Grand entretien. Professeur Philippe Juvin : «J’ai voulu passer du journal personnel à celui de témoignage»

 

Le professeur Philippe Juvin publie aux Éditions Gallimard « Je ne tromperai jamais leur confiance », un journal de bord qui s’étend de janvier à mai 2020 et dont la vocation est, selon lui, de fixer les instants « de quelque chose d’inhabituel [qui] nous arrivait ». Malgré la célérité de ces notes prises sur « des petits cahiers d’écolier », le récit sonne juste et vrai, sa concision est à la mesure de son intention narrative, celle de donner corps à l’instantanéité d’un temps et d’une humanité éclatés et ramenés à une soudaine et essentielle interrogation, dans une crise sans précédent. Sans doute, la double vocation de médecin et d’élu lui permet de vivre et d’agir de l’intérieur cette situation extrême, ce qui lui ouvre une perspective plus large et plus apte à consigner son ampleur et sa gravité.

 

Dans le Prologue de votre livre, vous affirmez avoir fait preuve « d’une inhabituelle attention » à la consignation des faits concernant la période janvier-mai 2020. Comment êtes-vous passé de cette urgence de l’observation quotidienne – « jetant des mots à la volée » – pour aller jusqu’à en faire un livre à qui vous confiez le droit de vous raconter ? Et pourquoi l’appeler « journal de bord » ?

Eh bien, c’est vrai, je suis de ceux qui tiennent des journaux. Il m’arrive d’écrire certains jours, parfois tous les jours, parfois de les perdre et de les retrouver plusieurs semaines, plusieurs mois après, d’avoir des silences qui durent. Depuis toujours je tiens une multitude de carnets, j’ai chez-moi une collection de carnets chaque fois interrompus par le travail, le temps, les hésitations. Cette fois-ci, j’ai voulu que ces carnets qui en réalité ne servent qu’à noter des impressions, des morceaux de lectures dont j’ai pu me satisfaire, des remarques personnelles, puissent servir à d’autres. J’ai voulu passer du journal personnel à celui de témoignage parce que je trouvais que rapidement, après le déconfinement, la société, les autorités ne tiraient pas vraiment les leçons de ce qui nous était arrivé. Je me suis donc dit qu’au fond cela servira à témoigner et que je n’aurais pas été totalement inutile.

Vous affirmez ne pas vouloir laisser l’amnésie et le révisionnisme s’installer sur la vérité des faits et « réécrire » l’histoire. Est-ce qu’on tient là une des raisons de ce livre, ou peut-être sa raison essentielle, majuscule ?

Oui, absolument. Encore une fois les carnets étaient là, sous forme de brouillons que je pouvais décrypter, mais mon vrai souci était que quelques semaines plus tard tout aurait été déjà oublié et on retombait dans des dysfonctionnements qui étaient ceux dont on se plaint en permanence. En réalité, la cause profonde de ce travail est de ne pas oublier.  

Plusieurs axes d’une révolte grandissante traversent votre livre. Leur inventaire suffirait à rendre compte de l’état d’esprit dans lequel vous avez traversé, vous et ceux que vous dirigez, pendant cette période : déroute, abandon, mépris, colère. Que pouvez-vous nous dire aujourd’hui de ces états d’âmes de l’époque ? Sont-ils plus apaisés, plus chroniques, la blessure s’est-elle refermée ou saigne-t-elle encore ? 

En tout cas, il y a eu aussi des moments d’émotion, il y a eu des moments de tristesse ou de joie, il y a eu des moments de doute, beaucoup, lorsque je ne comprenais pas bien ce qui arrivait. C’est en réalité un mélange de tout cela. Est-ce que tout cela s’est apaisé ? Comment vous dire ?… Il est probable que la fatigue physique qui était vraiment présente, la pression également, ont pu jouer dans l’exacerbation des sentiments, sans aucun doute. Aujourd’hui, c’est vrai que les choses se sont plus calmées depuis quelques semaines, mais je ne vous cache pas que le début de la campagne de vaccination que nous vivons depuis quelques jours me fait revivre des moments de désorganisation dont je croyais que nous étions débarrassés.

Cette crise du Covid, écrivez-vous, a été comme un révélateur de l’état de notre système de santé. À ce sujet, vous parlez d’ankylose de la décision, de trouvailles technocratiques, d’anarchie, etc. Quant au confinement, vous vous inquiétez des conséquences économiques, sociales, psychologiques.

Là aussi, oui, absolument. C’est le sentiment qu’ont les gens qui individuellement sont de bonne volonté et qui veulent faire avancer les choses, mais qui, pris dans une organisation comme celle de ceux qui nous dirige, eh bien, leurs bonnes volontés sont annihilées et je dirais paralysées et ankylosées.  

Que ressentez-vous en qualifiant à plusieurs reprises votre voix de « disque rayé » ?

En fait, c’est parfois le témoignage que je délivre et que j’espère utile, mais je vous avoue que parfois, devant la répétition des mêmes erreurs, des mêmes dysfonctionnements, j’en venais à douter de ce que je faisais. J’ai plusieurs exemples où, lorsque j’étais interrogé sur ces dysfonctionnements, je ne les dénonçais même plus, tellement j’étais sceptique par leur non-réalisation et je me demandais de temps en temps à quoi bon. Donc, c’est vrai, j’ai été aussi parfois désespéré dans mon rôle d’analyste peut-être sévère de la situation, à tel point que je me demandais si j’avais raison de me lancer dans ce travail d’analyse et d’explication. Oui, ça m’est arrivé plusieurs fois, en effet.  

En homme politique, vous insistez sur le devoir d’agir en responsable. Je souhaiterais vous interroger sur deux aspects que vous relevez dans votre livre. Le premier concerne la crise de la vérité : « la parole politique ne vaut plus rien », écrivez-vous, pour conclure plus loin qu’il s’agit d’une « politique de l’effet d’annonce ». Comment regardez cette double compromission à la fois rhétorique et civique ?

Ce qui est certain c’est que ce n’est pas tant que la parole politique ne vaut rien, c’est que l’hyper-relativisme des choses fait que la parole d’un président de la République ne vaut pas plus que celle d’un gilet jaune, la parole d’un médecin ne vaut pas plus que celle de quelqu’un qui a lu un article sur Wikipédia, c’est ça le drame de notre société. C’est le mélange de l’hyper-relativisme et de l’ignorance.

Parfois dû au phénomène de hyper-communication ?

Oui, je crois que vous avez raison, mais là, je crois que les hommes politiques ont une responsabilité, en faisant de la communication l’alpha et l’oméga de l’action politique, alors que l’alpha et l’oméga de l’action politique devrait être la raison. Cette action demande de la force de décision, bien entendu.

Le second concerne l’héritage de cette politique de la communication, les leçons de la crise. « La parole politique n’est plus accrochée au réel », écrivez-vous. Quel enseignement restera donc après cette crise pour ceux qui décident du destin de la cité ? C’est en cela que nous devons lire votre livre comme « le journal d’une déroute », tel que vous le qualifiez ?

Je cite à plusieurs reprises « L’étrange défaite » et je trouve que la situation actuelle a plusieurs points communs avec la situation décrite par Marc Bloch qui parle d’un état-major des armées comme étant un état-major de paix, alors qu’il devait être préparé pour la guerre. On a eu un peu ce sentiment, oui, j’ai eu ce sentiment qu’il s’agissait d’un état-major décalé par rapport à la situation pendant un moment. Max Bloch raconte l’histoire de ces soldats braves au front et qui se retrouvent à l’arrière pour se reposer trois-quatre jours. Suit une inspection d’un général qui justifie sa présence par des punitions qu’il afflige aux soldats qu’il considère comme n’étant pas harnachés de façon règlementaire. Vous voyez, des fois, je pense qu’il y a des points communs entre les deux.  

« Faut-il vivre une épidémie pour nous rappeler que nous sommes mortels ? ». De quelle leçon d’humanité parle le médecin, l’élu et l’homme que vous êtes ?

Oui, je raconte d’ailleurs dans le livre cette histoire que, lorsque j’étais interne à l’Hôtel Dieu, il y a maintenant de très nombreuses années, dans un des couloirs, il y avait une plaque sur laquelle étaient graves les noms des internes, des externes et des médecins qui étaient morts de la diphtérie, du croup. Pour nous, cela était complétement étranger qu’un soignant puisse mourir d’une maladie contractée chez ses patients. C’est quelque chose qui n’existe quasiment plus de nos jours, et là, brutalement c’est devenu quelque chose de réel. À ceux qui auraient oublié, cette épidémie nous a fait toucher du doigt le fait que nous étions tous mortels, y compris les soignants.

Vous citez également cette phrase de « La Peste » d’Albert Camus : « Dire ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser ». Cette crise a, elle aussi, révélé ce qu’il y a de plus noble dans l’être humain.

Certainement. Personnellement, je suis un optimiste de nature, je pense qu’on peut à la fois tirer des leçons collectives de cette déroute, mais qu’on peut aussi souligner qu’il y a des gens qui se sont révélés. Cette phrase de Camus résonnait parfaitement en moi surtout que le hasard faisait que j’avais relu « « La Peste » de Camus au moment des vacances de Noël qui précédaient. J’avais emporté en vacances ce roman que j’avais lu il y a bien longtemps pendant le temps scolaire, mais je voyais ce qui se passait en Chine et je m’étais dit que je devais relire ça, car ça avait l’air formidable. Et quand j’ai lu cette phrase, j’ai pensé à tous les gens qui avaient beaucoup donné, pas seulement les soignants d’ailleurs, en me disant, finalement, nous avons des gens formidables. Vous savez, je suis un grand admirateur de Jules Romain et des « Hommes de bonne volonté ». Je retrouvais donc là une sorte de boucle qui était bouclée : « Les hommes de bonne volonté », « La Peste » et puis ce que nous vivions.

Vous exprimez aussi votre crainte par rapport à la perte des libertés. Qu’entendez-vous par cette perte ?

En fait ce que j’exprimais c’est qu’il fallait y toucher avec une extrême prudence, non pas que je considérais que l’on ne pouvait absolument pas y toucher – la preuve c’est qu’on a confiné les gens, et on les a empêchés de bouger et on a bien empêché l’exercice d’une liberté fondamentale. Mais quand on le fait, il faut agir avec une extrême prudence, en se disant que plus ça va durer, moins elle reviendra en arrière. Dans le livre, je prends l’exemple du secret médical. C’est l’occasion que cette liberté qui nous est offerte et que l’on consomme sans y prendre garde dans la vie normale peut en fait brutalement s’arrêter et pour soi-disant de bonnes raisons. Oui, en cela, cette épreuve est aussi une épreuve de vérité, de la fragilité du modèle de société et des valeurs qui nous animent. Demain, on pourrait dire finalement que pour la préservation de l’espèce humaine, les libertés seront réduites, que l’on n’aura plus le droit de se réunir à plus de cinq. Eh bien, si l’on dit ça une fois, il faut savoir que le retour en arrière sera toujours compliqué. Ce n’est pas anodin. Ce que je veux dire c’est qu’il ne faut pas les voir comme des mesures sanitaires, il faut les voir dans toute leur profondeur. On peut les décider pour des raisons sanitaires, la preuve, mais chaque fois il faut avoir en tête que derrière, elles ont une portée qui va bien au-delà.

Est-ce que cela a un lien direct avec l’explosion du corps social que vous évoquez dans votre livre ?

Bien-sûr, parce qu’il y a toute la question de l’acceptabilité, du contrat social qui repose sur l’acceptation collective d’un certain nombre de règles. Si demain, brutalement, les gens disent, mais nous n’obéissons plus à ces règles contraignantes, que pouvons-nous faire ? On ne va pas mettre les gens en prison, on ne pourra pas techniquement les contraindre. Donc, les leçons qu’il faut tirer aussi, c’est que toutes ces mesures de contraintes doivent absolument faire l’objet d’une acceptation par le corps social, sinon il y a un moment où celui-ci explose.

Cela a-t-il aussi un lien direct avec la manière dont se passe la communication ?

Bien-sûr. Si vous ne donnez pas confiance dans les mesures que vous prenez, autrement dit, si elles sont contraintes, ça peut tenir un moment et ensuite ça risque de craquer. Et quand ça arrive, cela peut ressembler à ce qui s’est passé avec les Gilets jaunes ou plus récemment avec ce qui s’est passé au Capitole. Je crois à la grande fragilité de nos corps sociaux, et il faut les manier comme de la dynamite.

Que signifie pour vous ce que vous nommez à la fin de votre livre « soigner notre système de santé » ?

J’entends par cette formule que notre système de santé est comme le reste très fragile, qu’il ne faut pas s’illusionner sur l’idée qu’il est le meilleur du monde et qu’à partir de là, il faut le conserver dans le formol. Je pense que la France souffre dans beaucoup de domaines d’une sorte d’autosatisfaction permanente, en répétant que nous avons le meilleur système de santé, la meilleure équipe de football, la meilleure armée. Tout cela reste vrai jusqu’à la défaite. En 1940, je crois que c’est Paul Réno qui était président du Conseil et qui a déclaré six mois avant la déroute que nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts. La France était persuadée d’avoir la meilleure armée du monde à l’époque. Nous étions invincibles et nous avons vu ce qui est arrivé. Donc, ce que je veux dire c’est que le pire que peut arriver à une société c’est d’être définitivement persuadée qu’elle n’a des leçons à recevoir de personne et que ses avantages sont définitivement acquis. Quand vous commencez à raisonner ainsi, vous commencez à tomber et à régresser.

Quelles seraient dans ces moments les premières fragilités ?

En fait, les premières fragilités sont l’assurance de soi, l’absence de doute. Je crois que c’est plutôt l’absence de doute. Quand vous ne doutez de rien, quand vous êtes sûr de vous, quand vous n’acceptez aucune analyse critique, aucune volonté de rénovation, quand vous pensez que par définition vous avez toujours raison, vous ne changez rien. Et quand arrive un phénomène qui sort de l’ordinaire, vous pouvez être surpris parce que vous ne l’avez pas prévu. Je pense que le doute est capital. Pasteur disait « Les scientifiques doivent avoir le doute méticuleux ». Bachelard, quant à lui, disait « La science, c’est raisonner contre son propre cerveau. »  Je crois beaucoup à cela, et je pense que nous devons cultiver le doute et que ce doute nous amène à évoluer. Je ne parle pas ici du doute négativiste qui laisse penser que nous n’arriverons jamais à rien, mais d’un doute qui doit être constructif. Il vaut mieux un doute constructif qu’une certitude ankylosante.

Comment voyez-vous la situation actuelle ?

La situation sanitaire est inquiétante, parce que l’on retrouve un peu les mêmes prémices, c’est-à-dire une situation où on vous explique dans les discours officiels qu’on fait mieux qu’ailleurs, alors que par définition la situation reste fragile. Quand on voit les Allemands et les Anglais qui doivent reconfiner, il serait quand même extraordinaire que cela ne nous arrive pas. Souvenez-vous, je le dis dans le livre, en février nous regardions d’un air méprisant les petits Italiens, en nous disant que ces gens ne sont vraiment pas sérieux, leur système de santé n’est pas bon et cela ne pouvait pas nous arriver à nous. Moi-même je le pensais un peu, comme je le dis dans le livre, en ne comprenant pas pourquoi ils ne s’en sortaient pas. Est-ce qu’ils exagèrent ? En tout cas, à nous, cela n’arrivera pas. Quand je vois les Anglais et les Allemands d’aujourd’hui, j’espère qu’ils ne sont pas les Italiens du mois de février dernier.

Croyez-vous qu’il est encore possible de rétablir un lien normal avec la vérité ?

Oui, je crois que ce sera beaucoup plus facile que l’on ne croit. Seulement, cela demande un travail d’humilité. C’est dire d’abord que les Français comprennent les choses, ils râlent, ils sont mécontents des décisions quand elles sont prises, mais quand ils comprennent les choses, ils les acceptent et ils sont prêts à se mobiliser. Ce que je pense de la parole publique, c’est qu’elle doit devenir vraie, qu’elle doit dire les choses, dire ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas, dire où l’on s’est trompé, dire les leçons que nous tirons de tel ou tel échec et non pas essayer d’expliquer tel un communiqué de victoire que tout va bien.

Revenons, si vous voulez bien, à votre livre. De quelle manière l’offrez-vous à vos futurs lecteurs ?

Je l’offre comme le témoignage intérieur de quelque chose qu’ils ont vu peut-être de l’extérieur. À ceux qui n’étaient pas dans nos hôpitaux, on leur racontait des choses, et moi, j’ai voulu leur montrer profondément ce que nous avons vécu, que ce soit auprès de nos autorités ou auprès de nos patients ou de nos collègues. J’espère que les gens qui le liront verront le rideau se soulever et comprendre que les choses n’ont pas été aussi faciles que l’on veut bien leur raconter.

Y aura-t-il une suite à ce premier tome ?

J’espère que non, parce que ça signifierait que nous n’avons pas tiré les leçons.

 

Entretien réalisé par Dan Burcea

Photo de Philippe Juvin : © Thomas SAMSON-AFP

Philippe Juvin, « Je ne tromperai jamais leur confiance », Gallimard, 7 janv. 2021, 304 pages.

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