La chaîne de télévision Public Sénat a présenté ce samedi 7 décembre le film de la réalisatrice franco-roumaine Alina Cicani, « Roumanie, d’une dictature à l’autre ? ». Il s’agit d’une enquête historique de 52 minutes sur les traces laissées par la dictature communiste sur la société roumaine actuelle. Ce documentaire a été produit par Les Films de l’Instant et co-produit par Public Sénat. Précisons qu’Alina Cicani, qui avait 12 ans au moment de la chute du régime de Ceaușescu, n’est pas à sa première production concernant ce sujet. En 2013, elle présentait un documentaire de 75 minutes au titre tout aussi suggestif, « L’Enfant de la révolution ».
Son nouveau documentaire s’inscrit, comme nous allons le voir, dans cette ligne de dialogue historique et mémoriel entre le passé et le présent dans la société roumaine contemporaine.
Que pourriez-vous rajouter sur vos liens avec la Roumanie et sur leur implication dans votre travail de réalisatrice pour aider le public franco-roumain à mieux vous connaître ?
Je suis née sous le communisme à Bucarest, en Roumanie. À la chute de Ceaușescu, j’étais suffisamment grande pour me rappeler cette période et suffisamment petite pour me reconstruire autrement que par l’endoctrinement qui était pratiqué sans limites dans les écoles roumaines avant la Révolution. Je suis une grande admiratrice de la langue française et j’ai fait mes études en classe bilingue français-roumain. Juste après la Révolution il y a eu la mise en place des études bilingues en Roumanie (français, anglais, allemand) dès la primaire et jusqu’à l’université. J’ai eu la chance d’intégrer la première classe bilingue français-roumain du lycée Saint Sava à Bucarest qui a été ouverte pour la section Sciences. Et cela m’a ouvert des portes puisque, par la suite, j’ai continué mon ingéniorat dans la Filière Francophone de l’Université Polytechnique de Bucarest.
Même si j’ai véritablement fui le pays pour aller le plus loin possible dans mes études, mon cœur est resté toujours là-bas, quelque part entre Bucarest, Târgoviște et Tigănești (près d’Alexandria). Ce sont les villes originaires de mes parents. Je me suis toujours demandé ce que je pourrais faire pour aider le pays et pendant des années je n’ai pas trouvé de réponse. Mais maintenant je pense en avoir une : essayer de parler de la Roumanie tout simplement. C’est un pays extraordinaire avec une histoire méconnue et je trouve que les médias n’en parlent pas souvent. C’est aussi de mon devoir en tant que Roumaine d’essayer de le faire connaître autrement. Et pour ce film, j’ai imposé à la production de me laisser parler d’une manière positive et non pas juste faire un état des lieux pessimiste en dénonçant uniquement la corruption et dire ainsi que tout va mal. Il était important pour moi de mettre en valeur les Roumains qui font quelque chose pour leur pays en faisant bouger les lignes. Je sais que le film ne va pas plaire à tout le monde, qu’il dérange. Mais j’ai l’espoir qu’il va déranger d’une bonne manière et que les gens qui osent parler aujourd’hui pour faire changer les choses sur place vont continuer leur travail. Et qu’un jour je ferai un film où je montrerai comment la Roumanie a réussi à tourner la page de son passé pour se reconstruire autrement.
Dans quel contexte doit-on inscrire « Roumanie, d’une dictature à l’autre ? » ? Y a-t-il un lien avec votre documentaire antérieur, et, si oui, lequel ?
« Roumanie, d’une dictature à l’autre ? » n’a aucun lien avec le film d’avant sauf que je parle de la Roumanie. Pour moi, ce film est beaucoup plus engagé, plus historique et beaucoup plus documenté. J’ai eu toute une partie de recherche documentaire qui a été très lourde pour moi puisque je ne suis pas du tout historienne. Mais j’ai eu la chance d’accéder aux plus grands historiens ici en France, comme Catherine Durandin qui a pris le temps de m’expliquer la subtilité de certains événements historiques. À la base, le film s’appelait « Dernier Noël d’un Dictateur » et c’était un film plutôt historique avec beaucoup d’archives. Au moment où j’écrivais le film, il y a eu le « 10 août 2018 » en Roumanie. A cette date la population roumaine, accompagnée par la diaspora revenue au pays pour les vacances, proteste dans la rue contre les mesures abusives prises par le gouvernement en place. La répression est rapide et efficace : 450 blessés. Comme j’étais en train d’étudier les méthodes de répression sous Ceaușescu, il y a eu un déclic. Car entre le 10 août 2018 et la répression pendant la période communiste il y avait des ressemblances flagrantes. Et c’est de là que l’idée de ressemblances entre le passé et le présent dans les méthodes de répression et de surveillance de la population est venue. Et, pendant le montage du film, il a eu lieu la grève du 15 mars 2019. Un entrepreneur roumain, Stefan Mandachi, du Nord de la Roumanie, a fait un appel à la grève pour attirer l’attention des autorités quant au manque d’autoroutes dans le pays. Nous avons suivi cette grève avec beaucoup d’intérêt et même moi j’ai arrêté le montage du film pour 15 minutes en signe de soutien. Pour marquer les esprits, Stefan avait fait un film de 5 minutes qu’il a posté sur internet et qui est devenu viral. L’ampleur du mouvement #șîeu lancé par Stefan a surpris les autorités roumaines qui se sont empressées de promettre des autoroutes le jour même où la grève avait lieu… Cela m’a rappelé les mises en scène que la nomenklatura organisait au temps du communisme quand Ceausescu devait se rendre, par exemple, dans un magasin. À l’époque, les aliments étaient rationnés et le peuple peinait à trouver de quoi manger. Mais, quand Ceausescu passait, les magasins étaient remplis d’aliments. Ce parallèle m’a fait sourire et j’ai décidé d’intégrer cet événement dans mon documentaire. Nous avons demandé l’autorisation à Stefan d’utiliser son film et ainsi la grève du 15 mars, pas du tout prévue au départ, a été intégrée dans le documentaire.
Donc, si ce film devait être au départ un film d’archives, le contexte politique de la Roumanie de 2019 m’a poussée à le faire évoluer vers une histoire qui fait des parallèles entre le passé et le présent tout en décrivant la société roumaine actuelle.
Le titre de votre documentaire est chargé de tous les attributs d’une interrogation forte, obsessive. Comment avez-vous choisi ce titre et de quels symboles s’est-il lourdement chargé au long de ces 30 dernières années ? Quelles hantises focalise-t-il ?
Le titre est venu plus tard. Au fur et à mesure du travail de montage nous nous sommes rendus compte que nous étions en train de montrer la difficulté d’instauration d’une véritable démocratie. Ce réseau qui a pris racines durant le communisme en Roumanie, qui perpétue la corruption et gangrène le pays, continue à agir même aujourd’hui. Mes producteurs m’ont alors proposé le titre « Roumanie, d’une dictature à l’autre ? » Je n’étais pas d’accord au départ, car je trouvais le titre trop fort et trop polémique. Mais finalement je me suis rendu compte que c’était moi qui avais du mal à assumer un tel titre. J’avais peur. Cette peur nous a été instillée dans la tête durant le communisme et c’est parfois difficile de s’en défaire. C’est grâce aux rencontres que j’ai faites pendant le tournage de ce film avec des gens engagés, que j’ai pu assumer moi-même le titre.
En lien avec la question précédente sur la complexité de la problématique exprimée dans le titre, peut-on parler de ce que vous appelez « des mécanismes de contrôle qui rouvrent des blessures issues du passé » ? Comment la société roumaine identifie et comment essaye-t-elle de déconstruire ces mécanismes ?
Pour moi, la Roumanie est un pays démocratique, il n’y a pas de doute. Mais la forme de démocratie exprimée là-bas n’est pas la même que dans d’autres pays. Et je vais tenter d’expliquer cela avec l’exemple de deux personnages qui apparaissent dans le film et qui font une chose extraordinaire. Carmen Uscatu et Oana Gheorghiu sont deux entrepreneuses engagées dans un combat avec l’État roumain : construire un hôpital performant pour les enfants atteints d’un cancer, uniquement via des dons de particuliers et des entreprises. Aucun argent ne provient de l’État roumain. C’est un défi hors normes qui les fragilise au quotidien car les gouvernements qui se succèdent n’ont aucune envie que ce projet puisse vraiment marcher. Cela voudrait dire que les Roumains peuvent subvenir à leurs besoins sans l’État. Non seulement l’État ne s’implique pas dans la construction de cet hôpital mais dernièrement les autorités ont tenté de dénigrer le travail de Carmen et Oana. Je me rappelle les avoir vu faire le tour de toutes les télés roumaines pour s’expliquer et défendre leur projet face aux Roumains. Et la même méthode a été employée dans le cas de Stefan Mandachi. La première réaction des autorités face à l’ampleur de la grève du 15 Mars 2019 a été de dénigrer Stefan, et le traiter de « guignol ». Et je peux continuer ainsi avec d’autres exemples. Ce type de réaction nous la retrouvons durant le communisme quand, au moindre signe de contestation, des pressions commençaient à être faites sur la personne. Est-ce que dans une véritable démocratie une telle démarche serait acceptable ?
Qui sont vos interlocuteurs et interlocutrices et comment les avez-vous choisi(e)s ?
J’ai souhaité avoir des intervenants de tous horizons, de tous métiers et de tous âges. Il y a ainsi Medeea Marinescu, l’actrice connue en France pour son rôle dans « Je vous trouve très beau » d’Isabelle Mergault. Elle nous parle d’ailleurs avec beaucoup de tendresse de sa vie d’enfant sous le communisme et elle s’insurge contre les événements du 10 août 2018. Ce fut un vrai plaisir de travailler avec elle et j’espère pouvoir continuer à collaborer avec Medeea. Un torréfacteur très connu en Roumanie, Gheorghe Florescu, m’a fait également l’honneur de parler devant la caméra de la période communiste qu’il connaît très bien. C’est un ancien détenu politique enfermé pendant le communisme qui a écrit un livre fabuleux « Les confessions d’un torréfacteur ». Dans ce livre il décrit de manière vivante ce réseau mafieux qui s’est mis en place durant le communisme et comment les choses marchaient dans le domaine alimentaire. En effet, Gheorghe Florescu a été le torréfacteur attitré de Nicolae et Elena Ceausescu, donc il était au courant de beaucoup d’histoires folles dingues sur les gens qui les entouraient. La rencontre avec l’historien Mihai Demetriade s’est faite un peu plus tardivement, lors de la seconde partie du tournage à Bucarest au début de l’été. Monsieur Demetriade travaille aux Archives de la Securitate et il est un historien engagé qui, avec beaucoup de professionnalisme, parle de sujets extrêmement controversés comme la corruption sous Ceaușescu, le trafic d’enfants et de marchandises, etc. Mihai Demetriade se bat notamment avec d’autres collègues pour récupérer la totalité des archives de la police secrète roumaine. Il faut savoir que les Archives de la Securitate ne sont pas complètes aujourd’hui, certains dossiers ne sont pas publics alors qu’ils devraient l’être. Pour pouvoir obtenir que la totalité des archives soient publiques, ils ont publié une lettre ouverte adressée au Président de la Roumanie. Ce n’est pas chose facile dans un pays où, dès que tu réclames haut et fort justice, on te met des bâtons dans les roues pour te faire taire. D’ailleurs j’aimerais en profiter pour dire quelques mots sur les images que nous avons pu tourner aux Archives de la Securitate qui sont totalement inédites, surtout celles des documents filmés en gros plan. Pénétrer dans le grand hall des archives de la Securitate à Popesti Leordeni a été pour moi l’expérience la plus marquante. On y trouve là-bas 26 km d’archives, de dossiers, de vies brisées. J’avais demandé initialement une autorisation pour filmer des plans larges et on m’a proposé de filmer de près certains dossiers, chose qui n’est pas courante. C’est probablement une preuve que les autorités essayent de montrer patte blanche par rapport à cet héritage quelque peu gênant qui se trouve dans ces entrepôts. Je suis donc une des premières réalisatrices à approcher d’aussi près ces documents. Bien évidemment ce ne sont pas non plus des documents très importants, mais ils nous permettent de comprendre l’absurdité du système. Nous avons eu une matinée pour filmer, et je me rappellerai toute ma vie tellement ce fut intense. Voir jusqu’à quel point on va dans l’intimité des gens m’a bouleversé.
Je vous propose de choisir deux aspects que votre radiographie socio-politique roumaine met en évidence. Le premier est celui de la mémoire : peu de personnes interrogées manifestent ce que l’on pourrait appeler la nostalgie des temps passés. La grande majorité des personnes interrogées ont déjà pris leur distance devant le passé répressif du régime de Ceaușescu. Y a-t-il, selon vous, une certaine évolution mémorielle au sein de la nouvelle jeune génération roumaine ?
Dans ce documentaire, la nostalgie du communisme est peu présente car j’ai eu la chance de travailler avec des gens qui ont pris leurs distances avec le passé communiste ou bien qui ne l’ont pas connu. Mais vous avez quand même la vieille dame que nous avons rencontrée par hasard au cimetière. C’est une sorte d’instant volé car ce n’était pas du tout prévu. Elle est tellement authentique dans la manière de s’habiller et de parler. Elle dit d’ailleurs une vérité : les gens de sa génération, malgré tout ce qu’ils ont vécu sous le communisme, regrettent ces temps. Malheureusement ce n’est pas une exception en Roumanie mais plutôt une généralité. C’est ça aussi qui alourdit le travail qui doit être fait sur le changement des mentalités. C’est la raison pour laquelle je trouve très juste ce que dit Oana Gheorghiu dans le film « Il faudra encore 2 générations pour que les mentalités changent ». Et que la peur de parler haut et fort de ce qui ne va pas, de réclamer et faire valoir ses droits face aux autorités, puisse disparaître.
Le deuxième aspect concerne un point de vue plus subtil et insaisissable, celui de la peur ressentie par les forces vives de la nouvelle société roumaine paralysée par la corruption et les réseaux d’influence qui sont avec intermittence au pouvoir depuis les années ’90. Peut-on dire que la société civile roumaine porte déjà en elle les germes d’une victoire contre cette paralysie ?
J’ai été tellement ravie de voir que dans la société roumaine d’aujourd’hui, des personnes comme Carmen Uscatu, Oana Gheorghiu, Stefan Mandachi, Mihai Demetriade et tant d’autres existent. Ils ont peur, mais ils assument leurs actes. Et je trouve ça remarquable. Il y a besoin de gens comme eux dans le pays car, ces dernières trente années, les personnes impliquées dans la politique n’ont pas été des modèles de comportement ou de réussite qui puissent inspirer les générations futures. L’économiste Iancu Guda le dit très clairement dans le film. Et je trouve qu’il a raison. Les Roumains ont besoin de modèles de réussite pour pouvoir s’inspirer et vouloir aller au-delà de leur zone de confort. Cela commence tout juste et j’espère que ça va continuer. Donc oui, la société roumaine est en train de changer avec l’arrivée de ces générations qui osent mettre la main à la pâte pour changer le pays et qui n’acceptent plus cette paralysie imposée par les différents gouvernements qui se sont succédé au pouvoir depuis la chute de Ceausescu.
Êtes-vous optimiste par rapport à l’avenir de votre pays d’origine ? Quelle parole d’encouragement et d’optimisme, quel conseil donneriez-vous à vos compatriotes après l’expérience unique de réalisation de votre documentaire ?
Moi je place beaucoup d’espoir dans ce pays. Je vois les nouvelles générations se lever, lutter contre les mauvaises habitudes, et vouloir faire de leur pays un monde meilleur. J’ai aujourd’hui un rituel le matin quand je me lève. Je regarde sur les réseaux sociaux si Carmen & Oana, Stefan et Mihai continuent à se battre et restent aussi vocaux que moi je les ai connus. Carmen & Oana vont construire un deuxième hôpital, Stefan Mandachi fait un documentaire sur l’impact du manque d’autoroutes sur les Roumains. Mihai Demetriade a réussi à rapatrier de l’étranger certaines archives. Donc si eux ils continuent, je me dois d’assumer ce que je pense vraiment et l’exprimer. Ça a changé ma vie. Je n’ai de conseil à donner à personne, ce ne serait pas juste. Mais je dirais ce que Stefan Mandachi affirme : « un petit pas de fourmi peut changer le cours de l’histoire ». Si un mètre d’autoroute dans la zone la plus dangereuse d’Europe fait bouger les choses dans un pays paralysé par la peur, c’est que tout est possible.
Interview réalisée par Dan Burcea
Pour visionner le film :