Avec «Le Miroir des illusions» (Les Escales, 2016), Vincent Engel clôt le cycle romanesque toscan débuté il y a plus de deux décennies par la publication de «Raphaël et Lætitia» (Fayard, 1995) et continué avec «Retour à Montechiarro» (Fayard, 2001), «Requiem vénitien» (Fayard, 2003) et «Les Absentes» (Lattès, 2008). On devine le soulagement (ou la solitude ?) de l’auteur une fois ce long travail d’écriture terminé, mais, de cela, il est le seul à pouvoir nous en dire plus. Pour l’instant, les conseils qu’il nous prodigue sur son site à la page dédiée à son dernier roman[i] nous apprennent comment interpréter cette partition littéraire écrite en gamme pentatonique : «il n’est pas nécessaire d’avoir lu les ouvrages précédents – nous dit-il –, ni même de les lire dans un ordre particulier […], selon que vous en ayez lu un, deux, trois, quatre ou cinq, dans tel ou tel ordre, vous vous construirez un ensemble qui n’appartiendra qu’à vous».
Riche de ces recommandations et muni de cette cartographie narrative, le lecteur dispose par conséquent d’un nombre considérable de portes d’accès et de couloirs secrets pour s’approprier à loisir ce périmètre romanesque et faire sienne chacune de ses parcelles, sans risque de s’y perdre. Les arbres généalogiques des personnages, dûment consignés par l’auteur dans des annexes[ii], ainsi que la liste des événements qui ont façonné l’époque de chacun de ces romans – pour ne prendre que ces deux exemples –, complètent ce vade-mecum herméneutique sans pour autant empiéter, comme lui-même tient à le rappeler, sur l’existence individuelle de chacun de ces livres. Cette déclaration illustre pleinement l’attachement que Vincent Engel manifeste pour la liberté et la capacité de médiation de la fiction qui, pour lui, «c’est le seul rapport que nous pouvons avoir avec une réalité passée et, par définition, définitivement hors de portée[iii]». C’est donc dans cette perspective que nous devons comprendre l’effet inattendu de ce retour aux origines qu’il opère dans «Le Miroir des illusions», non sans nous interroger sur les raisons profondes de cette démarche. Pourquoi avait-il besoin d’une réécriture de l’histoire de «Raphaël et Lætitia», alors que celle-ci était considérée comme «la matrice, l’origine des romans italiens» ? Et pourquoi ces deux regards empreints d’une même désillusion et d’une même volonté de conjurer un réel toujours fuyant, prêt à se dissimuler derrière cet écran fermé à double clé, celle des «illusions» et celle du «miroir» ?
Pour y répondre, écoutons d’abord Aristide Morgan, le narrateur omniscient du premier volet, qui, en lisant dans les pensées de Lætitia postule que «la vérité ne résidait pas dans les faits, mais bien dans la lecture qu’on en faisait» ; le second, est le prince Giancarlo Malcessati, le héros au destin tragique du deuxième volet, qui veut rompre avec la malédiction du réel par des actes comme «des mycéliums lancés dans l’aléatoire de l’existence» afin de «ne plus laisser au réel la chance de le décevoir». Édifiante conclusion que celle à laquelle ces deux personnages nous y invitent ! Pour conjurer le destin il n’y aurait donc qu’une seule solution, celle de faire de la fiction le seul espace symboliquement viable et le seul moyen capable de produire du sens là où l’existence n’arrive plus à guérir ses multiples blessures. C’est une des raisons pour laquelle Vincent Engel (re)convoque Raphaël et Lætitia sur cette scène de «la forfaiture du réel», en écrivant cette fois l’histoire complète de leurs vies. Au thème de l’amour impossible, de la beauté sacrifiée sous le poids des conventions et des malédictions familiales, le romancier bruxellois rajoute une perspective plus large en tournant son regard vers le passé pour mieux comprendre ce drame et réussir à l’élever à la hauteur d’un fait romanesque. Car, si la première version était centrée sur la rencontre entre les deux jeunes amoureux au bal organisé à Berlin par les von Rüwich, les parents adoptifs de Raphaël, «Le Miroir des illusions» retourne beaucoup plus loin dans le temps jusqu’aux origines de cette tragique histoire, permettant ainsi de comprendre ses causes et ses multiples enchevêtrements. Ainsi, nous faisons connaissance avec le prince Giancarlo Malcessati et avec Alba, la fille du malheureux Girolamo Acotanto et de Doriana. En épousant Alba, la belle et bouillonnante vénitienne, la fille de Girolamo et Doriana, le prince Giancarlo Malcessati espère obtenir d’elle l’amour tant attendu pour former ce qu’il croit être le couple dont il avait autrefois rêvé. Sauf que Alba, qui ne connaissait que «la philosophie des sens et de l’instant» et dont «les plaisirs se réduisaient à ceux du corps et de la musique», se détourne rapidement du prince et finit par le tromper et vouloir le détruire, en complotant avec Wolfgang, son amant.
Quelles seront les conséquences sur la santé et même la vie de Giancarlo Malcessati et sur les générations futures ? Qui sont en vérité Lætitia et Raphaël ? Qui est Atanasio ? Et qui dirige, d’une main invisible, le cours des choses ? Qui est en réalité Wolfgang, devenu, après un terrible accident, Hans Kapper, et pourquoi est-il persuadé de pouvoir diriger comme bon lui semble le destin de ceux qu’il aime d’un amour destructeur ? D’ailleurs, est-il capable d’aimer? De tout cela, nous ne connaitrons que des demi-vérités, distillées à dessein dans une intrigue conduite avec une main de maître par ce romancier qui nous a tant habitués avec l’art du suspense. Dans ce contexte sombre, le désir de vengeance, les remords et les dégâts irréparables des actes criminels font de l’ombre à la beauté et à l’innocence des deux jeunes amoureux. Doivent-ils payer pour les erreurs et les actes de leurs parents qui se vengent comme ils aiment et finissent dans le deuil de leurs remords ? Perdre le contrôle de leur destin, se retrouver victimes des pièges qu’eux-mêmes avaient préparé pour leurs adversaires est une sophistication meurtrière qui mène directement les trois protagonistes de l’ombre Giancarlo Malcessati, Alba et Wolfgang/Hans dans l’enfer par des portes larges ouvertes pour les accueillir. Aucun calcul ne peut réussir à solder une redevance insoluble où le prix a perdu sa valeur devant une éthique biaisée et mutilée par le mensonge, le poison et la trahison. Ce n’est pas par hasard que, pour mieux instruire Atanasio, son protégé, le prince Giancarlo Malcessati l’aide à déchiffrer l’intrigue du duel meurtrier entre vérités et mensonges dans «Othello», la tragédie shakespearienne. Et ce n’est pas un hasard non plus que le malheureux prince Malcessati choisisse la métaphore des mycéliums, ces vecteurs incontrôlables du poison comme arme secrète et infaillible.
Tout au début du roman «Retour à Montechiarro» on apprend que Lætitia Malcessati mariée de force par Alba, sa mère, au comte Bonifacio Della Rocca a abandonné son mari et son petit garçon. Cette apparition furtive en Toscane de laquelle elle se détache sans regret, alors qu’elle vient de donner naissance à un garçon, serait-elle son premier geste de révolte contre un destin déjà écrit à l’avance et un nouveau départ aux côtés de Raphaël, l’amour de sa vie? Cet épisode s’entrecroise dans «Le Miroir des illusions» avec d’autres éléments d’une intrigue dont elle ne devine ni l’origine ni la suite. Son destin est loin d’être écrit définitivement et c’est au lecteur de le découvrir en suivant sa trace. Raphaël et Lætitia forment un couple dont la beauté n’a d’égal que l’innocence avec laquelle ils regardent l’avenir. Ils sont loin de se douter de la vérité les concernant. Qu’importe, se disent-ils, et avec eux, nous le disons à notre tour, car il nous est interdit de croire que la beauté n’arrive pas à vaincre la volonté de la mutiler ou, pire encore, de la nier.
«Je suis heureuse – déclare Lætitia à la fin du roman, en s’adressant à Raphaël – et nous nous rendons heureux l’un l’autre. Pas l’un plus que l’autre. Chacun à notre manière, à notre rythme… Et si tu veux que je sois heureuse…»
Tout reste donc à mieux l’écrire, tout demande à se réinventer, sans cesse, mieux, sans doute, et c’est ça, en fin de compte, la définition du bonheur que Vincent Engel distille en tant de pages magnifiquement bien écrites et à travers une intrigue haletante, pour illustrer ce dont, au-delà des mots et malgré tant de vents contraires, les âmes sont capables de comprendre lorsqu’elle sont prêtes à aimer.
Dan Burcea
Vincent Engel, Le Miroir des illusions, Éditions Les Escales, collection Domaine français, 2016, 512 pages, 21,90 euros.