Un soir de grande neige à Herstal, dans la banlieue de Liège. Jordan Nowak s’engage avec la camionnette de son entreprise de location de pianos sur le pont-barrage de l’île Monsin. Soudain, il aperçoit une silhouette qu’il croit d’abord être celle d’un homme, avant de se rendre compte qu’il s’agit en réalité d’une jeune femme. À la question si tout va bien, elle répond que non, « ça va pas du tout ». « Sur une de ses joues, il y avait une légère trainée rouge que Jordan identifia tout de suite : c’était du sang ». Plus tard, on apprendra la disparition d’Éva Krauss, qui n’est autre que la jeune femme au visage tâché de sang du pont-barrage.
Une enquête est ouverte par la police de Liège.
C’est ainsi que commence le livre d’Armel Job « La disparue de l’île Monsin » qui tient en haleine ses lecteurs sur plus de 300 pages. On connaît la minutie et la subtilité avec lesquelles cet auteur prolifique tente de pénétrer les secrets et les énigmes des êtres en lutte avec leur conduite morale et leurs ressentiments.
Qui est Éva Krauss et quelles sont les raisons de sa disparition, comment vivra sa famille ce drame, et comment réagirons ses proches ? Est-ce que le comportement de Jordan Nowak fait de lui le suspect idéal ? Quelles sont les pistes qui s’ouvrent devant le jeune inspecteur Lipsky ?
Nous allons en savoir davantage à travers ce dialogue avec l’auteur de ce passionnant roman.
Bonjour Armel Job, pardon de commencer par une indiscrétion. Il y a pour beaucoup de lecteurs de romans policiers une première tentation de savoir si derrière les faits racontés se cachent des réalités ou des faits divers qui ont les ont inspirés. Est-ce que c’est le cas pour « La disparue de l’île Monsin » et, si oui, pouvez-vous nous en dire plus ?
Bonjour Dan Burcea. L’intrigue du roman, la disparition d’Éva Krauss, l’enquête que le lecteur peut suivre, c’est de la fiction. En revanche, les questions sous-jacentes à l’histoire qui est racontée sont inspirées par un fait divers réel d’ailleurs brièvement évoqué dans le roman. En janvier 2011, deux petites filles se sont noyées dans la Meuse dans la banlieue liégeoise. La plus petite, six ans, est tombée dans le fleuve en jouant. Sa sœur, douze ans, alors même qu’elle ne savait pas nager, s’est jetée à sa suite pour tenter de la sauver. Quelques semaines plus tard, un plongeur du corps des pompiers de Liège s’est à son tour noyé devant le pont-barrage de l’île Monsin en cherchant les corps des deux disparues. J’ai été très touché par ces morts tragiques qui posent cruellement la question du sens de la vie. Est-ce que cela a un sens de donner sa vie comme l’ont fait la grande sœur puis le plongeur, l’une sans le moindre espoir, l’autre pour repêcher un cadavre ? Cette interrogation évoque la formule paradoxale des Évangiles : « Celui veut gagner sa vie la perdra, celui qui perdra sa vie la gagnera. » Donner sa vie, c’est évidemment faire fi de soi-même pour se vouer à autre chose de plus fondamental. Dans le roman, Éva singulièrement, mais tous les personnages sont confrontés à cette sorte de défi existentiel.
Certains critiques qualifient votre roman de thriller psychologique. Êtes-vous d’accord avec ce qualificatif ? Dans quelle catégorie l’inscririez-vous, sinon ?
Il y a sans doute quelque chose de rassurant à faire rentrer un roman dans une certaine catégorie. Une fois classé, on peut l’oublier plus facilement ! Pour ma part, j’essaie d’utiliser le roman pour réfléchir à notre vie à nous, les êtres humains, une vie qui est tellement énigmatique. Cette réflexion s’alimente des événements vécus par les personnages. Il ne s’agit pas de discourir, de philosopher, ni même de faire discourir les protagonistes. Ils n’ont pas de théorie, ils essaient simplement de se débrouiller avec ce qui leur tombe dessus. Donc ma priorité va à la narration. J’espère qu’elle incitera le lecteur à se poser des questions, mais je ne lui impose rien. Par conséquent, il est important que la narration soit conduite au mieux, en ménageant le suspens, en titillant la curiosité du lecteur, en relançant son intérêt de chapitre en chapitre. C’est cet aspect technique du roman qui peut faire penser à un thriller. Mais le côté thriller n’est qu’une ruse pour amener le lecteur à se poser des questions vitales.
En tout cas, il est évident que le choix de l’eau comme élément de danger, de mystère et de disparition est une toile de fond idéale pour un polar. Est-ce pour cette raison que vous avez choisi comme lieu d’action les bords de la Meuse et ses ponts ?
C’est vrai que l’eau est omniprésente dans le texte, principalement à travers la Meuse et accessoirement de l’Ourthe qui est son affluent champêtre. Le roman commence sur l’eau au pont-barrage de l’île Monsin, un lieu un peu glauque, et il se termine au cœur de la ville, dans un des endroits les plus beaux de Liège, le soir quand les lumières des immeubles se reflètent sur les eaux et que les ponts sont illuminés. On voit alors le personnage du policier passer sur la passerelle qui permet de rejoindre le quartier d’Outremeuse où vécut Simenon et où se termine le roman. On peut constater aussi qu’Éva quitte un fleuve au début du roman pour un autre, la Moselle, à Trèves, qui est décrite à l’avant-dernier chapitre au moment précisément où Jordan s’arrête sur le Kaiser-Wilhelm-Brücke, comme il s’était arrêté sur le pont-barrage de l’île Monsin.
Liège est tout entière une ville fluviale. Le fleuve, sa dérivation, ses affluents, sont comme les puissantes artères de son cœur. La Meuse représente l’activité de la cité avec son trafic fluvial, son port et ses rives bordées en amont des grands sites sidérurgiques. Elle apporte une sorte d’allégresse dans la ville, mais ses eaux sombres charrient aussi bien souvent le malheur comme le tragique fait divers des deux fillettes noyées en 2011 l’a rappelé. Bref, le fleuve est un symbole de la vie toujours changeante, au cours inexorable, porteuse de joie et de tristesse.
Est-ce que le titre de votre roman tire son sens de ce thème du pont comme équilibre instable de nos vies entre l’île et le continent ?
Je ne suis pas trop attentif à mettre le sens du roman dans son titre. Le titre est plutôt une invitation à entrer dans le texte, il doit simplement attirer le lecteur par son caractère évocateur, poétique, mystérieux. Il ne faudrait pas que le titre en dise trop, le lecteur est convoqué à une aventure.
Le roman parle d’un moment de rupture, d’un tournant dans la vie, celle d’Éva et celle de Jordan. Un tournant définitif pour Éva, un tournant momentané pour Jordan qui fait une courbe rentrante à la fin. Peut-être le thème de l’île, des ponts évoque-t-il cette rupture. C’est vous qui m’y faites penser. J’écris instinctivement, je ne cherche pas à introduire des symboles dans la narration.
Liée à cette présence aquatique, je me permets de rajouter que votre roman semble centré sur le thème de l’érosion : érosion de l’amour familial, ou de celui du couple par la routine, érosion de l’amitié ou de la confiance dans l’être humain, etc. Si vous le permettez, nous pourrions aborder plusieurs aspects de votre roman en partant de cette perspective. Mais d’abord, essayons de voir qui est Éva Krauss, votre personnage central. Ses traits semblent contredire les portraits-robots dont a l’habitude de dresser la police fédérale. Surtout son regard semblable à « celui des oiseaux en cage qu’on tente d’amadouer, mais qui refuse de chanter ». Qui est-elle en réalité ?
Votre remarque sur l’érosion me touche beaucoup. Elle me rend conscient de certains aspects du roman qui y sont entrés pour ainsi dire à mon insu.
Éva est une jeune femme qui a connu d’abord une enfance sans problème, un début d’adolescence ordinaire mais brusquement marqué par la mort tragique d’une amie dont elle se sent coupable. Ce traumatisme, elle avait fini par l’enterrer, pour pouvoir vivre tout simplement, ainsi que nous le faisons tous avec les plaies de notre vie. Mais il ressurgit brusquement quand les deux fillettes et le plongeur se noient dans la Meuse. Il revient plus virulent que jamais, comme c’est souvent le cas quand une blessure ancienne se rouvre brusquement. Éva sent alors qu’elle ne peut plus continuer à vivre dans le mensonge qu’elle se fait à elle-même depuis des années.
C’est donc un moment de crise, au sens premier du mot « krisis » en grec qui signifie « le jugement ». Un verdict doit être arrêté sur notre vie et une sentence prononcée. Simenon a dit que le roman consiste à mettre des gens ordinaires face à une situation extraordinaire. Selon Simenon, dans ce moment, le personnage est obligé de montrer qui il est.
Chez lui, le héros est seul face aux circonstances. Je ne pense pas que ce soit forcément le cas. Il y a une sorte de suffisance et d’orgueil à penser que l’on est seul face au destin. Quoi qu’on fasse, on vit avec les autres. Quelqu’un peut tout à coup surgir et nous prendre à bras-le-corps pour nous sauver. De grands romans ont illustré cette idée du sauvetage (L’idiot, par exemple). C’est ce que Jordan va tenter de faire.
Ce sentiment d’enfermement proviendrait-il chez Éva du manque d’amour maternel, suite au divorce de ses parents ? Est-ce que c’est pour cette raison qu’Helga Krauss, sa maman, semble complétement dépassée par ce qui arrive à sa fille ?
Le sentiment d’extrême solitude d’Éva vient de ce que, dans sa famille, personne n’a pu écouter sa souffrance au moment de la mort de son amie. Ce n’est pas que sa mère soit une mauvaise mère. Pendant tout le roman, on voit qu’elle se fait un sang d’encre à propos de sa fille. C’est simplement une mère ordinaire qui dit à son enfant ce que nous disons tous : « C’est la vie, il faut te faire une raison, ça passera, etc. » En fait, on peut se demander si les parents ne sont pas, même plus que des étrangers, incapables de comprendre ce qui arrive à l’enfant. Ils ont tellement peur de la souffrance de l’enfant qu’ils ne veulent pas la voir et même qu’ils la nient. Ils ne souhaitent qu’une chose, avoir un enfant sans problème, bien dans les rails comme Stany le frère d’Éva.
Jordan et Édith Nowak connaissent ce même sentiment d’usure par la routine du couple. L’enquête révélera que non seulement Jordan s’était arrêté sur le pont pour secourir Éva, mais qu’il l’avait amenée dans sa chambre d’hôtel. Des interrogations naissent dans le cœur d’Édith, l’épouse trahie, sans qu’une discussion ouverte éclate entre mari et femme. Comment vivent-ils cette érosion d’une infidélité supposée ?
D’abord il faut souligner que Jordan n’a jamais eu l’intention de tromper Édith. On peut même dire que sa fidélité sera l’ultime coup du destin pour Éva. La loyauté de Jordan illustre un autre problème essentiel du roman : les limites de la générosité. Si on tend la main à quelqu’un pour le sauver, il arrive qu’il nous saisisse le bras et nous fasse trébucher.
La vraie faille du couple, c’est Édith qui la perçoit, justement parce qu’elle sait qu’il n’y a rien de sexuel dans la relation entre Jordan et Éva. S’il s’était agi d’une simple aventure, un feu de paille, tout aurait fini par rentrer dans l’ordre. Ce qui inquiète profondément Édith, c’est qu’elle sent qu’il s’est passé entre Éva et Jordan autre chose de plus essentiel qui concerne les âmes et non les corps, quelque chose dont elle est exclue et qu’elle ne saurait lui donner.
Un autre personnage très particulier, ruisselant de partout un doute mystérieux est celui de Wolf Weiler. Ce prénom de prédateur n’est pas attribué par hasard, je suppose. Qui est cet homme et quel rôle occupe-t-il dans l’économie de votre roman ?
Wolf illustre un autre aspect du problème de la générosité. Lui aussi veut sauver Éva, il est généreux, il est à deux doigts de réussir. Le problème, c’est qu’il est emporté malgré lui par le loup tapi au fond de lui-même. En cela il n’est pas un monstre. Ce loup avide de dévorer l’autre, nous l’avons tous en nous-mêmes. Il a tendance à montrer son horrible gueule quand nous nous imaginons avoir des droits sur quelqu’un, en retour d’un bienfait que nous avons accordé par exemple. Jordan aussi sent qu’il est exposé à ce marchandage entre le sauveur et le sauvé lorsque la sauvée elle-même propose de le récompenser de sa personne. Mais Jordan, lui, a la force de museler le loup.
Ce même Wolf dira des policiers que la seule chose qui les intéresse c’est le mal, mais que les circonstances qui peuvent s’avérer essentielles dans une enquête sont laissées aux bons soins des avocats. Est-ce que c’est comme ça que le jeune inspecteur Lipsky mène son enquête de la disparition d’Éva ?
Lipsky est un policier novice et inexpérimenté. Chargé de débusquer le crime, de trouver un coupable, il agit immédiatement avec un instinct de chasseur. Il veut absolument lever un gibier. De formation il est philosophe, il met toutes les ressources de son intelligence au service de son entreprise. Son supérieur, un vieux flic lui rétorque fort justement : « Vous, vous espérez que Nowak soit coupable, tandis que moi, j’espère qu’il est innocent. » C’est toute la différence entre un vieux routier qui sait le mal que la police peut faire et un jeune ambitieux. Il faut attendre le dernier chapitre pour que Lipsky se pose la question de ce qu’éprouvaient les personnes objets de son enquête. Je suppose que c’est un des rares flics de roman « policier » qui quitte la police à la fin de sa première enquête parce qu’il prend la mesure du mal qu’il a fait.
Pour conclure, reprenons encore un sentiment ressenti par Wolf Weiler qui croit ne plus pouvoir trouver de la place en lui pour « la raison ordinaire ». Peut-on confier à cette interrogation le sens même de votre roman, cette perte d’équilibre, cet effondrement ?
Je crois que le rôle du roman est de faire voir que, dans nos vies, il y a finalement peu de place pour cette fameuse « raison ordinaire ». Ce que chaque personnage ressent, c’est que sa vie n’est pas du tout mue par la raison ni même par une sorte de bon sens commun. Au bout du récit, chacun constate qu’il a agi sous l’emprise de forces contradictoires, qu’il a fait des dégâts qu’il n’aurait jamais voulu faire, qu’il a tenté de vivre avec les autres correctement sans pouvoir s’empêcher de leur faire du mal.
Je ne dirais pas que ce constat conduit à une vision pessimiste de l’existence, à une sorte de constat de faillite. Pour moi, le spectacle de la vie dans ses errements est un appel à la compréhension mutuelle, à l’empathie, à la compassion et au pardon. C’est dans la conscience de nos faiblesses et de toutes les faiblesses humaines que nous pouvons espérer vivre ensemble de notre mieux.
Interview réalisée par Dan Burcea
Pour la photo de l’auteur : © Opale Philippe Matsas
Armel Job, La disparue de l’île Monsin, Éditions Robert Laffont, 6 février 2020, 306 pages.
Armel Job est un écrivain belge de langue française né le 24 juin 1948 à Heyd, ancien directeur de l’Institut Notre Dame Séminaire de Bastogne (INDSé).
Pour plus de détails sur la vie et l’œuvre de cet auteur, vous pouvez visiter le site :
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