2019 (quelle magnifique exposition a été hébergée par le Centre Pompidou !). Ces six mois de présence massive de la culture roumaine, européenne et décomplexée, aux multiples visages, ont été assez extraordinaires. Personnellement, j’y ai participé non à partir du centre organisationnel mais en tant que simple acteur culturel tout au bout de la chaîne : Cristina Hermeziu, une journaliste culturelle roumaine installée en France depuis de nombreuses années et qui est devenue une amie et moi avons organisé une Tournée des Traducteurs de littérature roumaine en 9 dates et en 9 lieux sur tout le territoire hexagonal. Notre objectif a été de faire tourner deux traducteurs et une modératrice sur un thème permettant d’évoquer toute une liste d’ouvrages roumains traduits en français. Par exemple, une de nos plus belles réussites, notre partenariat avec La Marelle, à Marseille, à la librairie Maupetit, en avril 2019. Nicolas Cavaillès et moi avons évoqué des livres tous liés par le thème “géopoétique des villes”. Mais autour des personnages féminins à Lille chez Fabienne Hulle (Place Ronde), pour évoquer l’histoire à Beaune, avec Marily Le Nir, pour parler poésie à Blagnac ou remémorer de belles histoires de couples à Lyon aussi: dans toutes ses étapes, notre programme a agi comme catalyseur: “vous avez des livres d’auteurs roumains dans vos rayons, sortez-les, faites une table”, en librairie ou en bibliothèque, et pourquoi pas, invitez un traducteur à venir en parler, dites à vos lecteurs qu’il y a des belles choses à découvrir de ce côté-là! Notre association La Tournée des traducteurs continue d’exister et j’espère que nous ferons d’autres projets de ce type, pour que les livres ne restent pas fermés et oubliés après leur période de promotion lors de leur parution.

Interview réalisée par Dan Burcea

Pour plus de détails sur le travail de Laure Hinckel : https://laurehinckel.com/

 

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