Trente ans dans la vie de quatre personnages, trois garçons et une jeune-fille, dans une ville où cohabitent tant de nationalités de l’Europe centrale et où, chaque premier septembre, il se passe pour eux quelque chose d’unique et de décisif. Nous sommes en 1938, à Levice, petite ville où Hongrois, Slovaques, Tchèques, Tziganes, Allemands et Bulgares vivent en harmonie, faisant même l’impasse sur leurs convictions politiques démocratiques, libérales, monarchiste ou autres. Sauf que l’Histoire de cette moitié de siècle qui s’annonce dramatique va les pousser au cœur des évènements d’avant et d’après la Seconde guerre mondiale, de 1938 à 1968.
C’est dans ce monde que nous entraîne le roman de l’écrivain slovaque Pavol Rankov, « C’est arrivé un premier septembre » en suivant les destins de Peter, de Jan connu aussi sous le diminutif de Honza, de Gabriel et de Mária Belajova. Qui sont-ils ? À première vue, des êtres de fiction, même si l’auteur nous laisse entrevoir une petite part historique en dédiant son récit « à [son] père, à ses amis et à toute cette génération perdue » ayant été contrainte à vivre pendant une époque dont il dénonce l’absurdité.
Votre roman vient d’être publié en français aux Éditions Gaïa. Vous avez participé au Salon Livre Paris de cette année. Que représente cet événement pour vous, qui avez déjà reçu deux prix prestigieux, Prix de l’Union européenne pour la littérature et le Prix littéraire d’Europe Centrale Angélus ?
Ce roman a été déjà publié dans plusieurs pays, mais presque tous situés en Europe centrale et orientale, donc dans des pays post-communistes. Même la traductrice allemande m’a avoué une fois qu’en son for intérieur, elle se sentirait pour toujours une Berlinoise de l’Est. C’est ainsi que les lecteurs partagent avec moi une expérience historique et une mémoire collective similaires. Les traductions en langues arabe et italienne, et maintenant française, sont donc des exceptions. J’apprécie particulièrement la publication française parce que mon texte fait son entrée dans l’univers d’une très grande littérature mondiale. Les lecteurs français vont pouvoir le confronter à leur riche éducation littéraire et à leur grande expérience de lecture. Vous savez, chez nous en Slovaquie, nous avons l’habitude de dire : « Si tu te sens comme une star chez toi, alors traverse la frontière autrichienne et entre dans le premier supermarché pour voir si quelqu’un te reconnaît ». N’étant même pas une star dans mon pays, la confrontation avec le grand monde littéraire français est pour moi d’autant plus intéressante.
Dans la dédicace de votre livre, vous parlez tantôt de personnages fictifs, tantôt d’une génération bien réelle qui est celle de votre père et de ses amis. Pourquoi ce mélange d’histoire et de romanesque ?
Il faudrait sans doute que j’explique la genèse de ce roman. J’avais demandé à mon père – il avait déjà plus de 80 ans – de noter par écrit ses souvenirs d’enfance et de jeunesse, sans aucune structure et chronologie quelconque. Mon père s’est saisi de cette tâche avec le plus grand sérieux et m’a remis peu de temps après un cahier presque entièrement rempli d’épisodes de toute sorte. Un grand nombre de ces fragments de vie figurent en effet dans le roman. Mais ceux-ci sont vécus par des personnages imaginaires. Le tronc du roman est une fiction basée sur l’Histoire réelle, mais les fraîches feuilles vertes sur les branches sont de micro-histoires véridiques. A titre d’exemple : le récit absurde relatant l’histoire de ce chimiste slovaque qui fît fortune aux États-Unis grâce à sa recette de brouillade d’œufs instantanée est véridique.
Et pourquoi avoir choisi la forme narrative de journal annuel qui commence toujours non pas au 1er janvier mais au 1er septembre ?
Le 1er septembre 1939 commença la deuxième guerre mondiale. Ce jour-là, en Europe de l’Est, tout s’est définitivement détérioré. En effet, le communisme a succédé au nazisme, suivi ensuite par une brutale privatisation pseudo-capitaliste manipulée par des dirigeants autoritaires. Et maintenant, un nationalisme incompréhensible. Je pense qu’il s’agit toujours des conséquences du 1er septembre 1939.
L’histoire commence en 1938. Peter, Jan, Gabriel se rendent compte qu’ils aiment tous les trois la belle Maria. Pour conquérir son cœur, ils inventent une compétition comme un jeu de séduction – un jeu qui va durer 30 ans… De quoi s’agit-il ?
C’est justement la construction littéraire. Avec tout le respect et l’admiration pour l’amour et l’état amoureux, je pense cependant que, dans la vraie vie, il n’est jamais arrivé que trois amis aient aimé avec constance une même femme pendant trente ans. J’ai essayé de remplir ma construction littéraire imaginaire de divers épisodes réels et crédibles. J’ai même obligé les personnages du roman à jouer ma pièce littéraire.
Le regard inaltéré avec lequel ils scrutent le monde, l’esprit ouvert qui les anime et l’amitié qui les lie sont autant de preuves de leur innocence. Peut-on dire que la société entière, les habitants de Levice vivaient-ils dans cette insouciance face aux drames qui vont tomber sur l’Europe ?
Les personnages sont innocents uniquement dans leur relation et leur dévotion mutuelles. Chacun d’entre eux fait des compromis pour survivre dans le monde. Peter devient journaliste et invente des slogans de propagande pour le parti communiste. Jan travaille dans un laboratoire militaire secret. Gabriel manque presque toujours de courage pour exprimer son opinion. Mária est enseignante, c’est pourquoi elle cache le fait de fréquenter l’église. C’est exactement de cette façon que l’on vivait dans la Tchécoslovaquie communiste. Aujourd’hui, nous l’appelons une «vnútorná emigrácia», une émigration intérieure. Bien entendu, un tel mode de vie devait être constitué d’amitiés fortes, d’une confiance mutuelle et d’une volonté d’entraide.
L’arrivée du fascisme dès 1939 fait resurgir la question de l’appartenance ethnique de ces habitants. Levice fait partie désormais de la Hongrie. Les persécutions de la part de milices fascistes se multiplient. Juifs, slovaques, tchèques sont menacés. On voit apparaître dans les vitrines des magasins des écriteaux comme « Entrée interdite aux Juifs » ou « Magasin non juif ». Une nouvelle loi interdit les mariages mixtes vus comme « une profanation de la race ». Que se passe-t-il ?
Dans ses souvenirs, mon père a écrit que la chose la moins compréhensible était le fait que le changement s’était produit presque du jour au lendemain. Un jour, leur bon maître d’école est entré en classe en disant à deux garçons juifs : « À partir d’aujourd’hui, vous ne serez plus banquiers ! » Bien sûr, les familles des deux garçons n’étaient pas du tout riches. La haine irrationnelle basée sur le stéréotype s’est soudainement réveillée chez l’enseignant, bien qu’il sache parfaitement que dans ce cas, le stéréotype était trompeur. À l’heure actuelle, il n’y a presque plus de Juifs en Slovaquie, mais l’antisémitisme est en progression. À partir de juin prochain, nous aurons une nouvelle Présidente – pendant la campagne présidentielle, sur un site xénophobe, sa photo a été modifiée, en changeant la courbe de son nez pour lui donner un aspect sémite. Ce n’était pas une caricature mais un mensonge, une reconstruction du stéréotype avec Photoshop.
Comment s’en sortir dans un tel climat de haine ? Chacun cherche une solution : se faire baptiser, émigrer, changer d’identité, se mettre en illégalité.
Dans un système politique totalitaire, les gens vivent dans une hypocrisie constante. Quand ils sortent de l’appartement, ils mettent un masque. De mon enfance, je me souviens que, tous les deux jours, mes parents me rappelaient : « Surtout tu ne dis pas ça à l’école ». Mes camarades de classe entendaient chez eux exactement la même phrase. Bien sûr, un Français « normal » doit aujourd’hui se demander logiquement pourquoi les gens n’ont pas mis à terre le système si 90 % d’entre eux s’y opposait. Je ne sais pas répondre à cette question. Mais l’expérience de mon enfance me dit qu’il est presque impossible de vaincre la dictature, à moins que plusieurs circonstances historiques favorables ne convergent.
Comment vos héros vont-ils traverser cette période ?
Les héros (ou anti-héros) de ce roman essaient de résister, en cherchant des moyens d’échapper à la pression du monde extérieur. L’amitié est leur asile.
À la fin de la guerre, l’invasion de l’armée soviétique et l’instauration du communisme va soulever d’autres problèmes pour les habitants de Levice : on parle de la « reslovaquisation » du pays à l’aide de « toutes sortes de commissions, groupes de travail et comités ». Peut-on dire qu’en fin de compte l’on passe d’une doctrine à une autre, mais que toutes les deux sont tout aussi dangereuses ?
Ces derniers temps, je n’utilise plus la formulation « L’armée soviétique nous a libérés du nazisme », bien que ma position soit considérée comme politiquement incorrecte. Ils ne nous ont pas libérés parce qu’ils n’ont pas apporté la liberté. Ils ont semé les graines d’une autre dictature. En Tchécoslovaquie, le principe de la culpabilité collective a été appliqué immédiatement après la guerre. Des millions d’Allemands et des dizaines de milliers de Hongrois ont été déportés uniquement sur la base de leur appartenance ethnique. Pendant ces déportations, nombre d’entre eux ont été assassinés. Il a même été rapporté qu’un officier de l’armée d’occupation soviétique a protesté contre la brutalité et les violences organisées par les autorités tchécoslovaques contre la population allemande. Fait intéressant, quelques années plus tard, les communistes ont également initié une nouvelle vague d’antisémitisme. Cette dernière était également liée à des meurtres judiciaires. Leur devise était « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Apparemment cela ne s’appliquait pas à toutes les nations. Le communisme soviétique a toujours été xénophobe, vraiment toujours.
Les trois héros du livre Peter, Jan et Gabriel vont vivre des aventures incroyables : périples au-delà des frontières, des situations dangereuses, des changements de métiers, des aventures amoureuses. Peut-on parler de votre livre comme d’un roman d’aventures au-delà du titre de roman historique ?
Je suis content que vous ayez remarqué cette dimension du roman. Moi-même, j’ai toujours dit que cette ligne romanesque dans le livre était puissante. Mais en Slovaquie, personne ne l’a vraiment validée. Le livre y est classé dans les genres historique, social ou politique. Je pense que ce roman est beaucoup plus « d’aventure » que « d’amour », bien que l’amour soit le principe de base qui fait avancer l’histoire.
Par sa féminité lumineuse, par sa patience et sa fragilité, Maria incarne le personnage le plus sensible de votre roman. Quel rôle lui accordez-vous dans la construction de votre narration, surtout si l’on tient compte de la dernière phrase qu’elle prononce à la fin du livre « Mes trois vies inaccomplies » ?
Bien que j’accorde plus d’espace aux trois personnages masculins du roman, le dernier chapitre est raconté du point de vue de Mária. Elle explique les actions de ses amis, interprétant ainsi indirectement toute l’histoire. Bien que Jan, Peter et Gabriel soient amoureux de Mária depuis trente ans, à la fin, ils la quittent tous les trois. Le lecteur présage qu’elle vivra alors dans la hantise de la solitude et du vide. C’est avec elle que le destin a été le plus injuste.
Comme l’histoire que vous racontez s’arrête aux événements du Printemps de Prague, il serait intéressant de nous dire si vous avez l’intention de continuer cette histoire dans un prochain roman.
Je ne prévois pas de suite immédiatement. Néanmoins, j’ai écrit deux romans historiques ayant le même contexte. « La légende de la langue » se déroule en 1972, soit peu de temps après le Printemps de Prague. Tandis que dans le roman « Les mères », deux personnages du livre « C’est arrivé un premier septembre” y feront même une apparition épisodique.
Interview réalisée par Dan Burcea
Traduit du slovaque par Gabriela Kukurugyova
Crédits photos : Monica Saral
Pavol Rankov, « C’est arrivé un premier septembre », Gaïa Éditions, Paris, 2019, 464 p.