Il existe des livres dont la pertinence du sujet, la portée du contenu et la notoriété des auteurs rendent superflue toute plaidoirie critique. «Histoire de la Mésopotamie» de Véronique Grandpierre, agrégée d’histoire, chercheur associé au laboratoire Identités-Cultures-Territoires de l’Université Paris Diderot, en fait partie, avec, en ce qui concerne son actualité, une urgence douloureuse qui se nourrit des événements tragiques provenant justement de cet Orient dont elle loue la force et la capacité inépuisables de nous émerveiller. Les guerres en Irak et en Syrie ont d’abord détruit des vies mais aussi des traces matérielles du patrimoine appartenant au berceau des civilisations qui est aujourd’hui à terre. Bagdad, Palmyre et Alep, mais aussi Raqqa et Mossoul avec son musée dévasté en sont devenues les douloureux emblèmes.
Alors que, pour se donner bonne conscience, certains artisans de la langue de bois osent nommer ce désastre en usant de syntagmes à la mode vides de sens, la communauté scientifique internationale et, en premier rang, les assyriologues, ne cessent de dénoncer ce désastre civilisationnel qui, par sa gravité, s’élève au rang funeste de génocide culturel. Les initiatives de réveiller les consciences se sont multipliées en Occident ces derniers temps. Signalons, parmi elles, le livre passionnant de Paul Veyne, «Palmire, l’irremplaçable trésor» (Albin Michel, 2015), les nombreuses prises de paroles à la radio et à la télévision des spécialistes en la matière, mais aussi les initiatives prises par plusieurs musées, comme l’exposition gratuite «Sites éternels», ouverte jusqu’au 9 janvier 2017 à Paris, au Grand Palais et celle du Louvre Lens sous le nom «L’histoire commence en Mésopotamie» qui accueillera le public jusqu’au 23 janvier 2017.
Le livre de Véronique Grandpierre semble être lui-même né du même traumatisme, si l’on en croit la mention qu’elle fait dans son Introduction à l’événement bouleversant du «pillage du musée de Bagdad devant les caméras de télévision en 2003». Dès lors, sa publication s’est inscrite dans cette initiative culturelle qui ambitionne à concilier le domaine réservé aux spécialistes, en occurrence l’assyriologie, «devenue aujourd’hui une discipline à part entière», et l’intérêt du grand public désireux d’approfondir ses connaissances sur les civilisations anciennes. Quel rapport avec le lecteur contemporain ? À cette question, une liste complète des bienfaits reçus du passé nous attend : «[…] notre façon de découper le temps (en mois, semaine, jour), les symboles religieux (le croissant de lune, l’arbre de vie), l’étymologie de certains mots (safran, gypse), jusqu’au fait de s’orienter (nous nous orientons par rapport au nord mais les premières cartes étaient établies vers l’est, l’Orient), mille petites choses de la vie de tous les jours trouvent leur origine en Mésopotamie, ce territoire entre les deux fleuves (le Tigre et l’Euphrate) comme l’ont appelé les Grecs, berceau de la civilisation urbaine et des premiers États». S’intéresser aux civilisations est, pour Véronique Grandpierre, l’occasion de connaître ou de voir d’un œil avisé «tout un pan» de notre propre histoire occidentale et de son rayonnement.
Au fil des chapitres sur L’archéologie et la politique, les Sources et L’histoire, La civilisation et l’État, sur les Sociétés patriarcales ou sur Le savoir et l’écrit et, enfin, sur Les croyances, ce livre nous permet de faire connaissance avec l’extraordinaire aventure de la découverte, depuis les Grecs et jusqu’à nos jours, d’une civilisation qui a suscité tant d’attention et surtout tant d’incompréhension. La Mésopotamie a souffert de ce que nous pourrions appeler aujourd’hui une image défavorable dans la mémoire collective qui a vite poussé vers l’oubli en Occident à la fois les jardins suspendus de Babylone, la belle Sémiramis ou le personnage unique du roi Nabuchodonosor. Les raisons de cet oubli sont multiples : l’Empire romain ne s’y étant pas implanté dans cette région, sa dimension orientale s’est construite surtout autour de l’Égypte, le développement du christianisme pour qui Babylone était la ville d’exil du peuple hébreu a fait de ce dernier le symbole de «la tyrannie imposée par l’empereur païen», ville de luxure et de vice. Plus tard, à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe l’Europe porte un nouveau regard sur l’Orient. Ce n’est que le début d’une aventure fabuleuse qui continuera au fil des années, une aventure faite de curiosité et de soif de découverte, de convoitise, de fouilles en désordre et de pillages, de prise de conscience et de volonté de conservation. La question qui s’impose tout naturellement aujourd’hui concerne le niveau de connaissance que nous avons à cette date sur l’inestimable trésor de ce monde oriental. La réponse de l’auteur est sans appel : «L’histoire du Proche-Orient est un immense puzzle dont on sait à l’avance qu’il manque des pièces. Le corpus, contrairement à l’histoire des civilisations grecque et romaine, n’est pas clos». Malgré ces lacunes, on connait aujourd’hui les grandes périodes du développement de cette région, partant des premières traces écrites datant de 3200 av. J.-C. et prouvant l’existence de deux groupes ethniques, les Sumériens, au sud, et les Akkadiens, un peuple sémite vivant au nord.
Sans entrer ici dans les détails du cheminement scientifique de l’ouvrage et laissant au lecteur le plaisir de les découvrir, rappelons d’autres aspects qui bénéficient d’une attention particulière de la part de l’auteur : l’urbanisme qui fait du Proche-Orient le premier exemple de civilisation urbaine avec tout ce que cela comporte en termes de travaux urbains de protection et d’alimentation en eau, de construction et de lieux de sociabilité, de disposition des portes et des places de la cité et, enfin, de la vie, des fêtes et des processions qui la rythment. Ce sont des sociétés patriarcales où la famille est la cellule de la société et où le mariage est un événement qui suit un rituel spécifique débouchant vers un festin et un cérémonial bien établi aboutissant à un contrat scellant l’union des époux.
Le sous-chapitre Se nourrir offre des détails très intéressants concernant les aliments de base, surtout l’eau et le pain. L’idéogramme sumérien pour désigner l’action de «manger» est représenté par ceux désignant «la bouche» et «le pain», alors que celui qui désigne l’action de «boire» est représenté par ceux de la bouche» et de «l’eau».
Véronique Grandpierre dédie un chapitre passionnant aux croyances qui nous aident à comprendre la place que l’homme occupait à cette époque dans le cosmos et le cadre dans lequel il évoluait dans ce monde. Elle fait appel aux traditions et aux «compositions littéraires que des scribes et des gardiens des traditions recopient tout au long des siècles et des millénaires». Il s’agit de la vision que les Sumériens et les Akkadiens avaient sur le monde, de la «cosmogonie à l’intérieur de laquelle ils répartissent les rôles et les fonctions de ceux qui la peuplent, hommes ou divinité». Dans ce cadre, la mort et l’au-delà occupaient une place à part, s’interrogeant sur le sens donné par l’homme à son passage sur la terre, à son devenir après la mort, à la maladie, à la guerre, etc. Les Sumériens manifestaient un certain fatalisme, intégrant la mort dans le cours normal des choses. Ils entretenaient un lien avec le monde des morts, comme le montrent les sépultures. Dans la tradition, «la destruction complète de l’être va avec l’oubli du nom». Les rituels des morts ont sans doute cette fonction d’empêcher cet oubli dont seul l’appel des noms assure la survie.
Impossible de reprendre ici tous les aspects traités dans ce livre majeur dans la compréhension d’un monde chargé aujourd’hui d’un imaginaire complexe car peu connu par nos contemporains. Et pourtant, cet imaginaire nous est si précieux pour comprendre l’évolution de l’humanité entière. Car, même si le contexte actuel est lié à l’urgence imposée par la guerre, l’enjeu reste le même dans l’exigence que nous imposent les leçons de l’Histoire voulant nous rappeler que sans passé notre présent et notre avenir sont voués à la ruine.
Dans de nombreuses interventions à la radio et à la télévision, Véronique Grandpierre n’a cessé depuis quelque temps de tirer le signal d’alarme sur les périls de la disparition du patrimoine du Proche-Orient. Trop habitués à la surdité environnante, serions-nous devenus nous-mêmes insensibles aux appels des scientifiques comme elle qui donnent l’alerte?
Si tel est le cas, la lecture de ce livre saura bousculer nos torpeurs par sa rigueur scientifique, par sa structure et par son style précis et nous conduira à une compréhension plus forte que nos idées reçues, nos paralysies ou nos peurs. L’histoire, qui fut jadis une magistra vitae, occupant depuis l’Antiquité une place d’honneur dans le panthéon des disciplines de l’éducation, est devenue aujourd’hui, par un regrettable concours de circonstances, une matière délaissée. Une ignorance dangereuse a pris la place de la connaissance qui faisait autrefois honneur à l’enseignement et à la culture générale des élèves passionnés.
N’est-il pas venu de nouveau le moment d’apprécier le travail des historiens et d’accorder plus d’attention à leurs travaux ? Ceux de Véronique Grandpierre, je suis persuadé, occuperaient dans cet ensemble une place d’honneur pour beaucoup d’entre nous.
Dan Burcea (30/12/2016)
Véronique Grandpierre, Histoire de la Mésopotamie, Editions Gallimard, collection Folio Histoire, 2010, 544 p., 12,90 euros