Domovoï est le deuxième livre, très percutant, de Julie Moulin qui illustre son amour et sa passion pour la Russie et pour la langue russe qu’elle étudie depuis son adolescence. Écrit sur plusieurs plans générationnels et culturels, comme une matriochka narrative, ce roman prend sa source à la fois dans la capacité de faire resurgir le passé par le biais de la biographie romanesque et de la quête d’identité de ce que Clarisse, la narratrice, appelle « la tragédie des enfant perdus ». C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Clarisse part à la recherche du passé mystérieux d’Anne, sa mère absente, disparue prématurément dans un accident. Deux vies se croisent dans le même lieu, à Moscou, à une distance d’un peu plus de deux décennies, en 1993 et, respectivement, en 2015, distance insuffisante pour effacer toute trace du passé. Que va-t-elle découvrir ? Et que vont lui apprendre les anciennes amies de sa mère ? Pourra-t-elle se reconstruire à l’aide de ces révélations ? Et que symbolise le fameux Domovoï, l’esprit du foyer, ce « nain barbu, griffu, au regard oblique » ?
Pour tout savoir, nous donnons ici la parole à Julie Moulin pour nous parler de son roman et des grands questionnements qu’il recèle.
Commençons avec ce fameux Domovoï qui donne, d’ailleurs le titre de votre roman. Qui est-il et quelle symbolique rassemble-t-il dans les pages de votre narration ?
Le domovoï est en effet, dans la mythologie slave, l’esprit du foyer. Il subvient au bonheur de la famille tout en s’amusant à jouer des farces aux habitants de la maison. On le croise peu, sauf en littérature. Nathalie Sarraute, dans Enfance, le mentionne et le décrit comme « un diablotin, un petit esprit malicieux ». Dans mon roman, il guide Clarisse sur les traces de sa mère. Il lui doit bien ce service, alors que dix ans plus tôt, le foyer de la jeune femme a implosé, suite au départ de sa mère, que Clarisse impute au domovoï. Dom, en russe, veut dire maison. Mon Domovoï pose non seulement la question de l’identité mais également celle de la frontière. Ce qui protège exclut par ailleurs. On peut ainsi imaginer qu’un Etat, que l’Europe, puissent avoir son propre domovoï.
On a dit de votre roman qu’il réunit des illusions perdues et des espérances tenaces dans la recherche de l’identité. Peut-on affirmer que c’est sur ces deux fondations que vous avez construit l’histoire dense et puissamment humaine qu’il renferme ?
Mes deux héroïnes, Anne et Clarisse, tentent de comprendre qui elles sont, de percer ce fameux mystère de l’identité. Pour Anne, cela passe par la découverte d’une autre culture, par le désir d’être cet autre. Clarisse, de son côté, a besoin de traces, d’une histoire à partir de laquelle se définir. L’espoir et son pendant, la déception, sont des thèmes que je chéris, qui nourrissent mon écriture ; ils révèlent notre sensibilité, nos fractures, mais aussi notre force d’humains.
Quel lien avec les sempiternels secrets cachés par tant de familles ? S’agit-il ici d’une troisième fondation narrative, pour rester dans le même schéma romanesque ?
Certaines familles, par pudeur, disent peu, n’expriment rien de leurs sentiments ; ou bien cachent des éléments du passé comme s’il n’appartenait qu’à ses protagonistes, alors que l’héritage pèse, on le sait, sur les épaules des descendants. La langue russe est très présente dans le roman, tout comme les silences. Il faut pour Clarisse apprendre à les comprendre, et vivre avec ce langage. J’écris que l’on a besoin du passé et de ses traces ; mon héroïne a besoin d’un mythe fondateur autre que l’absence.
Compte tenu de votre passion connue pour le russe et de vos relations avec ce pays, j’ose vous poser une question à laquelle je ne sais pas si vous souhaitez répondre. Y a-t-il quelque chose d’autobiographique à la base de votre roman, quelque chose de Clarisse en vous ?
J’aime beaucoup cette question, car l’on me demande plutôt s’il y a quelque chose d’Anne en moi. Or l’élément le plus personnel de ce roman concerne effectivement Clarisse, cependant sans aucun lien avec la Russie ; c’est plutôt du domaine de la transmission. Je n’écris jamais sur moi, par contre je puise dans le réel, dans mon expérience et mes observations, pour écrire. Certaines scènes, je les ai en partie vécues ; j’ai passé beaucoup de temps en Russie et avec des Russes ; je suis habitée par ce pays. En ce sens, ce roman m’est très intime. Mais Anne comme Clarisse ont leur propre vie. Je les ai totalement inventées.
Pour la partie fictionnelle, comment l’avez-vous écrit ? Et d’ailleurs comment écrivez-vous, en général ?
Je me suis documentée, par des lectures ou en interrogeant des amis ayant connu la Russie du début des années 90. J’y suis moi-même allée en 1993, à 14 ans, et n’en ai conservé que des impressions diffuses, comme l’obscurité ou les odeurs d’essence. J’avais besoin de détails pour étoffer mon texte et éviter des anachronismes : je connais mieux la fin des années 90 et le début des années 2000 quand j’ai souvent séjourné à Moscou. J’y suis retournée en 2015 pour prendre l’air du temps. Clarisse n’avait pas besoin de connaître comme sa mère le pays de l’intérieur. Elle l’observe avant tout comme une jeune étudiante française ; c’est son regard de jeune occidentale sur son pays, la France, et sur celui qu’avait choisi sa mère, la Russie, qui m’intéressait.
Pour mes romans, je remplis de notes des petits carnets avant et en cours d’écriture sans faire de plans. J’avance à l’aveugle, je tâtonne, ce qui m’a posé des difficultés pour « Domovoï » dont j’ai écrit plus de 15 versions avant de trouver la trame et le bon rythme. Lorsqu’il s’agit de textes courts, j’écris en général d’une traite en partant d’une émotion.
Le russe, cette langue ensorcelante, dont vos deux personnages, Anne et sa fille Clarisse, sont passionnées à tel point que celle-ci devient aussi nécessaire et bienfaitrice que l’air qu’elles respirent à plusieurs vertus. La première est celle d’un fil conducteur (comme un Stalker ?), lorsque Clarisse affirme : « le russe pourrait bien me conduire jusqu’à Maman, à ce qu’elle fut avant que je naisse, à cette femme qui nous abandonna et que je voulais tant connaître ». Comment définiriez-vous cet aspect ?
Il arrive que l’on tombe amoureux d’une langue avant même d’en comprendre le sens, comme avec une chanson, justement parce que l’on en aime d’abord sa sonorité et sa musicalité. C’est ce qui s’est produit pour moi avec la langue russe ; et c’est un sentiment que je prête à Anne. Cette langue étrangère fonctionne comme un ailleurs ensorcelant et alimente l’imaginaire. Anne fantasme une nouvelle identité. Pour Clarisse, comprendre ce qui a tant touché sa mère, cette langue, est un moyen de saisir la femme qu’elle était.
Pour Anne, le russe est, « une invitation au voyage » capable « d’exacerber la puissance du rêve » ? Y a-t-il un lien avec l’histoire d’amour qu’elle vit ?
Celui qui parle cette langue, forcément, la fait rêver. C’est comme écouter quelqu’un déclamer de la poésie ou chanter. On s’enamoure vite.
Enfin, pour Clarisse cette langue est « constitutive de [sa] personne », comme un « sédiment » intrinsèque à sa personne. Il ne s’agit pas ici de conjugaisons ou de déclinaisons compliquées, mais d’une harmonie secrète qui l’habite. Comment décrire cette secrète sédimentation héréditaire ?
Sa mère lui chantait des chansons et lui lisait des contes en russe ; c’est une langue qui s’est inscrite en Clarisse au point de signifier, notamment à cause de l’absence d’Anne, la langue maternelle, qu’elle peut opposer aux silences de son père.
Le dialogue culturel entre l’Occident et la Russie d’après la disparition de l’URSS est un autre aspect présent dans votre roman. Anne ressent une réelle fascination, presque dangereusement inconsciente, tandis que 22 ans après, sa fille Clarisse le pays la déroute et l’émeut en même temps. S’agit-il de deux regards différents ou d’une fascination commune ?
Je pense qu’elles abordent ce pays de manière radicalement différente ; c’est néanmoins la Russie qui les fait toutes deux entrer dans l’âge adulte. Anne part à l’aventure, découvrir une terre inconnue, qui semble receler tous les possibles. Alors que les Russes vivent un effondrement politique, économique et moral, elle pense trouver dans la Russie post-soviétique ce fameux avenir radieux auquel on leur a vainement fait croire pendant 70 ans. Il y a un décalage complet de points de vue. Clarisse, quant à elle, reçoit la Russie en héritage. Elle n’est pas attirée par ce pays et ses habitants, qu’elle assimile comme beaucoup d’Occidentaux à l’Etat que dirige Vladimir Poutine. Ce sera un apprivoisement progressif et délicat.
Que dire de ce point commun que Clarisse réussit à trouver entre les Français et les Russes ? « Nous avons cela en commun les Russes et nous – dit-elle –, d’être désemparés face à l’avenir ».
Il me semble que c’est le propre de beaucoup de sociétés aujourd’hui. Il existe des craintes multiples, environnementales, économiques, politiques, qui empêchent de penser l’avenir et entraînent des replis sur soi et des calculs à court terme quand on aurait besoin d’imaginaire. Par ailleurs, les Français comme les Russes ont besoin de repenser leur place dans le monde. Enfin, Clarisse, du fait de sa propre histoire, peine à se projeter et à grandir ; c’est dans ce sentiment de fragilité et d’incertitude qu’elle finit par comprendre le peuple qu’elle rencontre.
N’oublions pas les personnages russes de votre roman. Pour cela, je vous propose de nous parler brièvement de deux d’entre eux, Serioja et Goharik. Qui sont-ils et quelle place occupent-ils dans la vie de vos personnages français ?
Dans l’histoire d’Anne se dégage le personnage de Serioja, parangon de cette jeunesse née et éduquée sous l’URSS et qui doit s’adapter à un pays sans règles ni repères. Il est le fils de la directrice d’école chez qui Anne loge pendant son séjour à Moscou. Il est mutique lui aussi, mais affable et dévoué à l’étrangère. Cet engouement qu’Anne développe pour la nouvelle Russie lui est incompréhensible ; il est le plus lucide des deux : elle a un passeport français, le sien est russe. Elle n’est pas coincée dans ce temps de troubles. Serioja est un personnage important pour moi, peut-être le plus important. J’ai voulu, à travers lui, rendre hommage à une génération.
Goharik est la colocataire d’Anne lors de son court passage au foyer pour étudiantes de l’université où elle suit des cours de russe. Elle est Arménienne mais vient du Haut-Karabagh, cette enclave arménienne en Azerbaïjan. C’est elle que Clarisse va retrouver 20 ans plus tard, qui de silences en aveux extorqués, la guidera finalement vers la connaissance non seulement de son passé familial mais aussi de ce pays, la Russie, ancienne puissance aux frontières rétrécies qui aspire à la stabilité.
Si vous deviez expliquer la Russie de votre roman, choisiriez-vous ces deux remèdes qui y sont présents : le rire et l’hospitalité ? Les deux demandent une gymnastique intellectuelle qui finit par guérir les peurs et efface les idées préconçues des uns sur les autres de vos personnages. Et, par la même occasion, d’apprivoiser les Domovoï qui existent au-delà de tant de frontières.
En voilà une bonne conclusion !
Interview réalisée par Dan Burcea
Crédits photo : Coline Sentenac
Julie Moulin, « Domovoï », Alma Éditions, 2019, 296 pages.