En publiant en 2016 « Vincent qu’on assassine », Marianne Jaeglé donnait une forme romanesque à une passion de longue date pour Vincent van Gogh, tout en reliant sa biographie aux dernières hypothèses concernant les circonstances de sa mort qui, selon des recherches récentes, serait un assassinant contredisant donc la légende du suicide qui dure de plus de cent ans. De ses prémices, elle construit un récit rempli d’émotion et mettant le peintre flamand dans une lumière pleine d’humanité.
À un peu plus d’un an de la publication de son livre, Marianne Jaeglé, nous livre l’émotion encore présente dans sa mémoire lors de son exercice d’écriture.
Avec le recul, peut-on parler d’un détachement, comme une coupure du cordon ombilical, de vos moments encore présents à la fois de travail acharné et d’enchantement ? Peut-on d’ailleurs s’en détacher et mettre en sourdine les voix encore vivantes des héros qui vous ont hantée pendant tout ce temps ?
Dans Comment je suis devenu fou, de Christophe Donner, le narrateur se lamente : « Cinq jours, j’ai tenu cinq jours ! ». Cinq jours : c’est le délai qu’il tient entre la fin d’un roman et le moment où il se met à écrire le suivant.
Voici plus d’un an que mon dernier livre est paru et pourtant, je me sens toujours profondément liée à lui. Traumatisée peut-être par le destin de mon premier roman, dont on peut dire qu’il est mort-né, l’éditeur ayant fait faillite juste après sa parution, je me suis arc-boutée sur Vincent qu’on assassine comme si sa survie dépendait de moi, de mes efforts, alors qu’en réalité, dès sa sortie, le livre appartient aux libraires, aux lecteurs et que son destin dépend d’eux.
Et même des lecteurs étrangers.
En effet, deux pays ont acheté les droits de mon livre, qui va continuer de vivre sa vie loin de moi, en italien et en japonais. La collection Folio, dans laquelle il reparaîtra en mars lui assure une forme de permanence, sinon d’éternité. Je devrais être capable, dorénavant, de passer à autre chose.
Mais, pour revenir à votre première question, je crois que le détachement d’un auteur vis-à-vis de son œuvre a sans doute à voir avec deux notions :
- la nature de sa créativité : continue et polyvalente ou bien intermittente et monovalente;
- l’importance de l’œuvre dans le parcours de l’auteur.
J’ai déjà écrit des livres dont je me suis détachée assez rapidement ; s’il n’en va pas de même pour le dernier, c’est sans doute parce que j’ai le sentiment d’avoir confusément cherché ce livre-là pendant toute ma vie.
Parlez-nous de votre rencontre avec van Gogh et du moment où vous décidez de faire le pas vers l’écriture de ce livre.
Il n’y a pour ainsi dire pas eu de temps de latence pour l’écriture de ce livre. Le jour où j’ai entendu parler de travail de Steven Naifeh et Gregory White Smith[1] et des conclusions auxquelles ils étaient arrivés (Vincent Van Gogh tué et non pas suicidé), j’ai ressenti un appel très fort. J’ai « vu » le livre qu’il y avait à écrire et j’ai su que je devais le faire. Je me suis précipitée dans ma librairie pour commander la biographie écrite par les américains et je suis rentrée chez moi commencer à travailler avec un sentiment d’extrême urgence.
Mais ce flash ne s’est produit que parce que, en réalité, j’avais tourné autour de ce sujet pendant des années. J’ai des notes largement antérieures évoquant un fait divers navrant : un homme tué par ceux qu’il considérait comme des « amis », dans un mélange d’inadvertance, de malveillance et de stupidité). En outre, j’aimais Vincent Van Gogh et sa peinture depuis toujours. Je me souviens d’avoir, enfant, couvert un livre de classe avec son autoportrait sur fond bleu. Adulte, j’avais lu et relu sa correspondance. Tout à coup, à la lumière de la démonstration faite par les journalistes américains, une déflagration s’est produite en moi. Ce personnage aimé et mon envie d’écriture se sont rejoints, ce qui a produit en moi une intense énergie : celle d’écrire ce livre.
Cette fulgurance de l’écriture aurait pu finir par vous conduire vers le terrain glissant du fait divers. N’oublions pas que Leo Jansen, le conservateur du musée Van Gogh à Amsterdam disait de Steven Naifeh et Gregory White Smith qu’ils “n’ont pas trouvé de nouveaux faits, ils les ont seulement interprétés différemment”.
Certes, c’est l’hypothèse d’une mort « criminelle » de Vincent Van Gogh qui m’a donné l’impulsion de l’écriture. Mais très vite, je me suis rendu compte que l’essentiel n’était pas dans la résolution policière traditionnelle. La question « Whodunit » (qui a commis le crime) ne débouchait pas sur une résolution bien intéressante. Il ne s’agissait pas tant de savoir qui a tué Vincent Van Gogh, mais plutôt : pour quelle raison ceci est-il arrivé ? Et surtout : comment se fait-il qu’on ait pu croire à un suicide pendant 120 ans ? Or ces deux questions trouvent leur réponse dans la personnalité singulière de Vincent Van Gogh, dans sa vision du monde, sa conception de la place qu’il y occupait et du rôle qu’il avait à y jouer.
Autrement dit, dans son humanité.
Tout à fait, car la véritable énigme, ici, c’est une énigme humaine. Qui était cet homme, cet artiste que d’aucuns haïssaient au point d’en vouloir à sa vie ? Et pourquoi n’a-t-il pas dénoncé celui ou ceux qui ont provoqué sa mort ?
C’est donc cette énigme toujours renouvelée de la place de l’artiste dans le monde qui m’a passionnée. Partant de là, j’ai interrogé principalement le versant humain et artistique de l’histoire et non le fait divers.
Ce n’est jamais facile de mettre ses pas dans les sentiers d’une légende, à moins que l’on mette des semelles de velours. Comment avez-vous abordé cet aspect ?
Pour ce qui concerne la façon dont je m’y suis prise, j’ai travaillé – sans surprise – à partir de la très vaste documentation dont nous disposons au sujet des deux dernières années de la vie de Vincent. Tableaux, correspondances, biographies, livres d’histoire de l’art… Le matériau ne manquait pas. Cependant, ce qui aurait pu m’effrayer (l’impression d’arpenter un terrain déjà mille fois parcouru par d’autres) m’est au contraire apparu, à la lumière de la réinterprétation de la mort, comme n’ayant jamais été véritablement questionné. C’était comme si la légende du suicide de Vincent Van Gogh, l’équation génie =folie= suicide avait fait écran à une véritable compréhension de qui il était et de ce qu’il avait vécu.
A partir d’éléments avérés de la vie de Vincent Van Gogh, j’ai moi aussi proposé une nouvelle interprétation, ou une vision renouvelée d’un certain nombre de faits bien connus : la relation avec Paul Gauguin, la répétition de ce qui s’est passé pour Vincent à Arles puis à Auvers, la dimension très névrotique de ses relations à autrui, son caractère profondément sacrificiel… J’ai travaillé de la façon définie par Marguerite Yourcenar dans Les Yeux ouverts, à propos de l’empereur Hadrien : « j’ai tâché de reconstituer tout cela, à partir des documents, mais en m’efforçant de les revivifier ; tant qu’on ne fait pas entrer toute sa propre intensité dans un document, il est mort, quel qu’il soit. »
Revifier, c’est offrir une nouvelle vie, une autre existence à un personnage réel en l’anoblissant du titre de personnage romanesque. Nous avons déjà échangé à ce sujet, lié à l’autre facette du syndrome de Balzac.
À partir d’épisodes attestés de la vie de Vincent, à partir de phrases écrites par les protagonistes du drame, je me suis laissée aller à déduire, à extrapoler ce qui n’avait pas pu ne pas arriver. J’ai fait entrer une intensité humaine là où, jusqu’ici, la plupart du temps, on en était resté à des données historiques sans substance ni saveur.
De là sont nées un grand nombre de scènes, inspirées tout simplement par les mots de Théo, Gauguin, et Vincent. Par exemple, dans la correspondance de Théo, on trouve cette phrase : « mon frère, c’est quelqu’un comme Beethoven ». Pour l’auteur que je suis, trouver une phrase pareille, c’est une bénédiction : mise en relation avec l’image qu’avaient de Vincent à cette époque sa famille, ses relations, les autres peintres, ceux qui le côtoyaient etc… il m’a semblé évident qu’une telle phrase n’avait pu que donner lieu à un discours de raillerie. J’ai donc écrit une scène ou deux galeristes ironisent sur l’amour inconditionnel de Théo pour son frère.
De même, l’épisode des crevettes est né d’une anecdote racontée par Gauguin dans son texte autobiographique Avant et après. En d’autres termes, je n’ai rien inventé. J’ai simplement fait entrer quelque chose de ma propre intensité dans les documents dont je disposais pour les revivifier.
Qu’en est-il des tableaux qui font si intimement partie de la personnalité du peintre ?
L’histoire de certains tableaux est également riche d’enseignements : je n’ai pas inventé l’épisode du portrait du docteur Rey. Ce portrait existe bel et bien, et c’est en tombant sur une notice indiquant l’endroit où le tableau avait été retrouvé, plus de dix ans après sa réalisation, que j’ai senti la nécessité de faire figurer cette information dans le roman. Le portrait peint par Vincent a été retrouvé dans une sorte de poulailler, ou de remise (les informations ne sont pas très probantes) où il bouchait un trou.
Dans toutes les biographies de Vincent Van Gogh, on trouve mentionnées les « relations cordiales » qu’entretenait le peintre avec son médecin de l’hôpital d’Arles, Félix Rey, alors seulement interne. Or on ne peut s’empêcher, me semble-t-il, de reconsidérer, à la lecture de l’anecdote du tableau, la véritable nature de leur rapport. S’il est certain que le peintre éprouvait de la reconnaissance, de la sympathie pour le jeune médecin, au point de lui offrir son portrait en souvenir, l’endroit où on retrouve le tableau ne donne pas à croire que Rey accordait beaucoup d’importance à ce cadeau d’un patient et suggère à tout le moins le peu d’estime dans lequel le tableau était tenu.
Je n’ai pas inventé le fait que Paul s’attribue l’idée et le mérite des tournesols, ni le fait qu’il peint lui-même, après la mort de Vincent, un fauteuil sur lequel ces fleurs poussent. Il suffit de lire Avant et Après pour s’en rendre compte.
Je n’ai pas non plus inventé la réplique de Paul : pourquoi payer des femmes quand il suffit de les séduire ? Elle est attestée dans la correspondance. Mais mise en regard de l’anecdote des crevettes, cette phrase fait voir, elle aussi, la différence profonde des deux hommes.
Je n’ai pas inventé non plus l’histoire du crachat sur un tableau mis à sécher dehors, non plus que la réflexion de Vincent qui s’en suit : elles figurent dans la correspondance à Théo.
Que retenez-vous de ce long et laborieux travail de reconstitution littéraire, si je puis l’appeler ainsi ?
Quelques anecdotes de ce genre reliées entre elles dessinent une droite, que je n’ai eu qu’à prolonger pour savoir comment et pourquoi on a voulu tuer cet homme. En travaillant sur Vincent Van Gogh, j’ai eu le sentiment de découvrir quelqu’un dont la légende de génie tourmenté avait totalement occulté la véritable personnalité et le parcours.
« L’art est par nature un acte transgressif et les artistes doivent accepter d’en être punis. Plus leur art est original et dérangeant, plus la punition est dévastatrice, affirme Joyce Carol Oates dans La foi d’un écrivain.” Vincent Van Gogh a payé le prix fort pour son travail…
De mon côté, je n’ai rien pour ainsi dire rien inventé : j’ai disposé les faits de façon à les faire parler, j’ai mis du silence autour, et je laisse les lecteurs se faire leur opinion d’eux-mêmes.
Propos recueillis par Dan Burcea (27 sept. 2017)
Marianne Jaeglé, «Vincent qu’on assassine», Éditions Gallimard, collection L’Arpenteur, 2016, 320 p. 20 euros.
[1] Steven Naifeh et Gregory White Smith, Van Gogh, Flammarion 2013.