Plusieurs clés de lecture nous sont proposées pour comprendre les motivations et les intentions d’écriture du roman Churchill m’a menti, de Caroline Grimm, qui raconte l’abandon par les Britanniques des îles anglo-normandes d’Aurigny-Aldernay, de Guernesey et de Jersey et de leur occupation par les armées allemandes pendant la Seconde guerre mondiale. Livre qui puise sa matière narrative à la fois dans le territoire de l’histoire et dans celui de la mémoire, dans une démarche dont l’ambition est de «sauver le passé pour servir au présent et à l’avenir», pour reprendre la formule de Jacques Le Goff, dans «Histoire et mémoire». C’est dire la place qu’occupent ici ces deux piliers autour desquels Caroline Grimm construit son récit: valeur historique et capacité testimoniale prennent ainsi forme dans la profusion sémantique de l’éternelle racine déutéronomique Zâkhar, souviens-toi, pour rendre compte de ce que l’Histoire a de plus saisissant dans son rapport à sa principale substance qui est le temps.
Signalons avant tout la totale adéquation de ces références avec le degré de transparence que chacune d’entre elles met à la disposition du lecteur, le guidant tout au long des couloirs historiques et mémoriaux de ce récit. Trois perspectives s’ouvrent ainsi pour faciliter notre démarche critique, chacune sous un angle de plus en plus serré, un vrai travelling optique dont le mouvement de focale nous permet de saisir la vraie nature de la démarche narrative de Caroline Grimm. La plus large est la mention du quatrième de couverture qui définit ce livre comme «une histoire vraie et oubliée». «Vraie» parce qu’elle renvoie aux faits et archives historiques concernant la position des Britanniques par rapport aux îles anglo-normandes abandonnées devant l’offensive allemande sans oublier la tragédie que cet abandon a pu déclencher au sein de ces communautés insulaires et des déportés continentaux qui y ont trouvé, en grande partie, la mort. «Oubliée» parce qu’après la guerre les principaux responsables, dont en premier Churchill lui-même (d’où le titre du livre), ont eu tendance à cacher cette vérité pour des raisons multiples, comme celle, par exemple, de nier toute occupation d’un territoire britannique par une armée étrangère, toute collaboration de la part de la population et toute trace de Shoah dans ces territoires. D’ailleurs, dans ces Mémoires, Churchill rattache les îles anglo-normandes à la France.
Suivent les explications offertes par la romancière elle-même dès le début de son récit dans la Note de l’auteur sur les motivations essentielles qui ont régit son écriture, motivation personnelle, familiale et historique, conjugaison aussi d’une triple vision de la mémoire – individuelle, collective et historique. Lors d’une discussion avec son père, par «un jour de pluie en Normandie», Caroline Grimm apprend que son grand-oncle paternel, Georges Ledermann, avait été déporté à Jersey en tant que «demi-Juif», c’est-à-dire en tant que Juif marié à une catholique. Les faits datent de 1943, lors de l’occupation allemande.
Enfin, cette fois-ci à l’intérieur du roman, Nathalie Goldman, la narratrice, partie à la recherche de la trace de son grand-oncle, redit cette même vérité à son mari anglais Philip, tout en précisant le devoir d’objectivité au regard des faits historiques sur lesquels elle enquête. Aux reproches de celui-ci de se focaliser sur la collaboration des autorités, elle répond : «Je ne me focalise pas sur le passé des collaborateurs, je montre juste qu’il y en a eu… […] Les Anglais sont si fiers de raconter que leur territoire n’a jamais été occupé par une armée étrangère depuis 1066».
Ce glissement d’angle narratif nous aide finalement à lier l’histoire familiale de la romancière/narratrice à la grande Histoire. Il est le point de départ de ce récit composé de souvenirs et de faits réels, poignante construction littéraire sous forme de courts chapitres qui s’entrecoupent et donnent la parole aux différents protagonistes d’hier et d’aujourd’hui, participants ou témoins des événements racontés au fil des années à partir de 1940 et jusqu’à la libération de 1945. Ajoutons que des précisions sous forme de notes historiques insérées à la fin de certains chapitres réussissent à donner plus de crédibilité au discours narratif. D’ailleurs, ce souci d’authenticité est loin de constituer un simple détail, il joue, au contraire, le rôle de principe fondateur autour duquel s’articule l’ensemble du récit, selon les paroles de la narratrice : «Les personnages viennent me visiter. J’essaie de visualiser leur visage en me remémorant leur nom. Ils sont en partie réels et toute ressemblance avec des personnes ayant existé n’est pas fortuite.» Tout commence un dimanche d’été 1940, lors de la fête de Battle of Flowers, carnaval estival qui a lieu tous les ans sur l’île de Jersey, célébrant le couronnement du roi Edouard VII. Victoire Le Gallais n’a que 14 ans lorsque la guerre s’abat sur l’île, faisant de cette fête un spectacle de désolation, «un vacarme épouvantable, un tremblement de terre», un film impossible à rembobiner une fois son action commencée et qui finit par l’horreur la plus saisissante – celle de la négation de l’identité de l’île : «Dimanche, ils ont descendu l’Union Jack au fort Regent et monté à sa place leur drapeau rouge orné d’une croix gammée».
Trois mois plus tard, Emma Landry note dans un curieux contraste qu’en dépit du sentiment général, l’occupation allemande n’est pas tellement dure, que les soldats sont disciplinés et que ce qui compte finalement c’est que leur fanfare est meilleure et que les soldats sont des garçons disciplinés. Deux mois plus tard, pour la fête du Nouvel An, elle ajoutera, continuant à se mentir, que depuis que «les Allemands adorent notre bière locale, brune, avec de toutes petites bulles», la vie semble plus gaie. En même temps et à l’occasion de la même fête, Captain Richardson, gardien du phare de la Corbière sur l’île de Jersey, écrit dans son journal : «Vous devrez être capable de supporter une vie de solitude, une vie encore plus draconienne que celle d’un moine en cellule, sobre, sans futilité et basée sur le travail, le travail nuit et jour.» Cette vie soumise à une rigueur militaire, subitement installée dans le quotidien des habitants des îles normandes, se transforme petit à petit en une insupportable oppression, comme l’écrit Diane Fitzgerald, un autre personnage du roman : «Et je me suis tue, nouée, incapable de soulever le poids qui m’oppressait, appuyait fermement sur mes paupières, maintenant mes yeux fermés, ma gorge close». À tel point que, deux ans plus tard, la même Emma Landry qui exaltait les bien faits de l’occupation s’exclame interpellée par le changement qui se lit sur le visage des femmes faisant la queue devant l’épicerie située sur la place de Saint-Hélier, «visages durcis, amers, le rictus du coin des lèvres affaissé vers le bas».
Le personnage de Georges Goldman, le Demi-Juif, fait son apparition dans ce climat asphyxiant où rafles et déportations font partie du menu du jour en France et partout. Après les prisons de Drancy et une autre près de Cherbourg, il embarque avec d’autres déportés sur une vieille corvette vers une destination inconnue, sans doute vers Jersey, comme il semble avoir compris des conversations des gardiens. L’image de sa chère Yvonne restée en France l’aide à supporter ce brutal déracinement d’un monde «qui s’est mis en pente», glissant vers une inimaginable et soudaine violence, un monde à la merci d’un seul homme «véhément, crachant sur ses cadavres, un fou sanguinaire qu’on nomme Hitler, le Führer, le Diable, bien à cheval sur la Terre». Cet enfer a pour lui un nom, celui du camp de Norderney, sur l’île d’Aurigny où petit à petit les hommes deviennent des morts vivants sous le poids du travail forcé, de la famine et de la violence des gardiens, «un endroit de la terre voué aux sorcières, une île maudite». Et même si sur ces îles il n’y a pas eu de milices locales, les ordonnances allemandes concernant la population juive ont été appliquées avec le même zèle qu’en France, surtout parce que, comme l’explique un des personnages, «sur une île, il n’y a nulle part où se cacher».
Comment imaginer que, par amour, Yvonne Goldman, née Larcher, son épouse française et catholique, a tout fait pour suivre son mari, arrivant finalement à rejoindre les îles anglo-normandes ? Comme infirmière, elle se met à la disposition du docteur Lewis avec l’espoir qu’elle arrivera à retrouver son mari. Voici le portrait que fait d’elle Victoire Le Gallais avec qui elle se lie d’amitié : «Je n’ai jamais vu une femme d’une telle élégance, on la croirait sortie d’un de ces films en noir et blanc que je pouvais voir six fois d’affilée, une journée entière à m’oublier dans le confort sourd du cinéma Le Forum, à Saint-Hélier». Yvonne n’a, à cette époque, que 28 ans. Cette barbarie s’étend sur toutes les îles. D’autres personnages vont dévoiler petit à petit leurs secrets faits de bravoure ou de faiblesses, d’actes héroïques ou d’attitude manifeste de collaboration. Ainsi, la narration se construit en donnant à tour de rôle la parole à des habitants de l’île qui, chacun à sa manière, selon sa position, ses convictions et sa force de caractère va offrir sa version des faits qui finira par réunir dans un tableau l’ensemble de la souffrance et des atrocités de cette occupation, faisant chacun à ses dépens l’expérience de l’isolement, de l’abandon, de la déshumanisation ou des petits arrangements avec l’ennemi et avec sa propre conscience.
Comment regarder aujourd’hui ces faits historiques que peu de gens ont connu ou reçu comme héritage de la génération antérieure ? C’est la question que pose ce roman par la voix de sa narratrice qui nous fait part de ses impressions, de ses sentiments et de son recul, se positionnant dans la perspective de la génération d’aujourd’hui, son enquête se déroulant en 2013. Elle essaie de réparer ainsi un double oubli historique, celui durant la guerre et celui d’après la libération, et de réconcilier les habitants d’aujourd’hui, en tout cas ceux pour qui ce souvenir est encore présent, avec cette partie oubliée de leur histoire. Dans une discussion avec Marguerite, la fille de Victoire Le Gallais, Nathalie Goldman déclare écrire son livre non seulement en mémoire de ses ancêtres, Yvonne et Georges Goldman, mais aussi de tous les habitants de Jersey dans une démarche lumineuse, portée par une spiritualité capable de transformer cet «île de fantômes et de sorcières», comme l’avait nommée Georges Goldman, en une territoire confié «aux bonnes fées confiantes». Cette exhortation pourrait sembler peut-être un peu romantique, naïve et irréaliste aujourd’hui si elle ne serait pas portée par une jeune génération qui, elle, est tournée vers un avenir européen, solidement ancré dans un profond désir de reconstruction et de paix.
Montrer l’horreur, garder la mémoire de tant de vies brisées et écouter l’appel de la réconciliation, voilà les grands thèmes de ce livre qui se lève contre «cette vie sur terre confinée dans des mondes clos», comme la définissait le Captain Richardson, ce gardien de phare devenu sans doute aujourd’hui symboliquement le gardien des consciences et de la mémoire des habitants de ces îles.
Dan Burcea
Caroline Grimm, Churchill m’a menti, Éditions Flammarion, octobre 2014, 273 p, 19 €
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