« Je ne m’étais jamais demandé ce que devenaient les poètes une fois morts », constate Florent, le personnage du nouveau roman d’Alexandra Koszelyk, « La dixième muse ». Cette phrase n’est que l’annonce d’un passionnant retour sur la vie et l’œuvre de Guillaume Apollinaire dans ce que celle-ci a d’unique et de moderne à la fois, se nourrissant de l’expérience renouvelée de l’amour dédié à ses muses et « se délestant des atrocités du réel ».
Pourquoi avez-vous choisi de parler de la poésie aujourd’hui, et plus particulièrement de celle de Guillaume Apollinaire ? Qu’apporte de particulier ce genre littéraire hissé depuis toujours au sommet de la sublimation du langage, des sentiments et de l’image de l’être ?
Je suis venue à la littérature par la poésie, et je ne peux m’empêcher d’y retourner. La concision de ce genre entraîne un choix des mots, une précision des images, une musicalité qui rend le langage plus noble. Nous vivons une période d’appauvrissement lexical, et par ce fait notre pensée est plus fluctuante, moins précise, on emploie un terme à la place d’un autre, mais les mots ne sont pas interchangeables, il y a donc une certaine urgence à garder ce qui fait la richesse d’une langue, à jouer avec l’origine des mots, leur sens initial. (Ne serait-ce que pour convaincre ou toucher les gens, ou plus simplement communiquer avec eux). L’ère des réseaux, que ce soit dans son immédiateté ou dans le fait que nous soyons limités en termes de caractères, ne permet plus ce temps essentiel qui permet de soupeser ses mots avant de parler / d’écrire. Sans doute ai-je eu besoin de retrouver un autre rapport à la langue ? La poésie comme protection.
Apollinaire s’est imposé de lui-même. Je ne me suis jamais demandé pourquoi j’allais écrire sur lui, c’était une évidence, quelque chose en moi qui est remontée, contre laquelle je ne pouvais pas lutter, ou du moins, une chose contre laquelle je ne voulais pas lutter.
Bien entendu, ma passion pour ce poète n’est pas récente. Je l’ai abordé pour la première fois au lycée, à travers l’étude du recueil Alcools. Cela a été une révélation pour moi, car pour la première fois je lisais la dualité d’une âme, je retrouvais dans ses vers une complexité humaine qui a résonné en moi. Apollinaire est celui qui joue avec la tradition poétique tout en la bouleversant, en mettant un grand coup de pied dans ses codes. Sans renier le passé, il est cet artiste qui va de l’avant, un tendre révolutionnaire. Ce n’est pas une coïncidence si c’est Apollinaire qui a créé le mot « surréalisme ». Sa poésie est l’alliance parfaite entre tradition et modernité, et je crois tout simplement que je me suis retrouvée en lui : j’ai fait des études de lettres classiques, mais j’ai toujours préféré étudier le XXe siècle. Le recueil Alcools est le symbole de ce lien : c’est Dionysos / Bacchus qui s’allie à Apollon.
Pour finir en termes plus généraux à propos de la poésie, ce n’est pas un hasard si les enfants sont des graines de poètes. Écoutez-les, écoutez leur langue imagée, leur vision du monde n’est pas encore altérée par la société. Nous perdons notre poésie en grandissant. Sans doute voulais-je revenir aux sources du langage, mais aussi à l’enfance, en passant par le poète qui l’incarne le mieux. (Ne travaille-t-on pas sur les Calligrammes à l’école primaire ou au tout début des années Collège ?)
Opter pour une biographie romanesque tout en évitant de nombreuses contraintes réductrices, n’est sans doute pas chose facile pour un écrivain. Dans le cas de votre livre, je dirais qu’il s’agit d’un genre particulier que j’appellerais une herméneutique à visée guidée, dans le sens noble que la sémiologie réserve à sa capacité d’exploration symbolique des ressources d’une œuvre littéraire. Que pensez-vous de cette perspective et quels ont été les défis que vous avez dû surmonter dans l’écriture de « La dixième muse » ?
Mon but n’était pas d’écrire une biographie romancée d’Apollinaire, certaines sont déjà très bien faites, et je ne voyais pas l’intérêt d’en écrire une autre. Au contraire, j’avais envie d’écrire un roman, avec une vision peu conforme à ce qu’on peut lire ou dire de ce poète. En fait, comme je vous le disais plus haut, écrire sur Apollinaire s’est imposé, je n’étais pas dans une démarche d’écrire sur ce poète. Tout a commencé avec la relecture des Lettres à Lou. J’ai alors eu envie de connaître les réponses de Lou, puisque la correspondance était tronquée. À l’époque (nous étions fin 2017), ses lettres n’avaient pas été publiées. Six lettres étaient conservées à l’université de Washington. Je les ai demandées et les ai reçues : les réponses ne correspondaient pas à ce que j’avais pu lire de Lou. J’ai alors eu envie d’écrire sur elle, de montrer comment la figure peut se substituer à la personne. Mais en continuant mes recherches, j’ai aussi été séduite par Marie Laurencin ou encore Annie. J’ai alors eu envie de parler des muses du poète, comprendre comment elles avaient pu l’influencer, puisque c’est le principe d’une muse …
Je me suis alors penchée sur les biographies d’Apollinaire. Elles sont nombreuses et à chaque fois intéressantes car elles avaient toutes une approche différente du poète. En revanche, en les lisant, j’ai été surprise par ce que le poète avait pu vivre dans sa jeunesse, notamment à Stavelot. Cela m’a alors permis de me replonger dans ses poèmes, et de les comprendre différemment. C’est à ce moment-là que j’ai saisi à quel point la nature était importante pour Guillaume. La nature sous toutes ses formes : la verdoyante comme la torturée lors de la première guerre mondiale.
À travers mon livre, je ne voulais pas écrire une nouvelle biographie, même romancée, mais plutôt me glisser entre les lignes, faire parler les silences, donner aussi la voix à ses femmes qu’on occulte derrière un auteur, de faire parler les oubliées.
Le défi a été de respecter la vie d’Apollinaire (c’est-à-dire que les faits sont vrais), tout en biaisant la réalité, en introduisant de la magie, des hasards, des symboles. Je me suis nourrie de certains faits vrais et les ai pointés du doigt pour les rendre symboles. Ainsi, quand j’ai lu que la veille de sa mort, Picasso avait demandé des nouvelles d’Apollinaire, son ami disparu depuis de nombreuses années, j’ai voulu écrire comment un ami se retrouve orphelin à la disparition de son « meilleur » ami. Ou encore si Marie Laurencin a demandé à être enterrée avec les lettres d’Apollinaire, il y avait forcément une raison, celle d’un lien qui ne se dénoue jamais, même par-delà la mort.
Et puis, pourquoi passer par la réalité crue et fade quand on parle d’un poète qui a inventé le mot surréaliste ?
L’énigme renfermée par le titre de votre roman renvoie le lecteur à chercher dans sa mémoire ou à se pencher rapidement sur la mythologie grecque pour connaître le nom de ces figures légendaires. Sauf que le nombre n’est pas bon… chez-vous il y en a dix au lieu de neuf. Expliquez-nous pourquoi et que signifie ce chiffre nouveau augmenté.
Oh, effectivement, elles étaient neuf, le titre est donc un clin d’œil : qui peut être la dixième ? Mais je pense sincèrement qu’on peut ne pas connaître le nom des muses avant d’ouvrir ce roman.
Parlons du cadre narratif que vous avez souhaité donner à votre roman : la critique parle déjà d’un texte rempli de mystère, de fantastique, d’étrangeté […] empreint de magie, de poésie et de beauté. » (Sandrine Dantard). Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
Le personnage principal Florent accompagne un de ses amis au cimetière du Père Lachaise. Il y découvre la tombe d’Apollinaire et un mystérieux morceau de bois. Quand il revient chez lui, il est épris d’une fascination envers Apollinaire, puis se met à rêver des muses et amis du poète. Comment l’interpréter ? Devient-il fou, perd-il ses repères, ou bien y a-t-il une autre explication ?
Il me plaisait de renouer avec l’univers du conte gothique, de l’étrangeté qui peut révéler des vérités.
Florent avoue à plusieurs reprises agir « en faisant confiance aux coïncidences ». L’enquête qu’il mène sur les traces d’Apollinaire devient un parcourt obsessionnel, souvent à la frontière du réel, vite franchie vers un surnaturel où prennent place les personnes qui ont compté dans la vie de son héros. Pourriez-vous nous faire le portrait de ce détective privé de la vie poétique et amoureuse ?
Florent est un personnage « lambda », il ne s’est jamais vraiment demandé quel chemin prenait sa vie. Orphelin de mère, il est élevé par un père peu porté par la magie des choses, assez directif. Au moment où le roman s’ouvre, Florent a repris ses études, car il est en congé de formation. Il a perdu son père six mois plus tôt. On peut donc dire qu’il est en période de « flottaison », peut-être est-ce pour cette raison qu’il est plus perméable à ce qui lui arrive, à un changement dans sa vie.
Cette véritable enquête mené par votre narrateur livre une image très riche de la vie sentimentale de Guillaume Apollinaire. Quel amant était-il et pourquoi dites-vous de ces femmes que « chacune incarnait une qualité qu’il aimait » ?
La correspondance d’Apollinaire montre sa verve, son côté polisson, mais aussi son côté sensible et aimant. Il n’écrivait pas de la même façon à Lou, Madeleine, ou encore à sa marraine de guerre. Ensuite, j’ai choisi pour chacune des traits particuliers qui m’ont interpellée au moment de mes recherches.
Quand on écrit un roman à partir de personnes qui ont existé, il faut les faire devenir personnages, c’est-à-dire qu’il convient de garder certains traits au détriment d’autres. Ainsi, pour Marie Laurencin, j’ai aimé mettre en avant la fusion, la passion (qui les détruira aussi) qu’ils avaient vécue, mais aussi comment cette femme est toujours restée attachée à son poète, tout simplement parce qu’un couple d’artistes est particulier : au-delà de la vie qui les unit, au-delà de leur amour, il y a aussi leur art, quelque chose qui touche donc à l’éternité.
En parlant de Kostro (abréviation de son nom de famille Kostrowitzky), nous ne pouvons pas passer à côté de son attachement à la France comme lieu d’attache et de sa bravoure pendant la guerre. Qu’a-t-elle d’héroïque cette partie de sa personnalité ?
Kostro voulait devenir français, à tout prix, trouver une terre d’attache, lui qui avait été balloté par sa mère dans sa jeunesse. Au moment de la déclaration de la guerre, il dépose une demande d’engagement et de naturalisation. Ses demandes sont rejetées, puis en novembre (après sa rencontre avec Lou) il est enfin affecté. Il commence dans l’artillerie, avant de demander à passer dans l’infanterie, un corps beaucoup plus dangereux. Il sera naturalisé en mars 1916, malheureusement, il recevra un éclat d’obus le même mois …
Il y a dans votre roman une blessure commune partagée à la fois par Florent, le narrateur, et son poète préféré : il s’agit de la mère absente. À ce sujet, vous parlez même d’une reconstruction de soi sur cette ruine qui les a privés d’amour. En quoi cette absence agit-elle sur les deux personnages ?
Dans le roman, je voulais qu’il y ait à la fois une explication rationnelle et une surnaturelle, ou magique. La raison voulait donc que Florent trouve en Apollinaire une sorte de frère qu’il n’aurait jamais eu, le poète lui permettrait de se comprendre lui-même. En somme : comment le poète a-t-il réussi à s’en sortir malgré cette défaillance ? L’absence d’une mère (que ce soit par défaillance ou à cause de sa mort) est un manque difficile à combler, et selon moi, Apollinaire qui se dit « le mal-aimé » n’a cessé de rechercher une sorte d’amour maternel qu’il n’aurait jamais eu. Le tout était alors de voir comment il avait sublimé cela dans ses textes.
Ne quittons pas de vue la poésie. À chaque hypostase de sa vie, elle vient sublimer la réalité vécue par le poète. Occasion pour nous d’évoquer l’importance et la modernité de ce poète « qui posait un regard nouveau sur les choses », comme vous l’écrivez. Quel est son héritage dans l’histoire des lettres françaises, selon vous ?
Apollinaire est mort jeune, et pourtant, on ne cesse de l’étudier, d’interroger ses textes, d’avoir pour lui une sorte de tendresse. En si peu d’années, il a réussi à donner un nouvel élan à la poésie, à révolutionner ce genre, en faisant voler ses carcans. Toutefois, il continue de s’appuyer sur l’héritage poétique, il n’y a aucune « tabula rasa ». Ainsi, on peut retrouver des lais médiévaux ou des figures romantiques ou symbolistes qui vont côtoyer des automobiles ou la fée électricité. Apollinaire a cette liberté que possèdent les autodidactes, il se moque des codes tout en vénérant les anciens. Il les dépoussière de son regard libre. Cela se retrouve aussi dans ses Calligrammes : les mots et le dessin s’allient et font sens, plusieurs arts s’entremêlent et brisent leurs frontières, comme dans un éclat (de rire).
Je vous propose de nous arrêter, pour conclure, sur l’image magnifique de beauté que vous livrez sur la figure du poète, ce « frère d’âme », et sur les lecteurs qui forment un véritable chœur antique. Pourquoi les lecteurs sont-ils pour vous de vrais « géants qui rendent immortelle la littérature » ?
Parce que sans eux, la littérature est morte, tout simplement. Ce sont à travers leurs regards neufs sur un livre, un poème, une pièce de théâtre que l’œuvre peut se renouveler, c’est-à-dire rester éternellement jeune. Lisez les poèmes d’Apollinaire à Lou, je suis certaine que vous trouverez des ponts à faire avec votre amoureux / amoureuse …
Entretien réalisé par Dan Burcea
Crédits photo de l’auteure : @ Alsk Arts
Alexandra Koszelyk, La dixième muse, Éditions Aux Forges de Vulcain (15 janvier 2021), 288 pages.